A LUIGI GUALDO.
On parle beaucoup de démocratie, par le temps qui court, – ou qui dégringole, comme disait un misanthrope de ma connaissance. Je ne crois pas cependant que nos mœurs soient devenues aussi égalitaires que le répètent les amateurs de formules toutes faites. Je doute, par exemple, qu'une duchesse authentique, – il en reste, – étale aujourd'hui moins de morgue que sa trisaïeule d'il y a cent et quelques années. Le faubourg Saint-Germain, quoi qu'en puissent penser les railleurs, existe encore. Il est seulement un peu plus «noble faubourg» qu'autrefois, par réaction. Parmi les femmes qui le composent, telle qui habite un second étage de la rue de Varenne et qui s'habille tout simplement, comme une bourgeoise, faute d'argent, déploie un orgueil égal à celui de la Grande Mademoiselle à traiter de grimpettes les reines de la mode et du Paris élégant. Cette élégance même dont on proclame la vulgarisation en disant: «aujourd'hui tout le monde s'habille bien,» demeure, elle aussi, un privilège. A quelque point de vue que l'on se place, de fond ou de forme, de principe ou de décor, la prétendue confusion des classes, objet ordinaire des dithyrambes ou de la satire des moralistes, n'apparaît telle qu'à des yeux superficiels. L'aristocratie de titres et celle des mœurs, – elles sont deux, – restent fermées autant, sinon plus, qu'au siècle dernier où un simple talent de causeur permettait à un Rivarol, à un Chamfort, de souper avec les meilleurs des gentilshommes, où le prince de Ligne traitait l'aventurier Casanova, où les grands seigneurs préludaient à la nuit du Quatre Août par d'autres nuits d'une licence impurement égalitaire. Ce qu'il est juste de dire, c'est que la démocratie a, d'une part, compensé l'inégalité forcée des noms et du passé en établissant une réelle inégalité politique au profit de ceux qui sont les fils de leurs œuvres et à qui elle attribue toutes les fonctions d'État; c'est aussi qu'elle a multiplié et mis à la portée de tous et de toutes un à peu près de luxe, d'élégance et de haute vie qui fait illusion, – de loin. Cet à peu près a son symbole et son principal moyen d'action dans ces grands magasins de nouveautés d'où une femme sort habillée comme chez Worth, munie de meubles de style, enrichie de bibelots curieux. Mais la toilette, mais les meubles, mais les bibelots sont «presque cela,» – et ce «presque» suffit à maintenir la distance.
Cette différence entre l'authentique et l'à peu près ne m'est jamais apparue aussi nette qu'à fréquenter, comme je l'ai fait à diverses périodes, les jeunes Parisiens qui s'amusent. Je les vois devant mes yeux, en ce moment, comme rangés sur un tableau symbolique. Il y a d'abord en haut le véritable viveur, celui qui possède réellement les cent cinquante mille francs par an que suppose la grande fête, comme ils disent, – ou qui se les procure. Celui-là joint à cet or un nom déjà connu, des relations toutes faites dans le monde, et cette espèce de précoce entente de la dépense qui fait qu'un jeune homme, s'il se ruine, sait du moins pourquoi. Sa place était marquée d'avance dans l'annuaire des deux ou trois grands cercles que les Snobs de la bourgeoisie mettent des années à forcer. Ce jeune homme peut être, avec cela, un garçon très fort ou très médiocre, traverser Paris sans y perdre pied ou sombrer aussitôt dans l'océan des tentations qui l'environnent. En attendant, il est le roi de ce Paris. C'est pour lui que travaille l'énorme ville, à lui qu'aboutit l'effort entier de cette colossale usine de plaisirs. S'il a des aventures dans le monde ou le demi-monde, c'est avec des femmes comme lui, de celles dont la lingerie intime représente seule une fortune et dont le raffinement ne saurait être surpassé à l'heure présente, first class ladies, des femmes de première classe, disent les Anglo-Saxons du commun, habitués à tout étiqueter comme des marchandises. Que ce jeune homme conduise un phaéton attelé de ses propres chevaux, ou qu'il emploie, par goût du sens pratique, des fiacres de cercle, soyez assuré que son appartement est aussi confortable que celui d'un grand seigneur anglais, aussi encombré de bibelots et de fleurs que celui d'une courtisane à la mode, qu'il ne mange qu'à des tables princièrement servies, que les moindres brimborions attenant à sa personne supposent la plus fastueuse des dissipations. Enfin, il y a beaucoup de chances pour qu'il se ruine à l'ancienne méthode, dans ce siècle positif, par une fantaisie d'existence à réjouir l'ombre du vieux Lauzun, quitte à suivre jusqu'au bout l'ancienne méthode, et vers la quarantième année, à reprendre au sexe féminin sous la forme d'une belle dot tout l'argent qu'il lui aura prodigué.
