J'ai le plaisir de présenter aux lecteurs le plus récent des poèmes que l'admirable légende de Tristan et Iseut a fait naître. C'est bien un poème, en effet, quoiqu'il soit écrit en belle et simple prose. M. J. Bédier est le digne continuateur des vieux trouveurs qui ont essayé de transvaser dans le cristal léger de notre langue l'enivrant breuvage où les amants de Cornouailles goûtèrent jadis l'amour et la mort. Pour redire la merveilleuse histoire de leur enchantement, de leurs joies, de leurs peines et de leur mort, telle que, sortie des profondeurs du rêve celtique, elle ravit et troubla l'âme des Français du douzième siècle, il s'est refait, à force d'imagination sympathique et d'érudition patiente, cette âme elle-même, encore à peine débrouillée, toute neuve à ces émotions inconnues, se laissant envahir par elles sans songer à les analyser, et adaptant, sans y parvenir complètement, le conte qui la charmait aux conditions de son existence accoutumée. S'il nous était parvenu de la légende une rédaction française complète, M. Bédier, pour faire connaître cette légende aux lecteurs contemporains, se serait borné à en donner une traduction fidèle. La destinée singulière qui a voulu qu'elle ne nous parvînt que dans des fragments épars l'a obligé de prendre un rôle plus actif, pour lequel il ne suffisait plus d'être un savant, pour lequel il fallait être un poète. Des romans de Tristan dont nous connaissons l'existence, et qui tous devaient être de grande étendue, ceux de Chrétien de Troyes et de La Chèvre ont péri tout entiers; de celui de Béroul, il nous reste environ trois mille vers; autant de celui de Thomas; d'un autre, anonyme, quinze cents vers. Puis ce sont des traductions étrangères, dont trois nous rendent assez complètement pour le fond, mais non pour la forme, l'œuvre de Thomas, dont une nous représente un poème fort semblable à celui de Béroul; des allusions parfois très précieuses; de petits poèmes épisodiques, et enfin l'indigeste roman en prose où se sont conservés, au milieu d'un fatras sans cesse grossi par les rédacteurs successifs, quelques débris de vieux poèmes perdus. Que faire en présence de cet amas de décombres, si l'on veut restaurer un des édifices écroulés? Il y avait deux partis à prendre: s'attacher à Thomas, ou s'attacher à Béroul. Le premier parti avait l'avantage d'aboutir sûrement, grâce aux traductions étrangères, à la restitution d'un récit complet et homogène. Il avait l'inconvénient de ne restituer que le moins ancien des poèmes de Tristan, celui dans lequel le vieil élément barbare a été complètement assimilé à l'esprit et aux œuvres de la société chevaleresque anglo-française. M. Bédier a préféré le second parti, beaucoup plus difficile et par cela même plus tentant pour son art et pour son savoir, et plus convenable aussi au but qu'il se proposait: faire revivre pour les hommes de nos jours la légende de Tristan sous la forme la plus ancienne qu'elle ait prise, ou du moins que nous puissions atteindre en France. Il a donc commencé par traduire aussi fidèlement qu'il l'a pu le fragment de Béroul qui nous est parvenu, et qui occupe à peu près le centre du récit. S'étant ainsi bien pénétré de l'esprit du vieux conteur, s'étant assimilé sa façon naïve de sentir, sa façon simple de penser, jusqu'à l'embarras parfois enfantin de son exposition et la grâce un peu gauche de son style, il a refait à ce tronc une tête et des membres, non pas par une juxtaposition mécanique, mais par une sorte de régénération organique, telle que nous la présentent ces animaux qui, mutilés, se complètent par leur force intime sur le plan de leur forme parfaite.
Ces régénérations réussissent, on le sait, d'autant mieux que l'organisme est moins arrêté et moins développé. C'était bien le cas pour Béroul. Il s'assimilait lui-même des éléments de toute provenance, parfois assez disparates, et dont la disparité ne le choquait ni ne le gênait, d'autant plus qu'il leur faisait souvent subir une sorte d'accommodation qui suffisait à leur donner une homogénéité superficielle. Le Béroul moderne a donc pu procéder de même, sauf à y mettre plus de choix et de goût. Dans le fragment anonyme qui fait suite au fragment de Béroul, dans la traduction allemande d'un poème voisin de celui de Béroul, dans Thomas et ses traducteurs, dans les allusions et les poèmes épisodiques, dans le roman en prose lui-même, il a pris de quoi refaire au morceau conservé un commencement, une suite et une fin, en cherchant toujours, entre les multiples variantes du conte, celle qui convenait le mieux à l'esprit et au ton du fragment authentique. Puis, – et c'est l'effort le plus ingénieux et le plus délicat de son art, – il a essayé de donner à tous ces morceaux épars la forme et la couleur que leur aurait données Béroul. Je ne jurerais pas qu'il n'a pas écrit tout le poème en vers aussi semblables que possible à ceux de Béroul, pour les traduire ensuite en français moderne avec autant de soin qu'il avait fait pour les trois mille vers conservés. Si le vieux poète revenait aujourd'hui, et qu'il s'enquît de ce qu'est devenue son œuvre, il serait émerveillé de voir avec quelle piété, quelle intelligence, quel travail et quel succès elle a été retirée de l'abîme sur lequel un seul débris surnageait, et remise à flot, plus complète même sans doute, plus brillante et plus alerte qu'il ne l'avait lancée jadis.
