C'est une matière grave à traiter dans les annales d'un pays comme la France, que l'Histoire des salons de Paris. Depuis une certaine époque, cette histoire se trouve étroitement liée à celle du pays, et surtout aux intrigues toujours attachées aux plans politiques qui si longtemps bouleversèrent le royaume. L'époque de la naissance de la société en France, dans l'acception positive de ce mot, remonte au règne du cardinal de Richelieu. En rappelant la noblesse autour du trône, en lui assignant des fonctions, créant pour elle des charges et des places, dont son orgueil devait jouir, Richelieu donna de la sécurité à la Couronne, sans cesse exposée par les caprices d'un grand seigneur, comme le duc de Bouillon, le duc de Longueville, le duc de Montbazon, et une foule d'autres qui, plus libres dans leurs châteaux, étaient conspirateurs par état et par goût. La réunion de tous ces grands noms autour du trône lui donna plus que de la sécurité, il en doubla la majesté; mais aussi le premier coup fut porté à la noblesse: elle n'eut plus dès-lors de ces grandes entreprises à conduire, qui mettaient en péril à la fois la tête des conspirateurs et le sort de l'État. Richelieu, avec cette justesse de coup d'œil qui lui fit voir le mal sous toutes ses faces, le conjura en appelant la noblesse au Louvre; mais il ne put l'empêcher de conserver ce qui était inhérent à sa nature, toujours portée à l'intrigue et au mouvement. C'est ainsi que, même sous le ministère de Richelieu, on conspirait dans Paris chez les femmes de haute importance, telles que la princesse Palatine, madame de Chevreuse, madame de Longueville, et une foule de femmes toutes-puissantes par leur position dans le monde, leur esprit ou leur beauté… Avides de pouvoir, ces mêmes femmes saisirent, aussitôt qu'elles le comprirent, le moyen que le cardinal lui-même leur avait laissé. Elles régnaient avant dans une ville éloignée, un château-fort habité par des hommes dont le meilleur et le plus agréable n'était souvent qu'un mal-appris; maintenant elles étaient au milieu de Paris, de ce lieu qui, même à cette époque, où il n'était pas embelli par tout le prestige de la Société Parisienne, de cette société qui si longtemps donna partout, en Europe, le modèle du goût et des façons parfaitement nobles et élégantes, formait déjà le parfait gentilhomme. Ce fut alors dans chaque maison particulière qu'il fallut chercher une reine donnant ses lois et dirigeant une opinion. C'est dans les Mémoires du cardinal de Retz, dans ce livre-modèle, qu'on peut reconnaître cette vérité, dans ceux de madame de Motteville. Voyez l'abbé de Gondy lui-même arrivant chez madame de Chevreuse. Suivez-le dans les détours qu'on lui fait parcourir une nuit, pour parvenir jusqu'à la duchesse, lorsqu'il est cependant l'ami de sa fille1. Vous le rencontrez ensuite dans les salons à peine organisés, avec M. de Beaufort, M. le duc de Nemours, M. de La Rochefoucauld, et vous êtes admis aux secrets importants de l'époque… Le salon de madame de Longueville, celui de Mademoiselle, de madame de Lafayette, deviennent comme des clubs à une époque révolutionnaire. Gaston, mannequin de l'abbé de Larivière, dirige tout du Palais-Royal, et la Cour elle-même n'est plus qu'un instrument.
Richelieu ne vécut pas assez pour voir l'effet de ce qu'il avait amené; mais Mazarin en comprit à la fois l'utilité et le danger, et devint plus surveillant que sévère: c'était ce qu'il fallait… Plus tard l'intrigue changea de forme et se réfugia dans des coteries littéraires et de société, lorsqu'après la Fronde, la France respira sous le règne de Louis XIV. Les bouquets de paille et les nœuds de ruban bleu2 ne se firent plus dans les salons les plus à la mode de Paris… Louis XIV devenait lui-même élégant et homme du monde… en même temps qu'il était le Roi le plus somptueux de l'Europe; la politique régnante fut l'amour et les intrigues de cour. Le roi, uniquement occupé de ses favorites, donnait ainsi le premier l'exemple de ce qu'il fallait faire, et les salons de Paris devinrent alors le théâtre de ce qui occupait le plus la génération de cette époque. Mais comme l'intrigue était essentiellement attachée à la haute société de Paris, on vit les salons ne s'occuper que des horreurs de la Brinvilliers et de la Voisin. La sorcellerie elle-même s'introduisit dans les sociétés intimes, et lorsque la Chambre des poisons fut instituée, on vit comparaître à la barre d'une chambre ardente les premiers noms de France3.