Immédiatement au-dessous de ce viveur de la grande espèce, vous trouverez son à peu près dans un personnage presque semblable, mais auquel il manquera un je ne sais quoi en noblesse ou en situation, en fortune ou en tact personnel. Celui-ci sera un bourgeois honteux d'être bourgeois, un timide qui voudra jouer au cynique, un étranger en train de se naturaliser Parisien, un régulier qui s'amusera par devoir, ou tout simplement un de ces indéfinissables maladroits auxquels une histoire ridicule arrive de toute nécessité dans un temps donné. Cet à peu près de maître viveur aura lui-même son à peu près. Ce sera le fils du commerçant pour qui le cercle de la rue Royale est l'ultima Thule, la terre inaccessible du navigateur ancien, et qui se contente du café de la Paix, le soir, en sortant du théâtre. Celui-là fréquente bien les premières représentations comme les autres, mais sans avoir son entrée dans aucune des loges où trônent les grandes élégantes. Il se paie les femmes les plus haut cotées à la bourse de la galanterie, mais il n'a jamais pu en lancer une, ni s'organiser quelque liaison mondaine dont il soit parlé dans les cercles comme d'une espèce de mariage morganatique. Et cet à peu près d'à peu près a son à peu près dans l'étudiant riche, venu de province pour s'initier à la haute vie et qui entre en corruption, comme on entrait autrefois en religion. Cet étudiant porte bien les mêmes cols raides comme du marbre, les mêmes chapeaux luisants comme un sabre, le même habit et les mêmes bottines. Mais son restaurant favori est situé sur la Rive gauche. Il a, répandu sur toute sa personne, quelque chose qui trahit «l'autre côté de l'eau.» On sent, à le regarder, qu'il s'élance vers le Paris des fêtes du fond d'un appartement meublé de la rue des Écoles. Ses maîtresses aussi sont des à peu près d'à peu près, des filles du boulevard Saint-Michel, jalouses d'imiter les filles des Folies-Bergères, – tandis qu'au-dessus de ces créatures s'échelonne toute la suite des femmes entretenues, depuis celle qui continue la tradition de la lorette, – un appartement de trois mille francs et le reste dans le même prix, – jusqu'à la courtisane d'ordre ou de désordre supérieur que des amis complaisants peuvent présenter à un prince étranger de passage sans que l'Altesse, habituée aux minuties des somptuosités royales, soit choquée d'un seul détail de toilette et d'installation. Et c'est ainsi que la nature sociale, invincible en ses moindres décrets comme la nature physique, impose cette loi de la hiérarchie, méconnue par les doctrinaires d'égalité, dans le domaine le plus fantaisiste en apparence, le plus abandonné au libre caprice.