C'est donc un poème français du milieu du douzième siècle, mais composé à la fin du dix-neuvième, que contient le livre de M. Bédier. C'est bien ainsi qu'il convenait de présenter aux lecteurs modernes l'histoire de Tristan et d'Iseut, puisque c'est en prenant le costume français du douzième siècle qu'elle s'est emparée jadis de toutes les imaginations, puisque toutes les formes qu'elle a revêtues depuis remontent à cette première forme française, puisque nous voyons forcément Tristan sous l'armure d'un chevalier et Iseut dans la longue robe droite des statues de nos cathédrales. Mais ce costume français et chevaleresque n'est pas le costume primitif; il n'appartient pas plus à nos héros qu'à ceux de la Grèce et de Rome que le moyen âge en affublait au même temps. On s'en aperçoit à plus d'un trait conservé par les adaptateurs. Béroul, notamment, qui s'applaudit d'avoir effacé quelques vestiges de la barbarie primitive, en a laissé subsister bien d'autres; Thomas lui-même, plus soigneux observateur des règles de la courtoisie, ne laisse pas de nous ouvrir çà et là d'étranges perspectives sur le véritable caractère de ses héros et du milieu où ils se meuvent. En combinant les indications souvent bien fugitives des conteurs français, on arrive à entrevoir ce qu'a pu être chez les Celtes ce poème sauvage, tout entier bercé par la mer et enveloppé dans la forêt, dont le héros, demi-dieu plutôt qu'homme, était présenté comme le maître ou même l'inventeur de tous les arts barbares, tueur de cerfs et de sangliers, savant dépeceur de gibier, lutteur et sauteur incomparable, navigateur audacieux, habile entre tous à faire vibrer la harpe et la rote, sachant imiter jusqu'à l'illusion le chant de tous les oiseaux, et avec cela, naturellement, invincible dans les combats, dompteur de monstres, protecteur de ses fidèles, impitoyable à ses ennemis, vivant d'une vie presque surhumaine, objet constant d'admiration, de dévouement et d'envie. Ce type s'est formé à coup sûr très anciennement dans le monde celtique: il était tout indiqué qu'il se complétât par l'amour. Je n'ai pas à redire ici quel est dans la légende de Tristan et Iseut le caractère de la passion qui les enchaîne, et ce qui fait de cette légende, dans ses formes diverses, l'incomparable épopée de l'amour. Je rappellerai seulement que l'idée de symboliser l'amour involontaire, irrésistible et éternel par ce breuvage dont l'action – et c'est en quoi il diffère des philtres vulgaires – se prolonge pendant toute la vie et persiste même après la mort, que cette idée, qui donne à l'histoire des amants son caractère fatal et mystérieux, a évidemment son origine dans les pratiques de la vieille magie celtique. Je ne veux pas non plus insister sur les traits de mœurs et de sentiments barbares que j'ai indiqués tout à l'heure, et qui font à chaque instant un effet si singulier et si puissant dans le tranquille récit des conteurs français. M. Bédier, naturellement, les a recueillis avec prédilection en faisant, pour compléter l'œuvre de Béroul, son travail d'industrieuse mosaïque. Les lecteurs les remarqueront sans peine, et sentiront combien l'histoire que nos poètes français du douzième siècle racontaient à leurs contemporains était étrangère au milieu dans lequel ils la propageaient et avec lequel ils s'efforçaient en vain de la faire cadrer.
