« La femme aura Gomorrhe
et l’homme aura Sodome. »
Alfred de Vigny.
Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.
On sait que bien avant d’aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j’avais épié leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j’ai jusqu’ici, jusqu’au moment de pouvoir lui donner la place et l’étendue voulues, différé de la rapporter. J’avais, comme je l’ai dit, délaissé le point de vue merveilleux, si confortablement aménagé au haut de la maison, d’où l’on embrasse les pentes accidentées par où l’on monte jusqu’à l’hôtel de Bréquigny, et qui sont gaiement décorées à l’italienne par le rose campanile de la remise appartenant au marquis de Frécourt. J’avais trouvé plus pratique, quand j’avais pensé que le duc et la duchesse étaient sur le point de revenir, de me poster sur l’escalier. Je regrettais un peu mon séjour d’altitude. Mais à cette heure-là, qui était celle d’après le déjeuner, j’avais moins à regretter, car je n’aurais pas vu, comme le matin, les minuscules personnages de tableaux, que devenaient à distance les valets de pied de l’hôtel de Bréquigny et de Tresmes, faire la lente ascension de la côte abrupte, un plumeau à la main, entre les larges feuilles de mica transparentes qui se détachaient si plaisamment sur les contreforts rouges. À défaut de la contemplation du géologue, j’avais du moins celle du botaniste et regardais par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour avec cette insistance qu’on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l’insecte improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé. La curiosité m’enhardissant peu à peu, je descendis jusqu’à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les volets n’étaient qu’à moitié clos. J’entendais distinctement, se préparant à partir, Jupien qui ne pouvait me découvrir derrière mon store où je restai immobile jusqu’au moment où je me rejetai brusquement de côté par peur d’être vu de M. de Charlus, lequel, allant chez Mme de Villeparisis, traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Il avait fallu une indisposition de Mme de Villeparisis (conséquence de la maladie du marquis de Fierbois avec lequel il était personnellement brouillé à mort) pour que M. de Charlus fît une visite, peut-être la première fois de son existence, à cette heure-là. Car avec cette singularité des Guermantes qui, au lieu de se conformer à la vie mondaine, la modifiaient d’après leurs habitudes personnelles (non mondaines, croyaient-ils, et dignes par conséquent qu’on humiliât devant elles cette chose sans valeur, la mondanité – c’est ainsi que Mme de Marsantes n’avait pas de jour, mais recevait tous les matins ses amies, de 10 heures à midi) – le baron, gardant ce temps pour la lecture, la recherche des vieux bibelots, etc… ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. À 6 heures il allait au Jockey ou se promener au Bois. Au bout d’un instant je fis un nouveau mouvement de recul pour ne pas être vu par Jupien ; c’était bientôt son heure de partir au bureau, d’où il ne revenait que pour le dîner, et même pas toujours depuis une semaine que sa nièce était allée avec ses apprenties à la campagne chez une cliente finir une robe. Puis me rendant compte que personne ne pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus hautes. Si la visite d’un insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence d’une autre fleur, est habituellement nécessaire pour féconder une fleur, c’est que l’autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages répétés dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînées. Cependant cet essor peut être excessif, l’espèce se développer démesurément ; alors, comme une antitoxine défend contre la maladie, comme le corps thyroïde règle notre embonpoint, comme la défaite vient punir l’orgueil, la fatigue le plaisir, et comme le sommeil repose à son tour de la fatigue, ainsi un acte exceptionnel d’autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de frein, fait rentrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie. Mes réflexions avaient suivi une pente que je décrirai plus tard et j’avais déjà tiré de la ruse apparente des fleurs une conséquence sur toute une partie inconsciente de l’œuvre littéraire, quand je vis M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. À ce moment, où il ne se croyait regardé par personne, les paupières baissées contre le soleil, M. de Charlus avait relâché dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice, qu’entretenaient chez lui l’animation de la causerie et la force de la volonté. Pâle comme un marbre, il avait le nez fort, ses traits fins ne recevaient plus d’un regard volontaire une signification différente qui altérât la beauté de leur modelé ; plus rien qu’un Guermantes, il semblait déjà sculpté, lui Palamède XV, dans la chapelle de Combray. Mais ces traits généraux de toute une famille prenaient pourtant, dans le visage de M. de Charlus, une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Je regrettais pour lui qu’il adultérât habituellement de tant de violences, d’étrangetés déplaisantes, de potinages, de dureté, de susceptibilité et d’arrogance, qu’il cachât sous une brutalité postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme de Villeparisis, je voyais s’étaler si naïvement sur son visage. Clignant des yeux contre le soleil, il semblait presque sourire, je trouvai à sa figure vue ainsi au repos et comme au naturel quelque chose de si affectueux, de si désarmé, que je ne pus m’empêcher de penser combien M. de Charlus eût été fâché s’il avait pu se savoir regardé ; car ce à quoi me faisait penser cet homme, qui était si épris, qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à quoi il me faisait penser tout d’un coup, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme.