Parmi les spectacles auxquels se puisse complaire la curiosité du moraliste, un des plus curieux est assurément celui des métamorphoses d'un personnage en train de passer d'un de ces à peu près dans un autre. Ce spectacle, je me le suis donné bien souvent, à retrouver un ancien camarade après quelques années, après quelques mois. Rarement j'ai pu suivre les étapes diverses de cette sorte d'évolution sociale, – si le mot n'est pas trop gros pour une très petite chose, – comme à l'occasion d'un jeune homme du nom de Louis Servin, que des circonstances particulières m'avaient permis de prendre à l'œuf. Voici douze ans, Louis en avait quatorze alors, j'étais, moi, séparé de ma famille, les vivres coupés et obligé d'utiliser, en vue de «faire de la littérature,» le bagage de latin et de grec qui me restait du collège. Quelques répétitions le jour et force papier noirci le soir, – tel était mon sort à cette époque. Parmi mes élèves de hasard se trouvait Louis Servin. Son père, excellent homme et d'une activité presque américaine, avait fait et défait deux fois, sa fortune. Il avait fondé enfin une maison de confection qui, sous cette rubrique toute simple: Au bon drap, constitua la plus forte concurrence qu'ait eue à subir la célèbre Belle Jardinière. Louis était le fils unique, follement gâté, de ce robuste travailleur et d'une femme à prétentions qui avait eu une grand'mère noble. Dès cet âge tendre, il s'annonçait comme le plus vaniteux des garçons que j'eusse connus. Il suivait les cours du lycée Charlemagne et il en souffrait, – parce que c'était un collège démocratique. Ses yeux brillaient quand il parlait d'un de ses petits camarades qui suivaient, eux, les cours de Bonaparte. Mais voilà, le père Servin avait ses magasins rue Saint-Antoine. Cet enfant était déjà si étrangement perdu de mesquinerie instinctive qu'il savait l'étage où habitait chacun de ses compagnons de jeu, et je ne l'ai jamais entendu me parler avec sympathie d'un ami qui logeât plus haut que le second. L'ingénuité de cette sottise me divertissait dans l'entre-deux de nos explications latines, au point que je ne me décidai pas à perdre de vue un sujet aussi bien doué pour devenir un Snob de la grande espèce. Étudiant en droit, Louis tint les promesses de son adolescence. Il fut un des premiers à importer dans les brasseries du quartier Latin les costumes et les attitudes des gommeux, – c'était le nom à la mode en ces temps lointains, – qu'il avait pu remarquer au théâtre ou aux courses. Le hasard le favorisa. Son père, dont il rougissait, mourut subitement; et d'accord avec sa mère, aussi vaniteuse que lui, le fils vendit la maison. Il vit avec ivresse disparaître, sur les vitrages des portes et sur l'enseigne, ce nom de Servin, qu'il projetait déjà de modifier en y joignant celui de Figon. Ainsi s'appelait l'aïeule maternelle. Il partit pour l'Italie sur ces entrefaites, en compagnie d'une certaine Pauline Marlv qui avait été, à une époque, l'objet des faveurs d'un assez grand personnage. Il en revint après quelques mois avec des cartes de visite sur lesquelles se lisaient en toutes lettres ces syllabes magiques: Servin de Figon, et je fus invité à dîner par sa mère, qui signa son billet: Thérèse Servin de Figon, elle aussi! Ce fut pour Louis le signal d'une nouvelle vie qu'il inaugura par une rupture absolue avec toutes ses anciennes connaissances, exception faite pour ceux qu'il savait, comme moi, un peu attachés à tous les mondes. Ce fut la période des «Premières,» du Boulevard, et des soupirs nostalgiques vers le grand cercle. Dans quel bar à la mode connut-il le beau marquis de Vardes, et à la suite de combien de cock-tails bus ensemble ce véritable élégant s'intéressa-t-il aux efforts de ce jeune bourgeois en train de se déserviniser? Toujours est-il que, pendant des années, Servin de Figon, devenu S. de Figon, suivant la formule, s'attacha au marquis comme les Scapins de l'ancienne comédie s'attachaient aux Léandres, avec une de ces persistances de flatterie qui supportent toutes les rebuffades, acceptent toutes les servilités et triomphent de toutes les répugnances. Philippe de Vardes, chez qui l'abus des succès faciles n'a pas détruit la bonhomie native, alla jusqu'à donner à son admirateur des leçons de toilette et aussi quelques sages conseils sur la conduite de ses relations. «C'est encore jeune,» disait-il, quand on le questionnait sur S. de Figon, «mais dans deux ou trois ans il sera fait…» Il en parlait comme de son bordeaux. Cependant, l'influence de cet aimable protecteur n'allait pas jusqu'à forcer en faveur du protégé les portes du paradis de la rue Royale. Le Servin était encore trop près, et surtout Louis avait voulu aller trop vite. Quelques dîners trop réussis offerts à de nobles décavés lui avaient attiré de sourdes envies. Un dernier reste de sens pratique, héritage du père Servin, lui fit comprendre cette faute, d'autres encore, et il prit la résolution, désormais, d'obéir aveuglément à Vardes. Deux séjours en Angleterre, à la suite de cet indulgent protecteur, lui avaient ouvert une vue sur le monde cosmopolite, et maintenant sa mère, morte à son tour, devait se retourner de joie dans sa tombe. Il ne fréquentait plus que des gens titrés ou millionnaires, – et le prince de Galles savait son nom!
