Loke, ce philosophe qui sonda les abîmes du cœur humain et qui sut si bien dépouiller la vérité des illusions dont l'entourent notre faiblesse et l'ignorance, avoue cependant qu'il n'a jamais pu réprimer une sorte de frayeur superstitieuse qu'il éprouvait dans les ténèbres; et il attribue ce mouvement, plus fort que sa raison, aux contes de revenans dont une domestique ignorante et crédule avait bercé son enfance. Rien n'est plus dangereux pour l'esprit neuf et curieux des enfans que ces récits insensés; trop souvent ils ont suffi pour gâter les têtes que la nature semblait avoir organisées pour l'honneur de l'espèce humaine; et quand le mal n'est pas incurable, il faut toutes les forces d'une raison éclairée pour parvenir à la guérison; encore reste-t-il toujours une impression fâcheuse de ce mal: nous le voyons par l'aveu de Loke; et si un esprit aussi supérieur n'a pu secouer entièrement les vaines terreurs du premier âge, que doit-on espérer du vulgaire des hommes?
Comme il est presque impossible aux parens les plus sages et même les plus attentifs de garantir leurs enfans des discours d'une servante imbécille, ou des récits d'une imagination malade, c'est donc à la raison qu'il faut avoir recours; avec son aide, on parvient souvent à détruire ce que la sottise et l'ignorance ont établi; mais il est nécessaire de s'y prendre de bonne heure: l'homme aime le merveilleux, il le reçoit avec avidité, et quand une fois il a commencé à en nourrir son esprit, il lui est bien difficile de revenir à la vérité qui lui paraît trop simple. C'est pour seconder les vues de ces parens sensés que j'ai composé le petit ouvrage que je présente: il doit plaire aux enfans par les histoires merveilleuses qu'il contient, et, ce qui est l'essentiel, il doit les porter à examiner les causes de ce qui leur paraît surnaturel; c'est là mon but.
Ce livre est le premier de ce genre que l'on ait destiné à l'enfance: ce ne sera pas sans doute une raison pour le rejeter. Je voudrais qu'une meilleure plume l'eût écrit, car il peut être utile.
Je ne crois pas nécessaire d'avertir que la religion n'a rien à y reprendre: les idées superstitieuses ne sont propres qu'à ternir sa pureté, c'est un devoir de l'en débarrasser.
Sur les côtes de la Normandie, vis-à-vis les îles de Jersey et de Guernesey, est un château gothique dont l'antiquité remonte à des siècles si éloignés, que les bonnes gens du pays croient qu'il a été bâti par les fées, et cela bien avant que les fameux hommes du Nord vinssent donner leur nom à l'ancienne Neustrie: ces fées, à ce que rapporte la tradition du pays, étaient filles d'un grand seigneur de ces cantons, célèbre magicien lui-même.
Monsieur et madame de Verseuil venaient d'hériter de ce château; et quoiqu'on fut au mois de novembre, ils avaient quitté Paris pour prendre possession de ce nouveau domaine. Albert et Victor, leurs fils, ainsi que Cécile, leur fille, avaient été du voyage; et un marin, frère de madame de Verseuil, le capitaine Forbin, était aussi arrivé au château depuis quelques jours.
Monsieur et madame de Verseuil, ainsi que le capitaine, causaient un soir auprès du feu, lorsqu'on entendit de grands cris qui partaient de l'intérieur de la maison; chacun se disposait à aller voir ce que c'était, lorsque dame Gertrude, la vieille gouvernante de madame de Verseuil, entra toute pâle, échevelée, tremblante, et pouvant à peine respirer; elle se jeta aussitôt dans un fauteuil, en disant: Ah, mon Dieu! je n'en puis plus… – Que vous est-il donc arrivé, et où sont mes enfans, demanda madame de Verseuil? – Ah, madame! reprit Gertrude, d'une voix entrecoupée, au bout du long corridor… près de la chapelle… vos enfans… Allez… allez vîte… pour moi, je n'en puis plus…
A ces mots, madame de Verseuil et son mari coururent au lieu qu'on leur désignait: le capitaine allait les suivre; mais dame Gertrude le retint vivement par l'habit, en le conjurant de ne pas la laisser seule.
La lumière que portait madame de Verseuil s'éteignit au milieu du corridor; mais elle et son mari n'en poursuivirent pas moins leur chemin; ils approchaient de la chapelle, lorsqu'ils entendirent leurs enfans qui s'écriaient: Pour l'amour de Dieu, ne nous faites pas de mal! – Ne craignez rien, mes enfans, c'est votre père, c'est votre mère, dirent monsieur et madame de Verseuil en les relevant; car ces pauvres petits étaient à genoux, la face prosternée contre terre. – Ah! si vous saviez ce que nous avons vu! fuyons, fuyons vîte… et ils entraînaient leurs parens vers le salon, où le capitaine était resté auprès de dame Gertrude. En les voyant, celle-ci les prit dans ses bras et ils s'embrassèrent comme gens qui se félicitent d'avoir échappé à un grand péril.
M. de Verseuil. Je gage que la peur est encore la cause de cette grande alarme?
Gertrude. Certainement, on aurait peur à moins; car cette fois nous n'avons pas seulement vu et entendu, nous avons encore été frappés; vous en voyez la preuve, puisque l'esprit ou le lutin m'a emporté mon bonnet… Oh! le maudit château! j'y mourrai de peur, si toutefois quelque méchant esprit ne m'y tord pas le cou.
Mad. de Verseuil. Ah! Gertrude! pouvez-vous bien à votre âge tenir un langage semblable; vous n'êtes pas plus raisonnable que ces enfans.
Cécile. Maman, je t'assure que cette fois c'était tout de bon un revenant, car il nous a tous frappés bien fort.
Albert. Oui; il m'a donné plusieurs coups de poing dans le dos et dans l'estomac.