Plus d'un déboire avait accueilli Molière à la cour, et sa vie domestique n'était pas de nature à le consoler. Depuis environ deux années il avait travaillé à peu près exclusivement pour les plaisirs du monarque et sacrifié à cette mission, qui était pour lui une sauvegarde, une partie tragique qu'aujourd'hui. Selon le moine Tellez (et cette idée règne dans toutes ses pièces), qui trompe les femmes est nécessairement puni dans ce monde et damné dans l'autre. Il ne pardonne pas à cet abus de la puissance, de l'esprit de la richesse. Quant à ses victimes, ce sont de vraies Espagnoles, et non les tendres Allemandes de Mozart; elles ouvrent au séducteur un enfer anticipé, en attendant l'autre enfer; terribles personnes auxquelles nul don Juan n'estimerait prudent de se jouer.
Ce beau sujet, qui non-seulement a couru tous les théâtres de l'Europe, mais qui, sous la main de Molière et de Byron, a créé un nouveau type moderne, le «don Juan,» et enrichi d'un personnage symbolique la vaste galerie qui contient déjà Lovelace, Panurge, Tartuffe, Falstaff et Patelin, a inspiré à Tirso des scènes admirables et plus d'un trait de génie. Lorsque don Juan, un flambeau à la main, veut reconduire la statue et l'accompagner dans les ténèbres:
«Ne m'éclaire pas, dit le mort! Je suis en état de grâce.»
Le dénoûment de l'œuvre espagnole, où se joue une libre et puissante imagination est d'un effet dramatique extraordinaire et peut-être sans égal dans les annales dramatiques. Poursuivi par les familles offensées de Séville, Tenorio se réfugie dans la cathédrale. C'est là qu'il trouve le tombeau et la statue de celui qu'il a tué. Il soupe dans l'église, en face de l'autel, sous les grandes voûtes gothiques, parmi les statues des saints et pendant la nuit. Là le Gracioso, type du Sganarelle de Molière et du Leporello de Mozart, met la table par ordre du «moqueur» son maître. Du haut des degrés de marbre blanc, sous la clarté de la lune perçant les vitraux, le vieux gentilhomme mort descend pour répondre à la railleuse invitation du mauvais sujet entre deux vins; car, nous l'avons dit, le don Juan de Tellez n'est qu'un débauché ingénu, poursuivi par la justice, forcé de souper quelque part, invité d'ailleurs par la statue; s'il fait dresser sa table dans l'église où il s'est réfugié, rien de plus naturel, rien qui ressorte mieux du point de vue catholique; rien de plus dramatique et de plus profond que cette frivolité enivrée qui raille Dieu, éveille les cadavres, appelle son propre châtiment, et à laquelle répondent, du fond des tombeaux, le sérieux de la mort inévitable et de la vie éternelle.
Le côté populaire de cette création, qui appartient réellement au prieur de la Merci, s'empara tellement des imaginations méridionales en Espagne et en Italie, que de mauvaises imitations, d'abord italiennes, puis françaises, toutes ornées de l'inévitable statue du commandeur et de son cheval, la plupart écrites d'un style misérable et surchargées de grotesques lazzi, eurent la vogue à travers toute l'Europe. El Combibado di piedra, le second titre du drame de Tirso, transformé par quelque Italien ignorant en «Festin de Pierre,» occupa l'attention publique de 1650 à 1660. La vraie traduction du titre espagnol est «le Convive-statue,» qui devint le Festin de Pierre, «Pietro,» soit que le premier arrangeur ne sût pas l'espagnol ou qu'il fît allusion à don Pierre, nom du commandeur assassiné. Dans toutes les hypothèses, il ne s'agirait pas «du Festin de Pierre,» puisque tout festin appartient à la fois à celui qui le donne et à celui qui le reçoit.