Si intéressant qu'un pareil échantillon de la vanité bourgeoise puisse paraître à un auteur, il est vite connu, classé, défini, étiqueté. Et pourtant, lorsque mon vieux domestique Ferdinand, par un soir du mois de juillet, voici deux ans, m'apporta une carte anglaise sur laquelle il y avait un simple Louis de Figon, je ne répondis point par un énergique: «dites que je n'y suis pas…» Au contraire, je me frottai les mains et je le priai d'introduire mon visiteur inattendu avec la plus joyeuse impatience. Il est vrai d'ajouter que j'avais fortement travaillé tout le jour, et quand un écrivain a dix heures d'allègre copie dans le cerveau et dans les doigts, sa béatitude intellectuelle est si complète qu'elle le rend indulgent aux pires raseurs. Mais le faux de Figon n'est pas seulement un raseur, il est aussi un catoblépas. C'est un mot que je demande au lecteur de vouloir bien me pardonner. Je l'ai emprunté à la Tentation de saint Antoine par Flaubert, où il est parlé de cet animal, si parfaitement bête qu'il s'est une fois dévoré les pattes sans s'en apercevoir. «Sa stupidité m'attire…» dit l'ermite. Il se rencontre ainsi, de par le monde, des fantoches d'un sérieux si profond dans la niaiserie, d'une sincérité si entière dans le ridicule, qu'une espèce d'incompréhensible fascination émane de leur sottise, comme du catoblépas de la Tentation. La littérature en a créé un certain nombre, dont le plus remarquable est Joseph Prudhomme. Le catoblépas n'est pas simplement le personnage comique, il faut que ce caractère de comique s'accompagne chez lui d'une déformation de la nature humaine si absolument constitutionnelle qu'il équivaille dans l'ordre moral aux nains monstrueux dont raffolaient les princes d'autrefois. Il doit correspondre en nous à ce goût singulier de la laideur dont l'art de l'Extrême-Orient atteste la prédominance définitive chez certaines races. En suis-je moi-même pénétré? Toujours est-il que la visite de mon ancien élève, par le soir d'été dont je parle, me causa un réel plaisir et que je donnai l'ordre de le recevoir, avec une soif de le retrouver pareil à lui-même dans son ridicule, qui ne fut pas déçue quand il entra dans mon cabinet de travail. Amené par quel motif? Je ne pensai pas à me le demander.