Ce qui les attirait, dans l'histoire de Tristan et d'Iseut, ce qui les poussait à entreprendre de la faire entrer, malgré toutes les difficultés et les obscurités qu'elle leur présentait, dans la forme déjà consacrée des poèmes en vers octosyllabiques, ce qui fit en effet le succès de leur entreprise et valut à cette histoire, dès qu'elle fut connue du monde romano-germanique, une popularité sans précédent, c'est l'esprit qui l'anime d'un bout à l'autre, qui circule dans tous ses épisodes comme le «boire amoureux» dans les veines des deux héros: l'idée de la fatalité de l'amour, qui l'élève au-dessus de toutes les lois. Incarnée dans deux êtres d'exception, cette idée, qui répond au sentiment secret de tant d'hommes et de tant de femmes, s'est d'autant mieux emparée des cœurs qu'elle est, ici, purifiée par la souffrance et comme consacrée par la mort. Au milieu de la fragilité ordinaire des affections humaines, des déceptions renouvelées que subit l'illusion toujours changeante, le couple de Tristan et d'Iseut, rivé dès l'abord d'un lien mystérieusement indissoluble, battu par tous les orages et y résistant, essayant vainement de se déprendre et finalement emporté dans un dernier et éternel embrassement, apparaissait et apparaît encore comme une des formes de cet idéal que l'homme ne se lasse pas de faire planer au-dessus du réel et dont les aspects multiples et opposés ne sont que des manifestations diverses de son aspiration obstinée vers le bonheur. Si cette forme est une des plus séduisantes et des plus émouvantes, elle est aussi une des plus dangereuses: l'histoire de Tristan et d'Iseut a versé jadis, on n'en saurait douter, dans plus d'une âme un poison subtil, et aujourd'hui encore, préparé par le magicien moderne qui y a joint la puissance de l'incantation musicale, le breuvage d'amour a certainement troublé, peut-être égaré, plus d'un cœur. Mais il n'y a pas d'idéal dont le charme n'ait son péril, et pourtant on ne saurait priver la vie d'idéal sans la condamner à la platitude ou au morne désespoir. Il faut savoir, quand on passe devant les grottes des Sirènes, se tenir fermement attaché au mât, sans renoncer à entendre la divine mélodie qui fait entrevoir aux mortels les félicités surhumaines.
Au reste, si tout l'attrait du vieux poème subsiste dans le «renouvellement» qu'on va lire, le danger qu'il pouvait présenter pour les contemporains de Béroul y est singulièrement atténué pour les nôtres. Les passions sont d'autant plus contagieuses pour les âmes qu'elles se présentent dans des âmes semblables: lorsqu'il s'agit d'âmes lointaines et très différentes, sinon dans leur fond, au moins dans les conditions extérieures de leur activité, les passions gardent toute leur grandeur et leur beauté, mais perdent beaucoup de leur force suggestive. Le Tristan et l'Iseut de Béroul, ressuscités par M. Bédier avec leurs costumes et leurs allures d'autrefois, avec leurs façons de vivre, de sentir et de parler moitié barbares, moitié médiévales, seront pour les lecteurs modernes comme les personnages d'un vieux vitrail, aux gestes raides, aux expressions naïves, aux physionomies énigmatiques. Mais derrière cette image, marquée de l'empreinte spéciale d'une époque, on voit, comme le soleil derrière le vitrail, resplendir la passion, toujours identique à elle-même, qui l'illumine et la fait flamboyer tout entière. Un éternel sujet des méditations de la pensée et des troubles du cœur, représenté par des figures dont l'archaïsme même fait l'intérêt, voilà tout le poème du renouveleur de Béroul. Il y a là déjà de quoi charmer les lecteurs curieux à la fois d'histoire et de poésie. Mais ce que je n'ai pu dire, ce qu'on découvrira avec ravissement à la lecture de cette œuvre antique, c'est le charme des détails, la mystérieuse et mythique beauté de certains épisodes, l'heureuse invention d'autres plus modernes, l'imprévu des situations et des sentiments, tout ce qui fait de ce poème un mélange unique de vétusté immémoriale et de fraîcheur toujours nouvelle, de mélancolie celtique et de grâce française, de naturalisme puissant et de fine psychologie. Je ne doute pas qu'il ne retrouve auprès de nos contemporains le succès qu'il a obtenu auprès de nos aïeux du temps des croisades. Il appartient vraiment à cette «littérature du monde» dont parlait Gœthe; il en avait disparu par une mauvaise fortune imméritée: il faut savoir un gré infini à M. Joseph Bédier de l'y avoir fait rentrer.
Gaston PARIS.
Comme M. G. Paris l'a trop bienveillamment exposé, j'ai tâché d'éviter tout mélange de l'ancien et du moderne. Ecarter les disparates, les anachronismes, le clinquant, vérifier le vetusta scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus, obtenir sur soi-même, à force de sympathie historique et critique, de ne jamais mêler nos conceptions modernes aux antiques formes de penser et de sentir, tel a été mon dessein, mon effort, et sans doute, hélas! ma chimère. Mais mon texte est très composite, et si je voulais indiquer mes sources par le menu, il me faudrait mettre au bas des pages de ce petit livre autant de notes que Becq de Fouquières en a attaché aux poésies d'André Chénier. Je dois du moins au lecteur les indications générales que voici. Les fragments conservés des anciens poèmes français ont été, pour la plupart, publiés par Francisque Michel: Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures (Paris, Techener, 1835-18391). Le chapitre I de notre roman (les Enfances) est fortement abrégé des divers poèmes, mais principalement de Thomas, représenté par ses remanieurs étrangers. – Les chapitres II et III sont traités d'après Eilhart d'Oberg (édit. Lichtenstein, Strasbourg, 1878). – Le chapitre IV (le Philtre), d'après l'ensemble de la tradition, surtout d'après Eilhart. Quelques traits sont pris à Gottfried de Strasbourg (édit. W. Golther, Berlin et Stuttgart, 1888). —Chapitre V (Brangien), d'après Eilhart. —Chapitre VI (le Grand Pin). Au milieu de ce chapitre, à l'arrivée d'Iseut au rendez-vous sous le pin, commence le fragment de Béroul, que nous suivons fidèlement aux chapitres VII, VIII, IX, X, XI, en l'interprétant çà et là par le poème d'Eilhart et par différentes données traditionnelles. —Chapitre XII (le Jugement par le fer rouge). Résumé très libre du fragment anonyme qui suit le fragment de Béroul. —Chapitre XIII (la Voix du Rossignol). Inséré dans l'estoire d'après un poème didactique du treizième siècle, le Domnei des Amanz. – Chapitre XIV (le Grelot). Tiré de Gottfried de Strasbourg. —Chapitres XV-XVII. Les épisodes de Kariado et de Tristan lépreux sont empruntés à Thomas; le reste est traité, en général, d'après Eilhart. —Chapitre XVIII (Tristan fou). Remaniement d'un petit poème français, épisodique et indépendant. —Chapitre XIX (la Mort). Traduit de Thomas; des épisodes sont empruntés à Eilhart et au roman en prose française contenu dans le manuscrit 103 de la Bibliothèque Nationale.