J’allais me déranger de nouveau pour qu’il ne pût m’apercevoir ; je n’en eus ni le temps, ni le besoin. Que vis-je ! Face à face, dans cette cour où ils ne s’étaient certainement jamais rencontrés (M. de Charlus ne venant à l’hôtel Guermantes que dans l’après-midi, aux heures où Jupien était à son bureau), le baron, ayant soudain largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l’ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d’un air émerveillé l’embonpoint du baron vieillissant. Mais, chose plus étonnante encore, l’attitude de M. de Charlus ayant changé, celle de Jupien se mit aussitôt, comme selon les lois d’un art secret, en harmonie avec elle. Le baron, qui cherchait maintenant à dissimuler l’impression qu’il avait ressentie, mais qui, malgré son indifférence affectée, semblait ne s’éloigner qu’à regret, allait, venait, regardait dans le vague de la façon qu’il pensait mettre le plus en valeur la beauté de ses prunelles, prenait un air fat, négligent, ridicule. Or Jupien, perdant aussitôt l’air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait – en symétrie parfaite avec le baron – redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux, posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu. Je ne savais pas qu’il pût avoir l’air si antipathique. Mais j’ignorais aussi qu’il fût capable de tenir à l’improviste sa partie dans cette sorte de scène des deux muets, qui (bien qu’il se trouvât pour la première fois en présence de M. de Charlus) semblait avoir été longuement répétée ; – on n’arrive spontanément à cette perfection que quand on rencontre à l’étranger un compatriote, avec lequel alors l’entente se fait d’elle-même, le truchement étant identique, et sans qu’on se soit pourtant jamais vu.
Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant. M. de Charlus avait beau prendre un air détaché, baisser distraitement les paupières, par moments il les relevait et jetait alors sur Jupien un regard attentif. Mais (sans doute parce qu’il pensait qu’une pareille scène ne pouvait se prolonger indéfiniment dans cet endroit, soit pour des raisons qu’on comprendra plus tard, soit enfin par ce sentiment de la brièveté de toutes choses qui fait qu’on veut que chaque coup porte juste, et qui rend si émouvant le spectacle de tout amour), chaque fois que M. de Charlus regardait Jupien, il s’arrangeait pour que son regard fût accompagné d’une parole, ce qui le rendait infiniment dissemblable des regards habituellement dirigés sur une personne qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas ; il regardait Jupien avec la fixité particulière de quelqu’un qui va vous dire : « Pardonnez-moi mon indiscrétion, mais vous avez un long fil blanc qui pend dans votre dos », ou bien : « Je ne dois pas me tromper, vous devez être aussi de Zurich, il me semble bien vous avoir rencontré souvent chez le marchand d’antiquités. » Telle, toutes les deux minutes, la même question semblait intensément posée à Jupien dans l’œillade de M. de Charlus, comme ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparations – à amener un nouveau motif, un changement de ton, une « rentrée ». Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque chose. Cette beauté, c’était la première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore – et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d’autant plus naturelle qu’un même homme, si on l’examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. – on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte cochère. Ce ne fut pourtant qu’après avoir retourné deux ou trois fois la tête, qu’il s’échappa dans la rue où le baron, tremblant de perdre sa piste (sifflotant d’un air fanfaron, non sans crier un « au revoir » au concierge qui, à demi saoul et traitant des invités dans son arrière-cuisine, ne l’entendit même pas), s’élança vivement pour le rattraper. Au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour. Qui sait si ce n’était pas celui attendu depuis si longtemps par l’orchidée, et qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge ? Mais je fus distrait de suivre les ébats de l’insecte, car au bout de quelques minutes, sollicitant davantage mon attention, Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que, dans l’émotion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle), Jupien revint, suivi par le baron. Celui-ci, décidé à brusquer les choses, demanda du feu au giletier, mais observa aussitôt : « Je vous demande du feu, mais je vois que j’ai oublié mes cigares. » Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien entendre. J’avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s’il était l’insecte qu’il fallait à l’orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité miraculeuse de se conjoindre, alors que M. de Charlus (simple comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils soient, et sans la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois de la botanique et ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité), qui, depuis des années, ne venait dans cette maison qu’aux heures où Jupien n’y était pas, par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui peuvent même être, on le verra, infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aime que les vieux messieurs.
Ce que je viens de dire d’ailleurs ici est ce que je ne devais comprendre que quelques minutes plus tard, tant adhèrent à la réalité ces propriétés d’être invisible, jusqu’à ce qu’une circonstance l’ait dépouillée d’elles. En tout cas, pour le moment j’étais fort ennuyé de ne plus entendre la conversation de l’ancien giletier et du baron. J’avisai alors la boutique à louer, séparée seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Je n’avais pour m’y rendre qu’à remonter à notre appartement, aller à la cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves, les suivre intérieurement pendant toute la largeur de la cour, et, arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste, il y a quelques mois encore, serrait ses boiseries, où Jupien comptait mettre son charbon, monter les quelques marches qui accédaient à l’intérieur de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je ne serais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne fut pas celui que j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai à l’air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus pas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et au fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le cheminement dans la cave était si sûr, je vois trois raisons possibles, à supposer qu’il y en ait une. Mon impatience d’abord. Puis peut-être un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce genre auxquelles j’assistai eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense que d’un acte plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à peine, à cause de son caractère d’enfantillage, avouer la troisième raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis que pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de Saint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des Boërs, j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explorations, de voyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en faisais l’application dans la vie courante pour me donner plus de courage. Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuisement et la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, je pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes malsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par l’eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d’habitants quelconques, qui seraient peut-être des anthropophages. Leur exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoir eu un moment de découragement. Pensant aux Boërs qui, ayant en face d’eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s’exposer au moment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, des parties de rase campagne : « Il ferait beau voir, pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre d’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de l’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie à craindre est celui du regard des voisins qui ont autre chose à faire qu’à regarder dans la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, je songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. – Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura amusé. » Je fis ici la même remarque que j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais à répondre devant un tribunal, il userait non de phrases propres à convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempérament littéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisait trouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le même tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de la peste, la chose incroyable appelée « correspondance », un numéro, et qui, bien qu’on le remette à moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatre fois de « voiture ». Je m’échoue parfois à onze heures du soir à la gare d’Orléans, et il faut revenir ! Si encore ce n’était que de la gare d’Orléans ! Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la conversation avant, je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue, entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune personne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui savais cette infirmité de Jupien et qui remplaçais brun par blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et du microscopique vibrion qu’il figure. Après tout qu’importe, ce petit âne peut braire autant qu’il lui plaît devant ma robe auguste d’évêque. – Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien compris des dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus, mais que le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va guère avec la religion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille, répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause d’un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté à mon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que les métaphores vous laissent sourd et l’histoire de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il, peut-être moins en manière de conclusion que d’avertissement, cet attrait qu’exercent sur moi les jeunes personnes qui me fuient, par crainte, bien entendu, car seul le respect leur ferme la bouche pour me crier qu’elles m’aiment, requiert-il d’elles un rang social éminent. Encore leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela l’effet directement contraire. Sottement prolongée elle m’écœure. Pour prendre un exemple dans une classe qui vous sera plus familière, quand on répara mon hôtel, pour ne pas faire de jalouses entre toutes les duchesses qui se disputaient l’honneur de pouvoir me dire qu’elles m’avaient logé, j’allai passer quelques jours à l’« hôtel », comme on dit. Un des garçons d’étage m’était connu, je lui désignai un curieux petit « chasseur » qui fermait les portières et qui resta réfractaire à mes propositions. À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes intentions étaient pures, je lui fis offrir une somme ridiculement élevée pour monter seulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je l’attendis inutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je sortais par la porte de service pour ne pas apercevoir la frimousse de ce vilain petit drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait jamais eu aucune de mes lettres, qui avaient été interceptées, la première par le garçon d’étage qui était envieux, la seconde par le concierge de jour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit qui aimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où Diane se levait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté, et m’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de chasse sur un plat d’argent, je le repousserais avec un vomissement. Mais voilà le malheur, nous avons parlé de choses sérieuses et maintenant c’est fini entre nous pour ce que j’espérais. Mais vous pourriez me rendre de grands services, vous entremettre ; et puis non, rien que cette idée me rend quelque gaillardise et je sens que rien n’est fini. »
Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d’abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici je m’étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.
Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme exemples de cette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance, que pendant bien longtemps elles n’avaient pas soupçonnés, jusqu’au jour où, sur la surface unie de l’individu pareil aux autres, sont venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent le mot cher aux anciens Grecs, n’ont, pour se persuader que le monde qui les entoure leur apparaît d’abord nu, dépouillé de mille ornements qu’il offre à de plus instruits, qu’à se souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d’être sur le point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposer qu’il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’une femme dont elles allaient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôt apparaissent, comme un Mane, Thecel, Phares, ces mots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou : il est l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler devant lui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelle entraînera tout un regroupement, le retrait ou l’avance de la fraction des notions, désormais complétées, qu’on possédait sur le reste de la famille. En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient intelligibles, se montraient évidents, comme une phrase, n’offrant aucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées au hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dans l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit toutes choses dans l’univers, une silhouette installée dans la facette de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé l’affection même qui lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race. Enfin – du moins selon la première théorie que j’en esquissais alors, qu’on verra se modifier par la suite, et en laquelle cela les eût par-dessus tout fâchés si cette contradiction n’avait été dérobée à leurs yeux par l’illusion même que les faisait voir et vivre – amants à qui est presque fermée la possibilité de cet amour dont l’espérance leur donne la force de supporter tant de risques et de solitudes, puisqu’ils sont justement épris d’un homme qui n’aurait rien d’une femme, d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, par conséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir serait à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués. Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son côté » ; exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie – parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ; comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leur sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussi rassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré toutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la race adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti, accable qui l’est demeuré davantage) une détente dans la fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leur existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher qu’ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allant chercher, comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux, comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime, parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires à toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertu d’une disposition innée tellement spéciale qu’elle répugne plus aux autres hommes (encore qu’elle puisse s’accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y contredisent, comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque, anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache ; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, insolente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes, et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivement d’êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province, sans relations, sans rien que l’ambition d’être un jour médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore vide d’opinions, un corps dénué de manières et qu’ils comptent rapidement orner, comme ils achèteraient pour leur petite chambre du quartier latin des meubles d’après ce qu’ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse où ils souhaitent de s’encadrer et de devenir illustres ; chez ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme des dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à la vérité, la seule originalité vivace, despotique – et qui tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens dont, pour le reste, ils adoptent les façons de parler, de penser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou quelque compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d’autres jeunes gens que le même goût particulier rapproche d’eux, comme dans une petite ville se lient le professeur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoires du moyen âge ; appliquant à l’objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul profane n’est admis, pas plus qu’à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières, d’estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir de s’instruire, de l’utilité des échanges et de la crainte des compétitions, règne à la fois, comme dans une bourse aux timbres, l’entente étroite des spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs. Personne d’ailleurs, dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cette réunion, si c’est celle d’une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à la dérobée les jeunes gens à la mode, les jeunes « lions » qui, à quelques mètres plus loin, font grand bruit de leurs maîtresses, et parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser lever les yeux apprendront seulement vingt ans plus tard, quand les uns seront à la veille d’entrer dans une académie et les autres de vieux hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant un gros et grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux, mais ailleurs, dans un autre monde, sous d’autres symboles extérieurs, avec des signes étrangers, dont la différence les a induits en erreur. Mais les groupements sont plus ou moins avancés ; et comme l’« Union des gauches » diffère de la « Fédération socialiste » et telle société de musique Mendelssohnienne de la Schola Cantorum, certains soirs, à une autre table, il y a des extrémistes qui laissent passer un bracelet sous leur manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col, forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs rires, leurs caresses entre eux, une bande de collégiens à s’enfuir au plus vite, et sont servis, avec une politesse sous laquelle couve l’indignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sert les dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s’il n’avait avantage à empocher les pourboires.