Le physique est excellent. Servin de Figon est grand et mince, avec un visage au nez allongé, un front petit, et comme une inexprimable suffisance répandue autour de sa bouche et de ses joues. Invinciblement, en sa présence on pense au proverbe «vaniteux comme un paon,» et l'on constate une extraordinaire identité de physionomie entre cet oiseau et cette figure. De chaque côté de ce visage tout en pointe partent deux oreilles trop détachées. Une raie tracée au milieu de la tête divise les cheveux noirs en deux plaques luisantes et cosmétiquées savamment. La moustache est d'une autre couleur que les cheveux, presque rousse, et sa tournure atteste le coup de fer quotidien. Mais ce qui achève de donner à Louis la plus étonnante expression de vanité heureuse, c'est une certaine façon de porter la tête en arrière dans un abaissement dédaigneux des paupières qui se déploient ensuite avec lenteur, tandis que la bouche parle et sourit de ses propres paroles. C'est sur des airs pareils que le premier venu dirait de ce jeune homme: «quel poseur!..» sans même prendre garde à sa mise plus qu'affectée. Louis copie Philippe de Vardes, son maître, avec une fidélité si gênante qu'il faut toute la bonne humeur du marquis pour ne pas détester cette caricature. Philippe est athlétique et sanguin. Il porte des redingotes et des jaquettes ajustées qui font valoir ses muscles. Ces mêmes redingotes et ces mêmes jaquettes, mises sur le grand long corps de Louis, en exagèrent encore la maigreur. Philippe, avec son teint presque trop coloré, peut supporter les couleurs claires qui donnent au visage en papier mâché de Louis des nuances verdâtres de précoce cadavre. Le léger accent britannique du marquis s'explique par ce fait que sa mère était Écossaise et qu'il a lui-même vécu à Londres autant qu'à Paris, au lieu que le fils du patron du Bon drap n'a jamais su de la langue anglaise que les termes de courses qu'il prononce mal. Et puis, ce sont des tics du maître apparus dans la bouche de l'élève comme un certain «ça est…» qui revient sans cesse.
– «Mais ça est gentil chez vous,» me dit-il en entrant, comme tout étonné de ne pas trouver son ancien répétiteur dans le pire des galetas; et tirant de sa poche un étui à cigarettes en argent où la couronne de comte commence à se dessiner: «Vous n'en prenez pas? D'excellentes cigarettes d'Égypte… Philippe et moi nous les faisons venir du Caire directement… C'est lord *** (ici un des plus beaux noms du Peerage) qui nous a donné l'adresse… Vous ne le connaissez pas? Ah! charmant, mon cher, charmant, et un chic!.. Nous faisions la fête ensemble, l'autre jour, chez Philippe… Un seul vin à dîner, du château-margaux 75… Enfin, Bob était parti… (ses paupières se déplièrent tandis qu'il appelait ainsi ce grand seigneur, qui n'aurait pas voulu du père Servin pour habiller sa maison). Il y avait là Viollas, le cousin de la petite Dutacq, cette jolie blonde qui ressemble à lady *** (ici un autre souvenir du Peerage). Voilà que Bob demande tout haut, avec son grand air et son accent: – «La petite Dutacq, délicieuse… Qui est son amant? – Monsieur, interrompt Viollas, Mme Dutacq est ma cousine…» Et savez-vous ce que Bob a répondu: – «Je ne vous demande pas cela, monsieur, je vous demande si elle a un amant…» Est-ce assez ancien régime, ce mot-là?.. Ce que nous avons ri!..»
Comment traduire la mimique dont s'accompagnait ce discours et le respect profond avec lequel la voix se faisait familière pour dire Philippe et Bob, puis le lancer dédaigneux des noms plébéiens: Viollas, Dutacq, et les rappels des intonations du marquis dans certains passages? J'eus un moment de pure joie à voir mon catoblépas s'imiter lui-même avec cette perfection, et se pavaner devant un écrivain sans blason dans le reflet du blason des autres. Tout cela ne m'expliquait pas encore sa visite ni l'invitation qu'il me lança subitement, lui que je ne connaissais plus guère depuis dix ans que pour lui serrer la main au théâtre ou échanger un coup de chapeau dans la rue.
– «A propos, êtes-vous libre ce soir?» me demanda-t-il; et, sur ma réponse affirmative: «Voulez-vous venir dîner avec moi, au cabaret, à huit heures? Il y aura là Toré, Saveuse, Machault, côté des hommes; et puis Christine Anroux et Gladys, côté des femmes…»
– «Quelle Gladys?» interrogeai-je, étonné par ce nom qui me rappelait une des plus adorables jeunes filles que j'aie rencontrées, une Anglaise du pays de Galles avec des yeux bleu de roi, des cheveux couleur d'or et un teint à faire paraître brunes les carnations des Rubens.