J. B.
Du wærest zwâre baz genant:
Juvente bele et la riant!
(Gottfried de Strasbourg.)
Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort? C'est de Tristan et d'Iseut la reine. Écoutez comment à grand'joie, à grand deuil ils s'aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.
Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l'épée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d'un merveilleux amour.
Il la prit à femme au moutier de Tintagel. Mais à peine l'eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s'étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient d'un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant; puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.
Blanchefleur l'attendit longuement. Hélas! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l'avait tué en trahison. Elle ne le pleura point: ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains; son âme voulut, d'un fort désir, s'arracher de son corps. Rohalt s'efforçait de la consoler:
«Reine, disait-il, on ne peut rien gagner à mettre deuil sur deuil; tous ceux qui naissent ne doivent-ils pas mourir? Que Dieu reçoive les morts et préserve les vivants!..»
Mais elle ne voulait pas l'écouter. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour, elle mit au monde un fils, et, l'ayant pris entre ses bras:
«Fils, lui dit-elle, j'ai longtemps désiré de te voir; et je vois la plus belle créature que femme ait jamais portée. Triste j'accouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi j'ai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan.»
Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sitôt qu'elle l'eut baisé, elle mourut.
Rohalt le Foi-Tenant recueillit l'orphelin. Déjà les hommes du duc Morgan enveloppaient le château de Kanoël: comment Rohalt aurait-il pu soutenir longtemps la guerre? On dit justement: «Démesure n'est pas prouesse»; il dut se rendre à la merci du duc Morgan. Mais, de crainte que Morgan n'égorgeât le fils de Rivalen, le maréchal le fit passer pour son propre enfant et l'éleva parmi ses fils.
Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sage maître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d'années les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit à manier la lance, l'épée, l'écu et l'arc, à lancer les disques de pierre, à franchir d'un bond les plus larges fossés; il lui apprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir les faibles, à tenir la foi donnée; il lui apprit les diverses manières de chant, le jeu de la harpe et l'art du veneur; et, quand l'enfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu'un seul corps et n'eussent jamais été séparés. A le voir si noble et si fier, large des épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaient Rohalt parce qu'il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant à Rivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la grâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement le révérait comme son seigneur.
Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur nef, l'emportèrent comme une belle proie. Tandis qu'ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi qu'un jeune loup pris au piège. Mais c'est vérité prouvée, et tous les mariniers le savent: la mer porte à regret les nefs félonnes, et n'aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit nuits à l'aventure. Enfin, les mariniers aperçurent à travers la brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulait briser leur carène. Ils se repentirent: connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ils firent vœu de le délivrer et parèrent une barque pour le déposer au rivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants portèrent la barque de Tristan sur le sable d'une grève.
A grand effort, il monta sur la falaise et vit qu'au delà d'une lande vallonnée et déserte, une forêt s'étendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d'une chasse à cor et à cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha. La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjà par grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas de Tristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l'épieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s'écria:
«Que faites-vous, seigneur? Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé? Est-ce donc la coutume de ce pays?
– Beau frère, répondit le veneur, que fais-je là qui puisse te surprendre? Oui, je détache d'abord la tête de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous; ainsi, dès le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la; prends ce couteau, beau frère; nous l'apprendrons volontiers.»
Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerf avant de le défaire; puis il dépeça la bête en laissant, comme il convient, l'os corbin tout franc; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du cœur.
Et veneurs et valets de limiers, penchés sur lui, le regardaient, charmés.
«Ami, dit le maître-veneur, ces coutumes sont belles; en quelle terre les as-tu apprises? Dis-nous ton pays et ton nom.
– Beau seigneur, on m'appelle Tristan; et j'appris ces coutumes en mon pays de Loonnois.
– Tristan, dit le veneur, que Dieu récompense le père qui t'éleva si noblement! Sans doute, il est un baron riche et puissant?»
Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, répondit par ruse:
«Non, seigneur, mon père est un marchand. J'ai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vous m'acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai connaître, beau seigneur, d'autres déduits de vénerie.
– Beau Tristan, je m'étonne qu'il soit une terre où les fils des marchands savent ce qu'ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notre seigneur.»
Tristan achevait de défaire le cerf. Il donna aux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia aux différents veneurs: à l'un la tête, à l'autre le cimier et les grands filets; à ceux-ci les épaules, à ceux-là les cuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance, selon la noblesse des pièces de venaison dressées sur les fourches.
Alors ils se mirent à la voie en devisant, tant qu'ils découvrirent enfin un riche château. Des prairies l'environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre; et sa maîtresse tour, jadis élevée par les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bien taillés, disposés comme un échiquier de sinople et d'azur.
Tristan demanda le nom de ce château.
«Beau valet, on le nomme Tintagel.
– Tintagel, s'écria Tristan, béni sois-tu de Dieu, et bénis soient tes hôtes!»
Seigneurs, c'est là que jadis, à grand'joie, son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas! Tristan l'ignorait.
Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roi Marc lui-même.
Après que le maître-veneur lui eut conté l'aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerf bien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtout il admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient se détacher de lui. D'où lui venait cette première tendresse? Le roi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c'était son sang qui s'émouvait et parlait en lui, et l'amour qu'il avait porté à sa sœur Blanchefleur.
Le soir, quand les tables furent levées, un jongleur gallois, maître en son art, s'avança parmi les barons assemblés, et chanta des lais de harpe. Tristan était assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvelle mélodie, Tristan lui parla ainsi:
«Maître, ce lai est beau entre tous: jadis les anciens Bretons l'ont fait pour célébrer les amours de Graelent. L'air en est doux, et douces les paroles. Maître, ta voix est habile, harpe-le bien!»
Le Gallois chanta, puis répondit:
«Enfant, que sais-tu donc de l'art des instruments? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse.»
Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s'attendrissaient à l'entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté Blanchefleur.
Quand le lai fut achevé, le roi se tut longuement.
«Fils, dit-il enfin, béni soit le maître qui t'enseigna, et béni sois-tu de Dieu! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe pénètrent le cœur des hommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps près de moi, ami!
– Volontiers, je vous servirai, sire, répondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige.»
Il fit ainsi, et, durant trois années, une mutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Les barons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l'histoire vous l'apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l'aimait. Malgré leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d'avoir perdu Rohalt son père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.
Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d'éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et si diverse: que servirait de l'allonger? Je dirai donc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l'escarboucle jadis donnée par lui à Blanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit:
«Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort; il est temps qu'elle fasse retour au droit héritier.»
Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son père, défia le meurtrier de Rivalen, l'occit et recouvra sa terre.
Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi:
«Seigneurs de Loonnois, j'ai reconquis ce pays et j'ai vengé le roi Rivalen par l'aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j'ai rendu à mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l'orphelin et l'enfant errant, et je dois aussi les appeler pères; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit? Or, un haut homme a deux choses à lui: sa terre et son corps. Donc, à Rohalt que voici, j'abandonnerai ma terre: père, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc, j'abandonnerai mon corps; je quitterai ce pays, bien qu'il me soit cher, et j'irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensée; mais vous êtes mes féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil: si donc l'un de vous veut m'enseigner une autre résolution, qu'il se lève, et qu'il parle!»
Mais tous les barons le louèrent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.
Tristrem seyd: «Ywis,
Y wil defende it as knizt.»
(Sir Tristrem.)
Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d'Irlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu'il faisait depuis quinze années, d'acquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d'anciens traités d'accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres d'argent fin, et la troisième trois cents livres d'or. Mais, quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul n'avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil.
Au terme marqué, quand les barons furent assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis sous le dais, le Morholt parla ainsi:
«Roi Marc, entends pour la dernière fois le mandement du roi d'Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l'as trop longtemps refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port de Tintagel, les emportera pour qu'ils deviennent nos serfs. Pourtant, – et je n'excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu'il convient, – si quelqu'un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d'Irlande lève ce tribut contre le droit, j'accepterai son gage. Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays?»
Les barons se regardaient entre eux à la dérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait: «Vois, malheureux, la stature du Morholt d'Irlande: il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée: ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête des plus hardis champions, depuis tant d'années que le roi d'Irlande envoie ce géant porter ses défis par les terres vassales? Chétif, veux-tu chercher la mort? A quoi bon tenter Dieu?» Cet autre songeait: «Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie? Mais ma mort ne vous sauverait pas.» Et tous se taisaient.
Le Morholt dit encore:
«Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage? Je lui offre une belle bataille: car, à trois jours d'ici, nous gagnerons sur des barques l'île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier et moi, nous combattrons seul à seul, et la louange d'avoir tenté la bataille rejaillira sur toute sa parenté.»
Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut que l'on enferme dans une cage avec de petits oiseaux: quand il y entre, tous deviennent muets.
Le Morholt parla pour la troisième fois:
«Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habité que par des serfs.»
Alors Tristan s'agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit:
«Seigneur roi, s'il vous plaît de m'accorder ce don, je ferai la bataille.»
En vain le roi Marc voulut l'en détourner. Il était si jeune chevalier: de quoi lui servirait sa hardiesse? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le reçut.
Au jour dit, Tristan se plaça sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit le haubert et le heaume d'acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes. «Ah! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n'ai-je, plutôt que toi, entrepris cette bataille? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!..» Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu'au rivage. Ils espéraient encore, car l'espérance au cœur des hommes vit de chétive pâture.
Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l'île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l'île. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.
«Vassal, que fais-tu? dit le Morholt, et pourquoi n'as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre?
– Vassal, à quoi bon? répondit Tristan. L'un de nous deux reviendra seul vivant d'ici: une seule barque ne lui suffit-elle pas?»
Et tous deux, s'excitant au combat par des paroles outrageuses, s'enfoncèrent dans l'île.
Nul ne vit l'âpre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l'écart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l'heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre; la barque de l'Irlandais se détacha de l'île, et une clameur de détresse retentit: «Le Morholt! le Morholt!» Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d'une vague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue; chacun de ses poings tendait une épée brandie: c'était Tristan. Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient à la nage. Le preux s'élança sur la grève, et, tandis que les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt:
«Seigneurs d'Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez: mon épée est ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d'acier, seigneurs: c'est le tribut de la Cornouailles!»
Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants d'allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu'on n'eût pas ouï Dieu tonner, Tristan parvint au château, il s'affaissa entre les bras du roi Marc; et le sang ruisselait de ses blessures.
A grand déconfort, les compagnons du Morholt abordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés qui l'acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseut la Blonde, aux cheveux d'or, dont la beauté brillait déjà comme l'aube qui se lève. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s'il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessés déjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies à l'heure propice, les philtres? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l'épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne. Iseut la Blonde l'en retira pour l'enfermer dans un coffre d'ivoire, précieux comme un reliquaire. Et courbées sur le grand cadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l'éloge du mort et sans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier, menaient à tour de rôle parmi les femmes le regret funèbre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan de Loonnois.
Mais, à Tintagel, Tristan languissait: un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et, comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s'exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l'écart sur le rivage; et, couché devant les flots, il attendait la mort. Il songeait: «Vous m'avez donc abandonné, roi Marc, moi qui ai sauvé l'honneur de votre terre? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne; mais que pourrait votre tendresse? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu'elle m'emporte au loin, seul. Vers quelle terre? je ne sais, mais là peut-être où je trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal.»
Il supplia tant, que le roi Marc consentit à son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu'on déposât seulement sa harpe près de lui. A quoi bon les voiles que ses bras n'auraient pu dresser? A quoi bon les rames? A quoi bon l'épée? Comme un marinier, au cours d'une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d'un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque où gisait son cher fils, et la mer l'emporta.
Sept jours et sept nuits, elle l'entraîna doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à son insu, l'approcha d'un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient; dans la première blancheur de l'aube, ils aperçurent la barque errante. «Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait.» Ils ramèrent pour atteindre la barque: elle allait à la dérive, et rien n'y semblait vivre, que la voix de la harpe; mais, à mesure qu'ils approchaient, la mélodie s'affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame compatissante, qui saurait peut-être le guérir.
Hélas! ce port était Weisefort, où gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par son art, se reconnut, il comprit que les flots l'avaient jeté sur une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu'il était un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande: il naviguait vers l'Espagne pour y apprendre l'art de lire dans les étoiles; des pirates avaient assailli la nef: blessé, il s'était enfui sur cette barque. On le crut: nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l'île Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d'or l'eut presque guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, il comprit qu'il fallait fuir; il s'échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.
En po d'ore vos oi paiée
O la parole do chevol,
Dont je ai puis eü grant dol.
(Lai de la Folie Tristan.)
Il y avait à la cour du roi Marc quatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms: Andret, Guenelon, Gondoïne et Denoalen; or le duc Andret était, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan, leur envie s'irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles:
«Que de merveilles en sa vie! disaient les félons; mais vous êtes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu'il ait triomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque était fée et pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jour verse des poisons au cœur du roi Marc! Comme il a su dompter ce cœur par puissance et charme de sorcellerie! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d'un magicien!»
Ils persuadèrent la plupart des barons: car beaucoup d'hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le cœur peut aussi l'accomplir par la force de l'amour et de la hardiesse. C'est pourquoi les barons pressèrent le roi Marc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs; s'il refusait, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur qu'aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n'entrerait en sa couche. Mais, à son tour, Tristan, qui supportait à grand'honte le soupçon d'aimer son oncle à bon profit, le menaça: que le roi se rendît à la volonté de sa baronnie; sinon, il abandonnerait la cour, il s'en irait servir le riche roi de Gavoie. Alors Marc fixa un terme à ses barons; à quarante jours de là, il dirait sa pensée.
Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement: «Où donc trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour femme?»
A cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent. Mais de leurs becs s'était échappé un long cheveu de femme, plus fin que fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil.
Marc, l'ayant pris, fit entrer les barons et Tristan, et leur dit:
«Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si toutefois vous voulez quérir celle que j'ai choisie.
– Certes, nous le voulons, beau seigneur; qui donc est celle que vous avez choisie?
– J'ai choisi celle à qui fut ce cheveu d'or, et sachez que je n'en veux point d'autre.
– Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu d'or? qui vous l'a porté? et de quel pays?
– Il me vient, seigneurs, de la Belle aux cheveux d'or; deux hirondelles me l'ont porté; elles savent de quel pays.»
Les barons comprirent qu'ils étaient raillés et déçus. Ils regardaient Tristan avec dépit; car ils le soupçonnaient d'avoir conseillé cette ruse. Mais Tristan, ayant considéré le cheveu d'or, se souvint d'Iseut la Blonde. Il sourit et parla ainsi:
«Roi Marc, vous agissez à grand tort; et ne voyez-vous pas que les soupçons de ces seigneurs me honnissent? Mais vainement vous avez préparé cette dérision: j'irai quérir la Belle aux cheveux d'or. Sachez que la quête est périlleuse et qu'il me sera plus malaisé de retourner de son pays que de l'île où j'ai tué le Morholt: mais de nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie à l'aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d'amour loyal, j'engage ma foi par ce serment: ou je mourrai dans l'entreprise, ou je ramènerai en ce château de Tintagel la Reine aux blonds cheveux.»
Il équipa une belle nef, qu'il garnit de froment, de vin, de miel, et de toutes bonnes denrées. Il y fit monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage, choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et de chapes de camelin grossier, en sorte qu'ils ressemblaient à des marchands; mais sous le pont de la nef, ils cachaient les riches habits de drap d'or, de cendal et d'écarlate, qui conviennent aux messagers d'un roi puissant.
Quand la nef eut pris le large, le pilote demanda:
«Beau seigneur, vers quelle terre naviguer?
– Ami, cingle vers l'Irlande, droit au port de Weisefort.»
Le pilote frémit. Tristan ne savait-il pas que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d'Irlande pourchassait les nefs cornouaillaises? Les mariniers saisis, il les pendait à des fourches. Le pilote obéit pourtant et gagna la terre périlleuse.
D'abord Tristan sut persuader aux hommes de Weisefort que ses compagnons étaient des marchands d'Angleterre venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d'étrange sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des échecs et paraissaient mieux s'entendre à manier les dés qu'à mesurer le froment, Tristan redoutait d'être découvert, et ne savait comment entreprendre sa quête.
Or, un matin, au point du jour, il ouït une voix si épouvantable qu'on eût dit le cri d'un démon. Jamais il n'avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port:
«Dites-moi, fait-il, dame, d'où vient cette voix que j'ai ouïe? ne me le cachez pas.
– Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d'une bête fière et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s'arrête à l'une des portes de la ville. Nul n'en peut sortir, nul n'y peut entrer, qu'on n'ait livré au dragon une jeune fille; et, dès qu'il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu'il n'en faut pour dire une patenôtre.
– Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s'il serait possible à un homme né de mère de l'occire en bataille.
– Certes, beau doux sire, je ne sais; ce qui est assuré, c'est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l'aventure; car le roi d'Irlande a proclamé par voix de héraut qu'il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le monstre; mais le monstre les a tous dévorés.»
Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s'arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port était désert, car l'aube venait à peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu'à la porte que la femme lui avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, qui éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l'un d'entre eux par ses rouges cheveux tressés, si fortement qu'il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrêté:
«Dieu vous sauve, beau sire! dit Tristan; par quelle route vient le dragon?»
Et quand le fuyard lui eut montré la route, Tristan le relâcha.
Le monstre approchait. Il avait la tête d'une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps écailleux d'un griffon.
Tristan lança contre lui son destrier d'une telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l'assène sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti l'atteinte pourtant; il lance ses griffes contre l'écu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert encore de l'épée, et le frappe sur les flancs d'un coup si violent que l'air en retentit. Vainement: il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses: le haubert de Tristan noircit comme un charbon éteint, son cheval s'abat et meurt. Mais, aussitôt relevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule du monstre: elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deux parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt.
Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu'il voyait briller à quelque distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s'échauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé.
Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d'Irlande, et qu'il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle est la puissance de l'amour que chaque matin il s'embusquait, armé, pour assaillir le monstre; pourtant, du plus loin qu'il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l'écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la tête du monstre, la porta au roi et réclama le beau salaire promis.
Le roi ne crut guère à sa prouesse; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sa cour, à trois jours de là: devant le barnage assemblé, le sénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.