C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit oppose le goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une part, puisqu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-mêmes qui croient que rien ne diffère plus du vice organisé que ce qui leur paraît à eux un amour incompris, avec quelque artifice toutefois, car ces différentes classes répondent, tout autant qu’à des types physiologiques divers, à des moments successifs d’une évolution pathologique ou seulement sociale. Et il est bien rare en effet qu’un jour ou l’autre, ce ne soit pas dans de telles organisations que les solitaires viennent se fondre, quelquefois par simple lassitude, par commodité (comme finissent ceux qui en ont été le plus adversaires par faire poser chez eux le téléphone, par recevoir les Iéna, ou par acheter chez Potin). Ils y sont d’ailleurs généralement assez mal reçus, car, dans leur vie relativement pure, le défaut d’expérience, la saturation par la rêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en eux ces caractères particuliers d’efféminement que les professionnels ont cherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de ces nouveaux venus, la femme n’est pas seulement intérieurement unie à l’homme, mais hideusement visible, agités qu’ils sont dans un spasme d’hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains, ne ressemblant pas plus au commun des hommes que ces singes à l’œil mélancolique et cerné, aux pieds prenants, qui revêtent le smoking et portent une cravate noire ; de sorte que ces nouvelles recrues sont jugées, par de moins chastes pourtant, d’une fréquentation compromettante, et leur admission difficile ; on les accepte cependant et ils bénéficient alors de ces facilités par lesquelles le commerce, les grandes entreprises, ont transformé la vie des individus, leur ont rendu accessibles des denrées jusque-là trop dispendieuses à acquérir et même difficiles à trouver, et qui maintenant les submergent par la pléthore de ce que seuls ils n’avaient pu arriver à découvrir dans les plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoires innombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore pour certains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui la contrainte mentale ne s’est pas exercée et qui tiennent encore pour plus rare qu’il n’est leur genre d’amour. Laissons pour le moment de côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de l’homosexualité le privilège des grands génies et des époques glorieuses, et quand ils cherchent à faire partager leur goût, le font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le morphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblent dignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme, le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme et l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin encore couchés, montrent une admirable tête de femme, tant l’expression est générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux eux-mêmes l’affirment, leur inflexion est si féminine, déroulés, ils tombent si naturellement en tresses sur la joue, qu’on s’émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galathée qui s’éveille à peine dans l’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée, ait su si ingénieusement, de soi-même, sans l’avoir appris de personne, profiter des moindres issues de sa prison, trouver ce qui était nécessaire à sa vie. Sans doute le jeune homme qui a cette tête délicieuse ne dit pas : « Je suis une femme. » Même si – pour tant de raisons possibles – il vit avec une femme, il peut lui nier que lui en soit une, lui jurer qu’il n’a jamais eu de relations avec des hommes. Qu’elle le regarde comme nous venons de le montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou nu sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole de femme, la tête celle d’une jolie Espagnole. La maîtresse s’épouvante de ces confidences faites à ses regards, plus vraies que ne pourraient être des paroles, des actes mêmes, et que les actes mêmes, s’ils ne l’ont déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout être suit son plaisir, et si cet être n’est pas trop vicieux, il le cherche dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le vice commence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisons peuvent les commander), mais quand il prend son plaisir avec des femmes. Le jeune homme que nous venons d’essayer de peindre était si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare, sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un adolescent. La tromperie est égale, l’inverti même le sait, il devine la désillusion que, le travestissement ôté, la femme éprouvera, et sent combien cette erreur sur le sexe est une source de fantaisiste poésie. Du reste, même à son exigeante maîtresse, il a beau ne pas avouer (si elle n’est pas gomorrhéenne) : « Je suis une femme », pourtant en lui, avec quelles ruses, quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la femme inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin. On n’a qu’à regarder cette chevelure bouclée sur l’oreiller blanc pour comprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors des doigts de ses parents, malgré eux, malgré lui ce ne sera par pour aller retrouver des femmes. Sa maîtresse peut le châtier, l’enfermer, le lendemain l’homme-femme aura trouvé le moyen de s’attacher à un homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le visage de cet homme des délicatesses qui nous touchent, une grâce, un naturel dans l’amabilité comme les hommes n’en ont point, serions-nous désolés d’apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sont des aspects différents d’une même réalité. Et même, celui qui nous répugne est le plus touchant, plus touchant que toutes les délicatesses, car il représente un admirable effort inconscient de la nature : la reconnaissance du sexe par lui-même ; malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé loin de lui. Pour les uns, ceux qui ont eu l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupent guère de la sorte matérielle de plaisir qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un visage masculin. Tandis que d’autres, ayant des sens plus violents sans doute, donnent à leur plaisir matériel d’impérieuses localisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs aveux la moyenne du monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le satellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pas entièrement exclues comme pour les premiers, à l’égard desquels elles n’existeraient pas sans la conversation, la coquetterie, les amours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment les femmes, elles peuvent leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir qu’ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils peuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir qu’avec un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée, pour ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu’ils pourraient prendre avec un homme et qui seul leur semble une trahison, puisqu’ils ne participent pas à l’amour des femmes, ne l’ont pratiqué que comme habitude et pour se réserver la possibilité du mariage, se représentant si peu le plaisir qu’il peut donner, qu’ils ne peuvent souffrir que celui qu’ils aiment le goûte ; tandis que les seconds inspirent souvent de la jalousie par leurs amours avec des femmes. Car dans les rapports qu’ils ont avec elles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami jaloux souffre de sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque un homme, en même temps qu’il le sent presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il est quelque chose qu’il ne connaît pas, une espèce de femme. Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui, par une sorte d’enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer leurs parents, mettent une sorte d’acharnement à choisir des vêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres et noircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce sont eux qu’on retrouvera, quand ils auront trop cruellement porté la peine de leur affectation, passant toute une vie à essayer vainement de réparer, par une tenue sévère, protestante, le tort qu’ils se sont fait quand ils étaient emportés par le même démon qui pousse des jeunes femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façon scandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer leur famille, jusqu’au jour où elles se mettent avec persévérance et sans succès à remonter la pente qu’il leur avait paru si amusant de descendre, qu’elles avaient trouvé si amusant, ou plutôt qu’elles n’avaient pas pu s’empêcher de descendre. Laissons enfin pour plus tard ceux qui ont conclu un pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand M. de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d’une variété ou d’une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour finir ce premier exposé, ne disons un mot que de ceux dont nous avions commencé de parler tout à l’heure, des solitaires. Tenant leur vice pour plus exceptionnel qu’il n’est, ils sont allés vivre seuls du jour qu’ils l’ont découvert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que d’autres. Car personne ne sait tout d’abord qu’il est inverti, ou poète, ou snob, ou méchant. Tel collégien qui apprenait des vers d’amour ou regardait des images obscènes, s’il se serrait alors contre un camarade, s’imaginait seulement communier avec lui dans un même désir de la femme. Comment croirait-il n’être pas pareil à tous, quand ce qu’il éprouve il en reconnaît la substance en lisant Mme de Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu’il est encore trop peu capable de s’observer soi-même pour se rendre compte de ce qu’il ajoute de son cru, et que si le sentiment est le même, l’objet diffère, que ce qu’il désire c’est Rob Roy et non Diana Vernon ? Chez beaucoup, par une prudence défensive de l’instinct qui précède la vue plus claire de l’intelligence, la glace et les murs de leur chambre disparaissaient sous des chromos représentant des actrices ; ils font des vers tels que : « Je n’aime que Chloé au monde, elle est divine, elle est blonde, et d’amour mon cœur s’inonde. » Faut-il pour cela mettre au commencement de ces vies un goût qu’on ne devait point retrouver chez elles dans la suite, comme ces boucles blondes des enfants qui doivent ensuite devenir les plus bruns ? Qui sait si les photographies de femmes ne sont pas un commencement d’hypocrisie, un commencement aussi d’horreur pour les autres invertis ? Mais les solitaires sont précisément ceux à qui l’hypocrisie est douloureuse. Peut-être l’exemple des Juifs, d’une colonie différente, n’est-il même pas assez fort pour expliquer combien l’éducation a peu de prise sur eux, et avec quel art ils arrivent à revenir, peut-être pas à quelque chose d’aussi simplement atroce que le suicide où les fous, quelque précaution qu’on prenne, reviennent et, sauvés de la rivière où ils se sont jetés, s’empoisonnent, se procurent un revolver, etc., mais à une vie dont les hommes de l’autre race non seulement ne comprennent pas, n’imaginent pas, haïssent les plaisirs nécessaires, mais encore dont le danger fréquent et la honte permanente leur feraient horreur. Peut-être, pour les peindre, faut-il penser sinon aux animaux qui ne se domestiquent pas, aux lionceaux prétendus apprivoisés mais restés lions, du moins aux noirs, que l’existence confortable des blancs désespère et qui préfèrent les risques de la vie sauvage et ses incompréhensibles joies. Quand le jour est venu où ils se sont découverts incapables à la fois de mentir aux autres et de se mentir à soi-même, ils partent vivre à la campagne, fuyant leurs pareils (qu’ils croient peu nombreux) par horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l’humanité par honte. N’étant jamais parvenus à la véritable maturité, tombés dans la mélancolie, de temps à autre, un dimanche sans lune, ils vont faire une promenade sur un chemin jusqu’à un carrefour, où, sans qu’ils se soient dit un mot, est venu les attendre un de leurs amis d’enfance qui habite un château voisin. Et ils recommencent les jeux d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger une parole. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent de n’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé, exactement comme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient rien refaire, sauf, dans leurs rapports, un peu de froideur, d’ironie, d’irritabilité et de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin part pour un dur voyage à cheval, et, à mulet, ascensionne des pics, couche dans la neige ; son ami, qui identifie son propre vice avec une faiblesse de tempérament, la vie casanière et timide, comprend que le vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant de milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en effet, l’autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas (malgré les cas où l’on verra que l’inversion est guérissable). Il exige de recevoir lui-même le matin, dans sa cuisine, la crème fraîche des mains du garçon laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop, il s’égare jusqu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à arranger la blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains invertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des urines d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire davantage, mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un jour cet homosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable douleur, vous comprenez que c’était dans cet amour, chaste peut-être et qui tenait plus à garder l’estime qu’à obtenir la possession, que les désirs avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rien changer au total, certaines dépenses sont portées à un autre exercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crise d’urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositions habituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble, chez l’inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase, des habitudes qui reprendront un jour ou l’autre la place du mal vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devant la beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari lui témoigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à dîner, il a honte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doit rentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quand l’heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à son ami, que d’abord aucune suspicion n’effleure, mais qui, au carrefour, se voit renversé sur l’herbe, sans une parole, par l’alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jusqu’au jour où vient s’installer non loin de là un cousin de la jeune femme, avec qui se promène maintenant toujours le mari. Et celui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s’approcher de lui, furibond, le repousse avec l’indignation que l’autre n’ait pas eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais. Une fois pourtant se présente un inconnu envoyé par le voisin infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le recevoir et ne comprend que plus tard dans quel but l’étranger était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que d’aller à la station de bain de mer voisine demander un renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage, telle une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur la foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent, dédaigneux ou distrait, à ceux d’une autre race, mais qui, comme