– «Quelle Gladys?..» s'écria Louis, «mais il n'y en a qu'une, notre Gladys, la créole, celle qui a ruiné le petit Bonnivet, celle qui disait si joliment: – «Elle marque mal, ma belle-mère, la duchesse…» Enfin, Gladys Harvey… Je suis avec elle depuis cette année (ici, nouveau jeu de paupières). Je l'ai soufflée à Jose *** (ici, un des beaux noms d'Espagne), vous savez, le Jose qui avait organisé les courses de taureaux à l'Hippodrome, et puis cet infect ministère a refusé l'autorisation. Il disait toujours: – «Ce n'est pas du chien qu'elle a, cette Gladys, c'est une meute…» Il vous faut sortir, mon cher, voir un peu la vie (cette fois, le catoblépas acheva de me fasciner en me protégeant). Ah! ce que j'en aurais de sujets de romans à vous proposer!.. Vous acceptez?..»
Et j'acceptai, pour le déplorer d'ailleurs, avec la logique étonnante qui caractérise les écrivains, tandis que je m'acheminais vers le lieu de notre rendez-vous, un restaurant près du cirque, deux heures plus tard. «J'ai été vraiment trop bête,» me disais-je, «de me mettre en habit dans cette saison!.. Je ne suis pas un gentleman accompli, moi, comme Figon, qui prétend que l'habit le repose…»
Je traversais l'esplanade des Invalides, remuant ces pensées, me renfonçant de mon mieux dans tous mes préjugés de mauvaise humeur bohémienne contre la vie prétendue élégante, – et distrait néanmoins par les voitures qui filaient si lestes! C'était un de ces soirs du commencement de l'été, à Paris, où il flotte dans l'air comme une vapeur de plaisir. Les Parisiens et les Parisiennes qui sont demeurés en ville, y sont demeurés pour s'amuser. Étrangers ou provinciaux, les hôtes de hasard ne sont pas ici pour un autre motif. Cela fait, par ces transparents crépuscules du mois de juillet, une population vraiment heureuse. Le feuillage des arbres plutôt fanoché que fané, la brûlante langueur de l'atmosphère, les magnificences des couchers de soleil derrière les grêles tours du Trocadéro ou la masse imposante de l'Arc, une sorte de nonchalance et comme de détente dans l'activité des passants, tout contribue à cette impression d'une ville de plaisir, particulièrement dans ce quartier à demi exotique, avec la prodigalité de ses hôtels privés et le faste tapageur de son architecture. «Ces gens sont tous gais…» pensai-je en regardant les promeneurs, «essayons de faire comme eux…» Et je m'appliquai à me représenter les convives que j'allais rejoindre dans quelques minutes. Toré d'abord? Albert Toré, un vieux beau plus blond que nature, très rouge, avec une espèce de sourire de fantôme dessiné mécaniquement sur sa vieille bouche, le plus anglomane de tous les Français. Il a ce ridicule délicieux de se croire irrésistible, parce qu'il a été, quinze ans durant, le fancy-man attitré d'une duchesse anglaise. Son culte posthume pour cette grande dame, morte et enterrée depuis des années, se traduit par les familiarités les plus hardies avec les femmes qu'il rencontre aujourd'hui et qui ne sauraient évidemment repousser un homme distingué jadis par lady ***. C'est encore un catoblépas, mais triste. – Saveuse, le baron de Saveuse? Celui-là n'a aucun ridicule. Il est joli garçon, quoique un peu marqué, spirituel et même instruit; mais il faudrait ne pas savoir que son élégance vit d'expédients et que ses amis l'appellent volontiers la Statue du Quémandeur. Combien en aura-t-il coûté à Louis Servin de Figon pour l'avoir à sa table? – Quant à Machault, c'est un géant qui n'a d'autre goût ici-bas que l'escrime, un gladiateur en habit noir et en gilet blanc qui s'entraîne d'assauts en assauts et de salle en salle. Excellent homme d'ailleurs, mais qui ne peut pas causer avec vous cinq minutes sans que le contre de quarte apparaisse. C'est celui que je préfère aux