Plus tard, cette société toujours plus puissante prit une force que le temps lui avait préparée et qui parfois se trouva être à l'unisson du pouvoir royal… Louis XIV vit souvent, malgré son absolutisme, dominer sa volonté par celle d'une femme, comme madame des Ursins, la princesse Palatine4, ou par toute autre unie par le cœur ou par l'intrigue à la force contre l'autorité royale… Et plus près de lui, madame de Lafayette, madame de la Suze, madame Scarron, madame de Sévigné, exerçaient un pouvoir souverain qui balançait le sien… À mesure que le temps s'écoulait, cette société élargissait sa base, et prenait une attitude plus imposante et plus formidable. L'hôtel de Rambouillet rendait des arrêts… et le salon de madame de Sévigné était redouté de ceux qu'on y jugeait.
La fin du règne de Louis XIV fut une autre époque où la société de Paris prit un nouvel accroissement. Les femmes, vraiment souveraines, par de nouveaux arrangements, maintinrent le plus longtemps possible ce pouvoir qui leur était donné par cette réunion d'individus autour d'une même personne. Le Régent vint ensuite… Ce fut alors que ce qu'on nommait la Société, et ce dont on a complètement perdu le souvenir, se forma sous de nouvelles formes… L'amour occupait toutes les têtes et remplissait d'ailleurs la vie de chaque personne ayant quelque importance. L'amour était tout alors… Les grands seigneurs, les grandes dames, les princes du sang, le Roi lui-même, tous ne songeaient qu'à l'amour, et s'il se trouvait quelque noble pensée au travers de ce code amoureux, elle était étouffée sous le poids de tout le reste; l'esprit était lui-même subordonné à cette manie amoureuse… Si un peintre faisait un tableau d'histoire, c'était Diane de Poitiers et Henri III, Henri IV et Gabrielle; c'était Hercule aux pieds d'Omphale, et à tout cela la figure de Louis XV5. Si on faisait un poëme, c'était l'art d'aimer!.. et d'autres platitudes semblables; mais insensiblement on arriva à une époque de transition, et cette époque était le triomphe philosophique… Mais encore dans cette nouvelle régénération, bien que les travaux de plusieurs siècles eussent préparé l'esprit humain à recevoir ce baptême de lumière, il dut subir l'influence de l'esprit du moment. L'institution des Académies avait été un autre bienfait de Richelieu, car avant lui, l'instruction publique se composait d'études scolastiques. L'établissement des Académies fut une époque lumineuse dans l'histoire de l'esprit humain, et devint sensible à ce code des beaux-arts… Le dix-septième siècle fut même l'âge héroïque de la monarchie française; et ce fut dans les sociétés intimes, les salons les plus renommés par l'esprit de celle qui les présidait, que se formèrent de beaux esprits et que de beaux génies donnaient leur première lumière.
À dater de la moitié du dix-septième siècle, les passions séditieuses furent assoupies; le commerce des femmes réunies en un même lieu avait donné une tout autre physionomie à ces mêmes hommes qui, quelques années plus tôt, eussent été des hommes de fer, ne parlant qu'avec une épée à la main et n'invoquant que leur droit. Ce temps était passé: les fêtes, les plaisirs de la représentation, les passe-temps agréables, les bals, les comédies de société surtout, devinrent les amusements dominants et les plaisirs exclusifs… On trouvait dans ces distractions tout ce que l'amour pouvait donner de ses joies; on les demandait à ces réunions que nous avons nommées Société, et qui formèrent celle que, depuis, l'Europe s'honora si longtemps de suivre comme modèle.