Quand Iseut la Blonde apprit qu'elle serait livrée à ce couard, elle fit d'abord une longue risée, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l'imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent en secret vers le repaire du monstre, tant qu'Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singulière; sans doute, le cheval qui avait passé là n'avait pas été ferré en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans tête et le cheval mort; il n'était pas harnaché selon la coutume d'Irlande. Certes, un étranger avait tué le dragon; mais vivait-il encore?
Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent longtemps; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secrètement dans les chambres des femmes. Là, Iseut conta l'aventure à sa mère, et lui confia l'étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langue envenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d'Irlande réveilla le blessé par la vertu d'une herbe et lui dit:
«Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui a tranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sa récompense. Sauras-tu, à deux jours d'ici, lui prouver son tort par bataille?
– Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J'ai conquis Iseut sur le dragon; peut-être je la conquerrai sur le sénéchal.»
Alors, la reine l'hébergea richement, et brassa pour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prépara un bain et doucement oignit son corps d'un baume que sa mère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage du blessé, vit qu'il était beau, et se prit à penser: «Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fournira rude bataille!» Mais Tristan, ranimé par la chaleur de l'eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu'il avait conquis la Reine aux cheveux d'or, se mit à sourire. Iseut le remarqua et se dit: «Pourquoi cet étranger a-t-il souri? Ai-je rien fait qui ne convienne pas? Ai-je négligé l'un des services qu'une jeune fille doit rendre à son hôte? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j'ai oublié de parer ses armes ternies par le venin.»
Elle vint donc là où l'armure de Tristan était déposée: «Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien digne d'être porté par un preux.» Elle prit l'épée par la poignée: «Certes, c'est là une belle épée, et qui convient à un hardi baron.» Elle tire du riche fourreau, pour l'essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu'elle est largement ébréchée. Elle remarque la forme de l'entaille: ne serait-ce point la lame qui s'est brisée dans la tête du Morholt? Elle hésite, regarde encore, veut s'assurer de son doute. Elle court à la chambre où elle gardait le fragment d'acier retiré naguère du crâne du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche; à peine voyait-on la trace de la brisure.
Alors elle se précipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle cria:
«Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour!»
Tristan fit effort pour arrêter son bras; vainement; son corps était perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse:
«Soit, je mourrai; mais pour t'épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tu n'as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l'as conservée et rendue. Une première fois, naguère, j'étais le jongleur blessé que tu as sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l'épieu du Morholt l'avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d'avoir guéri ces blessures; ne les avais-je pas reçues en loyal combat? ai-je tué le Morholt en trahison? ne m'avait-il pas défié? ne devais-je pas défendre mon corps? Pour la seconde fois, en m'allant chercher au marécage, tu m'as sauvé. Ah! c'est pour toi, jeune fille, que j'ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses: je voulais te prouver seulement que, m'ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preux sénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avait risqué sa vie pour te conquérir et t'avait conquise, et que tu auras tué sans défense dans ce bain.»
Iseut s'écria:
«J'entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir? Ah! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, par belles représailles, tu as fait cette vantance d'emporter comme ta serve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles…
– Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont volé jusqu'à Tintagel pour y porter l'un de tes cheveux d'or. J'ai cru qu'elles venaient m'annoncer paix et amour. C'est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C'est pourquoi j'ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d'or de mon bliaut; la couleur des fils d'or a passé: l'or du cheveu ne s'est pas terni.»
Iseut rejeta la grande épée et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d'or et se tut longuement; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe de paix et le revêtit de riches habits.
Au jour de l'assemblée des barons, Tristan envoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d'Iseut, pour mander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme il convenait aux messagers d'un riche roi: car il espérait atteindre ce jour même au terme de l'aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se désolaient depuis quatre jours d'avoir perdu Tristan; ils se réjouirent de la nouvelle.
Un à un, dans la salle où déjà s'amassaient sans nombre les barons d'Irlande, ils entrèrent, s'assirent à la file sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches vêtements d'écarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux: «Quels sont ces seigneurs magnifiques? Qui les connaît? Voyez ces manteaux somptueux, parés de zibeline et d'orfroi! Voyez à la pomme des épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls, les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer! Qui donc vit jamais splendeur pareille? D'où viennent ces seigneurs? A qui sont-ils?» Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs sièges pour nul qui entrât.
Quand le roi d'Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et de soutenir par bataille qu'il avait tué le monstre et qu'Iseut devait lui être livrée. Alors Iseut s'inclina devant son père, et dit:
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J'indique ici ces éditions plus récentes, qui font partie des publications de la Société des anciens textes français (Paris, Didot): 1. Le Roman de Tristan, par Béroul, publié par Ernest Muret, 1 vol. in-8o, 1904. – 2. Le Roman de Tristan, par Thomas, trouvère anglo-normand du douzième siècle, publié par Joseph Bédier, 2 vol. in-8o, 1903 et 1905. – 3. Les deux poèmes de Tristan fou, publiés par Joseph Bédier, 1 volume in-8o, 1908.