A Lyon, en 1658, le comédien Dorimont fit représenter son «Festin de Pierre,» calqué sur la farce italienne et non sur l'original espagnol, œuvre très-bien accueillie malgré son peu de mérite et qui fut imprimée dans la même ville, l'année suivante. Un autre comédien, de Villiers, qui se piquait de littérature, et qui, à ce titre, se range parmi les ennemis de Molière, trouvant que l'homme et le cheval, il s'exprime ainsi dans sa préface, faisaient de l'argent, et que l'argent fait subsister le théâtre, prit la peine de versifier de nouveau le canevas italien et jeta dans son œuvre un peu plus de verve que Dorimont, et infiniment plus de mauvais goût. Voici comment de Villiers reproduit la scène comique inventée par le moine de la Merci, scène burlesquement développée par l'imitateur italien, et dont Mozart a fait un chef-d'œuvre d'élégance et de gaieté musicale. Pour consoler une nouvelle victime de son maître, le valet de don Juan déroule à ses yeux la liste de ses victimes antérieures (mille e tre):
D'autres ont eu par lui de semblables malheurs,
J'en connois plus de cent, Amarillis, Céphise,
Violante, Marcelle, Amarante, Bélise,
Lucrèce, qu'il surprit par un détour bien fin;
Ce n'est pas celle-là de monseigneur Tarquin.
Polycrite, Aurélie, et la belle Joconde,
Dont l'œil sait embraser le cœur de tout le monde;
Pasithée, Auralinde, Oronte aux noirs sourcils,
Bérénice, Aréthuse, Aminte, Anacorsis,
Nérinde, Doralis, Lucie, au teint d'albâtre,
Qu'après avoir surprise il battit comme plâtre.
Que vous dirai-je encor? Mélinte, Nitocris,
A qui cela coûta bien des pleurs et des cris;
Perrette la boiteuse, et Margot la camuse,
Qui se laissa tromper comme une pauvre buse.
Catin, qui n'a qu'un œil, et la pauvre Alison,
Aussi belle, ou du moins d'aussi bonne maison!
Claude, Fanchon, Paquette, Anne, Laure, Isabelle,
Jacqueline, Suzon, benoîte péronnelle;
Et, si je pouvois bien du tout me souvenir,
De quinze jours d'ici je ne pourrois finir!
Tel était le style des ennemis de Molière. Le grand comique, qui sans doute n'a pas lu Tirso, s'empare du sujet et du personnage; après avoir commencé, on sait avec quel succès, son attaque contre le savoir sans pensée, la politesse sans simplicité, la moralité bourgeoise sans vérité et la dévotion sans piété, il ouvre une nouvelle campagne contre la noblesse de race sans vertu.
Comme il n'a pu faire jouer son Tartuffe, dont les trois premiers actes ont effrayé le roi, il crée un Tartuffe courtisan, plus redoutable encore, car celui-ci n'a rien de repoussant et de hideux; il est le type suprême de l'élégance et de la grâce. Molière laisse sur le second plan les femmes, dont la passion ardente occupe chez Tirso le devant de la scène, et laisse éclater la triste pensée que nous avons vue poindre dans l'Étourdi, l'honnête homme malheureux en ce monde malgré son honneur; le favori de la fortune et du sort bravant tout, grâce à la forme extérieure et à l'hypocrisie. Notre gentilhomme, qui ne croit à rien, triompherait de tout si Dieu ne se manifestait par un coup de foudre: c'est l'idée même de Machiavel.
Tous les sévères et tous les honnêtes, mais aussi tous les médiocres, s'insurgèrent à la fois, depuis le prince de Conti devenu janséniste, jusqu'à Saint-Évremond, le libre-penseur. Pour les uns, c'était détruire la base chrétienne de la morale; pour les autres, c'était révéler trop hardiment la plaie secrète et incurable de l'humanité. Dès la seconde représentation il fallut supprimer cette effrayante «scène du pauvre,» qui résume, par le contraste du scélérat triomphant et de l'honnête homme sans pain et sans asile, ce que l'on peut alléguer de plus fort et de plus douloureux sur les sociétés humaines. Non-seulement les dévots modérés, mais les gens du monde, furent tellement épouvantés de la lumière lugubre jetée par cette œuvre rapide et profonde, qu'il fallut la retirer de la scène après treize représentations. On n'osa l'imprimer que dix-huit ans plus tard, en 1682 d'abord, puis en 1683; encore dut-on y faire des «cartons,» c'est-à-dire des altérations qui portèrent spécialement sur la «scène du pauvre.»