l’éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme le nectar qu’offrent certaines fleurs pour attirer les insectes qui les féconderont, ne tromperait pas l’amateur presque introuvable d’un plaisir trop singulier, trop difficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notre spécialiste pourrait parler la langue insolite ; tout au plus, à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant de s’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement, comme ceux qui au Collège de France, dans la salle où le professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais seulement pour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organe mâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes comme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements qui paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés par le besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consentements, l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois insurmontables, qu’il rencontre chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si se produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ; ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m’avait distrait de regarder si le bourdon apportait à l’orchidée le pollen qu’elle attendait depuis si longtemps, qu’elle n’avait chance de recevoir que grâce à un hasard si improbable qu’on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais c’était un miracle aussi auquel je venais d’assister, presque du même genre, et non moins merveilleux. Dès que j’eus considéré cette rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla empreint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectes à assurer la fécondation des fleurs, qui, sans eux, ne pourraient pas l’être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou qui, si c’est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus aisé à attraper au passage de la fleur femelle, en supprimant la sécrétion du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y a pas d’insectes à attirer, et même l’éclat des corolles qui les attirent, et, pour que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut, qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait sécréter une liqueur qui l’immunise contre les autres pollens – ne me semblaient pas plus merveilleuses que l’existence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux : les hommes qui sont attirés non par tous les hommes, mais – par un phénomène de correspondance et d’harmonie comparable à ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées trimorphes, comme le Lythrum salicoria – seulement par les hommes beaucoup plus âgés qu’eux. De cette sous-variété, Jupien venait de m’offrir un exemple, moins saisissant pourtant que d’autres que tout herborisateur humain, tout botaniste moral, pourra observer, malgré leur rareté, et qui leur présentera un frêle jeune homme qui attendait les avances d’un robuste et bedonnant quinquagénaire, restant aussi indifférent aux avances des autres jeunes gens que restent stériles les fleurs hermaphrodites à court style de la Primula veris tant qu’elles ne sont fécondées que par d’autres Primula veris à court style aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie le pollen des Primula veris à long style. Quant à ce qui était de M. de Charlus, du reste, je me rendis compte dans la suite qu’il y avait pour lui divers genres de conjonctions et desquelles certaines, par leur multiplicité, leur instantanéité à peine visible, et surtout le manque de contact entre les deux acteurs, rappelaient plus encore ces fleurs qui dans un jardin sont fécondées par le pollen d’une fleur voisine qu’elles ne toucheront jamais. Il y avait en effet certains êtres qu’il lui suffisait de faire venir chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Par simples paroles la conjonction était faite aussi simplement qu’elle peut se produire chez les infusoires. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour moi le soir où j’avais été mandé par lui après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Enfin, l’inversion elle-même, venant de ce que l’inverti se rapproche trop de la femme pour pouvoir avoir des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes, c’est-à-dire à la stérilité de l’auto-fécondation. Il est vrai que les invertis à la recherche d’un mâle se contentent souvent d’un inverti aussi efféminé qu’eux. Mais il suffit qu’ils n’appartiennent pas au sexe féminin, dont ils ont en eux un embryon dont ils ne peuvent se servir, ce qui arrive à tant de fleurs hermaphrodites et même à certains animaux hermaphrodites, comme l’escargot, qui ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par d’autres hermaphrodites. Par là les invertis, qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques, ni les animaux unisexués, à cet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme semblent conserver la trace. Je trouvais la mimique, d’abord incompréhensible pour moi, de Jupien et de M. de Charlus aussi curieuse que ces gestes tentateurs adressés aux insectes, selon Darwin, non seulement par les fleurs dites composées, haussant les demi-fleurons de leurs capitules pour être vues de plus loin, comme certaine hétérostylée qui retourne ses étamines et les courbe pour frayer le chemin aux insectes, ou qui leur offre une ablution, et tout simplement même aux parfums de nectar, à l’éclat des corolles qui attiraient en ce moment des insectes dans la cour. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour moi, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. D’ailleurs, il ne se contenta pas de recommander les Jupien à Mme de Villeparisis, à la duchesse de Guermantes, à toute une brillante clientèle, qui fut d’autant plus assidue auprès de la jeune brodeuse que les quelques dames qui avaient résisté ou seulement tardé furent de la part du baron l’objet de terribles représailles, soit afin qu’elles servissent d’exemple, soit parce qu’elles avaient éveillé sa fureur et s’étaient dressées contre ses entreprises de domination ; il rendit la place de Jupien de plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement comme secrétaire et l’établît dans les conditions que nous verrons plus tard. « Ah ! en voilà un homme heureux que ce Jupien », disait Françoise qui avait une tendance à diminuer ou à exagérer les bontés selon qu’on les avait pour elle ou pour les autres. D’ailleurs là, elle n’avait pas besoin d’exagération ni n’éprouvait d’ailleurs d’envie, aimant sincèrement Jupien. « Ah ! c’est un si bon homme que le baron, ajoutait-elle, si bien, si dévot, si comme il faut ! Si j’avais une fille à marier et que j’étais du monde riche, je la donnerais au baron les yeux fermés. – Mais, Françoise, disait doucement ma mère, elle aurait bien des maris cette fille. Rappelez-vous que vous l’avez déjà promise à Jupien. – Ah ! dame, répondait Françoise, c’est que c’est encore quelqu’un qui rendrait une femme bien heureuse. Il y a beau avoir des riches et des pauvres misérables, ça ne fait rien pour la nature. Le baron et Jupien, c’est bien le même genre de personnes. »
Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélation première, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créature extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairement à ce que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses : « Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron. » Et il l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés comme elle en statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse : « Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités, où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris.
En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je ne songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la fécondation de la fleur par le bourdon.