Vers le milieu du dix-huitième siècle, la littérature devint donc plus intime avec la société particulière de ce qu'on appelait le beau monde. La littérature prit un autre caractère; mais, par un singulier effet, ce fut la haute classe qui reçut l'impression et la garda… La poésie et la littérature furent négligées, et la philosophie fut l'étude des plus fortes comme des plus jolies têtes: car les femmes se mêlèrent aussi de science et de philosophie… La littérature, la noblesse et la richesse se trouvèrent unies et formèrent une association que nous avons toujours vu prospérer, quoique la science abstraite ne se plaise guère dans les palais.
On peut, je crois, établir cette différence dans les deux siècles (le XVIIme et le XVIIIme): c'est que la littérature n'a eu aucune influence sur le gouvernement du règne de Louis XIV… L'indépendance du Gouvernement était positive quant aux opinions littéraires, et les grands écrivains du dix-septième siècle n'eussent-ils pas écrit, la monarchie n'en aurait aucunement souffert, et l'autorité serait demeurée intacte et respectée… La littérature ne corrigea que des ridicules, même dans un roi; tandis que la république des lettres, sous Louis XV et déjà sous le Régent, fut d'une telle influence, que si l'on retranchait à ce siècle, en faisant un tableau, les écrits de J. – J. Rousseau, de Voltaire, de Raynal, d'Helvétius, de Mably, Diderot, Necker, etc., etc., vous ôteriez au siècle son génie, son caractère particulier, à la génération qui lui a succédé, ses nouvelles doctrines et ses opinions actives puissantes; et ces opinions qui ont tant influé sur la France et tout changé dans sa vieille organisation. La grande influence et surtout l'influence rapide qui se communiqua à la nation entière, eut pour cause première les réunions sociales entre soi, et notamment celles qui eurent lieu sous le règne de Louis XVI, depuis la fin de Louis XV… Le salon de madame Geoffrin, celui de madame du Deffant, de la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg surtout, tout le monde élégant de la Cour, se trouvait réuni sur le pied de l'égalité avec les gens de lettres qui dominaient alors la société de France. Cette époque est remarquable, et remarquable à constater… Un fait qui l'est plus encore est le moment où la Reine, abandonnant son souper royal et l'étiquette la plus ordinairement suivie, se rendait chez la duchesse Jules de Polignac pour y souper sans cérémonie, et y faire de la musique, en étant accompagnée par Gluck… n'étant enfin qu'une personne du monde, et ne voulant compter dans le cercle de madame la duchesse de Polignac que comme une personne de plus dans la société. Avec l'étiquette s'en est allé le respect. Ces changements ont été d'une haute importance dans les affaires de la France… C'est des salons de Paris que les discours de l'Assemblée Constituante allaient à la tribune, c'était dans les salons de Paris qu'on minutait les attaques et les répliques de ces adversaires de si grand talent qui ont combattu dans cette arène mémorable!..
Voilà ce que je me propose de reproduire, ou tout au moins de rappeler; voilà le tableau que je mettrai sous les yeux. Je le ferai d'une main et d'un esprit impartial. Il faut du courage pour peindre des temps aussi près de nous; mais la vérité contribue tellement à mieux faire ce qu'on entreprend, que, par intérêt pour soi-même, il faut la prendre pour règle.
Le moment de la plus grande influence des lettres sur la nation fut celui où la littérature déserta les écoles, pour faire ses cours dans les salons. Cette époque est celle du règne de Louis XVI et la fin de Louis XV.
À cette époque, la jeunesse de vingt-cinq ans, de trente ans, était toute faite, toute instruite, toute pénétrée des maximes philosophiques, et s'attendant aux plus grands mouvements politiques; la république des lettres avait précédé la Révolution, et lorsque l'abbé Raynal publia la cinquième édition de son histoire des Indes, il trouva la nation tout occupée de son livre et des troubles d'Amérique. Cependant je ne suis pas de l'avis de ceux qui attribuent aux philosophes les malheurs de la Révolution: elle fut sanglante parce qu'une telle commotion ne se peut faire sans douleur et sans quelques malheurs particuliers. L'abbé Raynal racontait lui-même que, lorsqu'il était prêtre, il prêchait et disait des choses pour nous qu'il ne croyait pas. Je crois donc avec raison que la philosophie a amené la Révolution, mais je nie qu'elle ait fait ses malheurs.