M. de Charlus dans le monde. – Un médecin. – Face caractéristique de Mme de Vaugoubert. – Mme d’Arpajon, le jet d’eau d’Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir. – Mme d’Amoncourt de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc. – Curieuse conversation entre Swann et le prince de Guermantes. – Albertine au téléphone. – Visites en attendant mon dernier et deuxième séjour à Balbec. – Arrivée à Balbec. – Les intermittences du cœur.
Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée des Guermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restais oisif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures, c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à l’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en une matière métallique, de sorte que l’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais sembla aminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre, qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier d’orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir d’unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l’avant, brandirait comme une arme irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d’or.
Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle ne craignait pas du reste d’élire et d’attirer le membre d’un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille, lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever la voix : « Madame de Villemur, M. Detaille, en grand peintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ; avec l’adresse que donne l’habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse. « Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne le connais pas, mais je connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à lui présenter d’une manière formelle, un imperceptible salut. « Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait alors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du Rêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et la princesse s’avançait une chaise pour elle-même ; elle n’avait en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence au second. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deux Altesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardé pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude de dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous viendrez, n’est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec eux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle ne disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux d’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison, qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique d’une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d’une troupe de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus et à le mettre à la porte. L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pu le prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel.
L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse d’un air résolu.
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée, comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer, me fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentant qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que, dans son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noble comme l’étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement à l’échafaud, n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse, que me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin. » Or, aller auprès du prince, c’était sentir renaître sous une autre forme mes doutes.
En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde, d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu’il avait pris en haine, commençaient à passer, selon beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour des tonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser n’importe qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour lui demander un service dans une fête où ma présence seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez les Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car jamais on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachait beaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu’il ne se rappelait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il lui avait assigné. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment de l’attaque de ma grand’mère, je l’avais conduite chez lui le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque. « Madame votre grand’mère est bien morte, n’est-ce pas ? me dit-il d’une voix où une quasi-certitude calmait une légère appréhension. Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de ma grand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut. » Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En revanche, si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous, bien entendu, et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirables exceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est ce qui explique que le professeur E…, quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fût lettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce qu’il faut, c’est éviter les sudations que cause, surtout dans les salons surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remédier, quand vous rentrez et avez envie de boire, par la chaleur » (ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le sujet m’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins en faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je déplorais ces temps de canicule par lesquels ma grand’mère était morte et n’étais pas loin de les incriminer. Je n’en parlai pas au docteur E…, mais de lui-même il me dit : « L’avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en est soulagé d’autant. » La médecine n’est pas une science exacte.
Accroché à moi, le professeur E… ne demandait qu’à ne pas me quitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la princesse de Guermantes de grandes révérences de droite et de gauche, après avoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de Norpois m’avait dernièrement fait faire sa connaissance et j’espérais que je trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me présenter au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’était seulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire – d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par une chasteté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux il avait, dès l’âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez M. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec la banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelque temps : régularité dans le changement qui donnait une poésie presque astronomique aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penser à un astre.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi de l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite – d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions. Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes effectives, dont la seule pensée lui faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé d’une débauche presque infantile à la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai d’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’il ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n’étaient plus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait en plein nez : La Presse ! plus encore que de désir il frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai d’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait voulu plaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait de combien de lettres il assommait le ministère (quelles ruses personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur le crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sa corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pour faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué de tout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années après, pour peu que l’insignifiant attaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donné des marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât, et le directeur des Affaires politiques recevait journellement une lettre : « Qu’attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoin c’est de manger un peu de vache enragée. » Le poste d’attaché auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser la question, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont je comptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle ; j’obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche surtout la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle a soif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse : – si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normaux finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de Bulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on remarqua combien l’époux germanique avait pris de finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour sortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine n’était rappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. En mûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’Oriental qu’on n’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence du fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur dont nous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ou prédestiné, dont l’image immortelle est la princesse Palatine, toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les femmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ont entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle aurait tant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de province qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allais bientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maître de la maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer à un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles n’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice, etc. » Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardins c’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Géran. » Certes il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg, une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais elles semblaient transformées parce qu’elles étaient chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant une assiette de Saxe mais sous les branches d’un marronnier. L’élégance du milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût existé en moi. Que l’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré. « Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois en citant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheureusement cette protection qu’étendait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intention délicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que je voulus en user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agissait d’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de puissant, de paraître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et aux yeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur, de manière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit de reconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita d’un moment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournés vers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n’est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier : « Madame d’Arpajon. » J’ai tort de dire qu’il vint, car il ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y a pas une série d’approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d’un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’on croyait deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c’est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un coup j’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il y a des transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible, après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheux que, jeune comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’il n’est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fort bien. » C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous prie ? » Hé, monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? À peine sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon vous présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit.
Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silence qu’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servit pour la leçon de discrétion qu’elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins éloquente.
D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fort contrariée ; beaucoup de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire.
Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus, rentré dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les gens) d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure et d’un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « Bonsoir, Monsieur », d’un air bourru et d’une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une fois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu’à faire une retentissante profession d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être n’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression préalable, comme les souverains qui, avant d’engager une action diplomatique, l’appuient d’une action militaire.
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où construire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très bien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeur d’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portes grandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d’un air distant, mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui, s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eau dégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors, non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c’était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’immersion de Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avait bon cœur, crut devoir s’exécuter et, les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l’autre. « Bravo, la vieille ! » s’écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’un lui disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose », « Non ! c’était à Mme de Souvré », répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence du Prince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV n’était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune homme s’approchaient pour lui dire bonjour.
« C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la main. « Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir ma chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu’il m’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui donnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le mécontentait, mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillement d’hystérique donnèrent immédiatement une forme d’ironie excessive : « C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’impuissance où la parole humaine était de l’exprimer. Cependant que certaines personnes, sachant combien il était à la fois difficile d’accès et propre aux « sorties » insolentes, s’approchaient avec curiosité et, avec un empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant doucement l’épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voir le jet d’eau ? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de pareil, en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir. C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins puissant qu’Hubert Robert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel. « Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine Oriane ? » me demanda la Princesse qui avait depuis peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec qui je retournais dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je l’ai vue cet après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la reine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura toutes les Altesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit : « Mes petits chiens ». Aussi, Mme de Guermantes dit-elle : « Ce sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu’on appelait souvent « la Pomme », la Princesse, ayant obtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulu d’érudition involontaire, de banalité et de conformité à l’esprit général, elle ajouta : « C’est une assez agréable femme, la Pomme ! »
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes ! Mais je ne pus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus happé au passage par l’ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter, s’écria en m’empoignant par le bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la Princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si j’étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de sensualité orientales, je vouerais ma vie à cette céleste créature. » Je répondis qu’elle me semblait charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse. « Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice. Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c’est quelqu’un. »
Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n’y avait aucune raison pour que l’ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. D’autre part, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l’ambassadrice, c’est que les défauts d’une simple connaissance, et même d’un ami, sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommes heureusement « mithridatés ».
Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaison scientifique et parler d’anaphylaxie, disons qu’au sein de nos relations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilité momentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant « Babal », « Mémé », pour désigner des gens qu’elle ne connaissait pas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du « mithridatisme » qui, d’ordinaire, me la rendait tolérable. Elle m’agaçait, ce qui était d’autant plus injuste qu’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle était intime de « Mémé », mais à cause d’une instruction trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu’elle croyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelques mois et n’avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice une autre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir l’avait amené. L’ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d’une abstention volontaire par principes. Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pas besoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on porte sur les gens, d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste, l’ambassadrice de Turquie, comme disait la princesse de Guermantes qui passa avec moi l’inspection des salons, « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice ottomane, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d’y briller pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s’appellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de quelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignant des coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse de Doudeauville.
Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de Guermantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle les faisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque fois qu’elle avait à dire bonjour à quelque ami ; absolument comme si celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque trait charmant, quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis une expression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Mais pour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu’il eût été fatigant, après chacun d’eux, d’éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature, allant au théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène, témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée en ayant déjà, tandis qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c’était dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée. Et tandis qu’elle donnait son manteau du soir, d’un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M. de Janville eurent beau se précipiter sur le duc pour l’empêcher d’entrer : « Mais vous ignorez donc que le pauvre Mama est à l’article de la mort ? On vient de l’administrer. – Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu’on sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas que la princesse avait d’avance infirmé cette parole en me racontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinq minutes il accabla sa femme : « J’ai raconté à Oriane les doutes que vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils n’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous n’étiez pas invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que je n’aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je dois dire qu’elle fit souvent, dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans ce sens que j’avais été trop réservé. Je commençais à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce, mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus de raison d’être. « Mais vous êtes notre égal, sinon mieux », semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner, avec la plus parfaite exactitude, l’extension et les limites de certaines formes de l’amabilité aristocratique. C’était à une matinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reine d’Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller au buffet, et en tête marchait la souveraine ayant à son bras le duc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signes d’appel et d’amitié, et qui avaient l’air de vouloir dire que je pouvais m’approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé tout cru à la place des sandwichs. Mais moi, qui commençais à me perfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprocher même d’un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m’inclinai profondément, mais sans sourire, comme j’aurais fait devant quelqu’un que j’aurais à peine connu, puis continuai mon chemin en sens opposé. J’aurais pu écrire un chef-d’œuvre, les Guermantes m’en eussent moins fait d’honneur que de ce salut. Non seulement il ne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eut à répondre à plus de cinq cents personnes, mais à ceux de la duchesse, laquelle, ayant rencontré ma mère, le lui raconta en se gardant bien de lui dire que j’avais eu tort, que j’aurais dû m’approcher. Elle lui dit que son mari avait été émerveillé de mon salut, qu’il était impossible d’y faire tenir plus de choses. On ne cessa de trouver à ce salut toutes les qualités, sans mentionner toutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu’il avait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont je compris qu’ils étaient encore moins une récompense pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à la façon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d’un établissement d’éducation : « N’oubliez pas, mes chers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin qu’ils vous renvoient l’année prochaine. » C’est ainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un monde différent entrait dans son milieu, vantait devant lui les gens discrets « qu’on trouve quand on va les chercher et qui se font oublier le reste du temps », comme on prévient, sous une forme indirecte, un domestique qui sent mauvais que l’usage des bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule, je causais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voix d’une sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible, discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d’écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pour apprendre : « C’est un Charlus », à mon oreille exercée, comme le diapason d’un accordeur. À ce moment tout le personnel d’une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus. Bien que ma découverte du genre de maladie en question datât seulement du jour même (quand j’avais aperçu M. de Charlus et Jupien), je n’aurais pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser des questions, d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal. Mais, ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi, comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s’atrophie quand il n’est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de même que l’homme civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme des cavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le ministre plénipotentiaire n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu’après tant d’années il songeât à profiter d’aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race de David, qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins, changeant l’aspect de la légation de X… ou tel service du Ministère des Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise s’écriant dans Esther :
Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés
S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeur de X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses regards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent.
Cependant son amour pour notre nation
A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son
[étude et ses soins.
Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où je réside, la même chose n’existe pas. – C’est probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du tout ! – Alors il n’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre « ma chère », le genre que je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est, il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec la France a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému. – C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon ! Mais je n’ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que j’entendis, car j’étais peu éloigné, et qui firent que je me récitai mentalement :
Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,
Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.
Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peu d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune, extrêmement jolie, l’arrêta :