autres et je dînerais avec lui seul sans m'ennuyer, car s'il est un monomane de l'épée, il faut ajouter qu'il est brave comme cette épée elle-même et qu'il ne lui est jamais venu à l'idée de se servir de son talent extraordinaire pour justifier une insolence. S'il est athlète, c'est par plaisir et non par mode. Eh bien! le dîner sera passable avec les hommes, mais les femmes? – Christine Anroux?.. Je la connais trop bien. Avec ses cheveux en bandeaux, ses yeux candides, sa physionomie de fausse vierge, c'est le type de la fille qui se donne des airs de femme du monde et chez laquelle on devine un fond affreux de positivisme bourgeois. Cela sort de chez la procureuse et vous permet à peine de dire un mot leste. A cinquante ans, Christine aura un million et davantage, elle se sera fait épouser classiquement par un honorable nigaud; elle jouera à la châtelaine bienfaisante quelque part en province. Rien de plus banal qu'une pareille créature et rien aussi à quoi les hommes résistent moins. Et Gladys sera comme Christine. Bah! Je m'en irai aussitôt après le dîner… Et je songeais encore: «Mais pourquoi Louis m'a-t-il invité là, à brûle-pourpoint, moi, Claude Larcher, qui n'ai même plus pour moi la vogue de mes deux malheureuses premières pièces et qui besogne dans les journaux, comme un pauvre diable d'ouvrier de lettres? Est-ce qu'une femme titrée lui aurait dit du bien de ma dernière chronique?..»
Je calomniais le pauvre garçon, comme je pus m'en convaincre dès les premiers mots que me dit sa maîtresse, à mon entrée dans le salon du cabaret élégant où se tenaient déjà tous les invités. J'arrivais le dernier. Il donnait, ce petit salon que le chasseur avait désigné, en m'y conduisant, du nom poétique de «salon des roses,» sur une terrasse couverte autour de laquelle frémissaient des feuillages fantastiquement éclairés par en bas. Sous les arbres du jardin du restaurant se tenait un orchestre de tsiganes qui jouaient des airs de leur pays, avec ce mélange de langueur et de frénésie qui fait de cette musique la plus lassante mais aussi la plus énervante de toutes. La lumière des bougies luttait dans la pièce contre le dernier reste de jour qui traînait dans le crépuscule. Les chandeliers et le lustre où brûlaient ces bougies se perdaient dans un enguirlandement de fleurs. D'autres fleurs paraient la table. Elles révélaient le goût de Saveuse dont le regard inquisiteur surveillait involontairement chaque détail. A voir la correction des hommes et la toilette des deux femmes, Christine tout en bleu, Gladys tout en blanc, il était impossible de se croire sur les terres ouvertes du demi-monde. Des perles admirables se tordaient autour de leur cou, elles étaient à demi décolletées, avec un air délicieusement aristocratique, et la beauté jeune dans un décor de raffinement aura toujours pour mes nerfs d'artiste plébéien un attrait si puissant que je cessai du coup de philosopher et de regretter ma complaisance devant l'invitation improvisée du sire de Figon, d'autant plus qu'à peine présenté, Gladys me dit avec un léger accent anglais et du bout de ses dents, qu'elle a charmantes:
– «Votre ami vous a-t-il raconté que je lui demande de me faire dîner avec vous depuis au moins six mois? Et cela a failli manquer. Il ne vous a su à Paris que ce matin, mais il a fallu qu'il allât chez vous aujourd'hui même. Si vous n'aviez pas été libre, j'en aurais eu une vraie peine…»
J'en appelle à de plus sages. Qui n'eût été heureux d'être interpellé ainsi par une créature du plus caressant aspect? Gladys est grande. Ses bras nus, – elle portait sur le droit et tout près de l'épaule un nœud de velours noir, – sont d'un admirable modelé. Sa taille est fine sans être trop mince, son corsage laisse deviner un buste de jeune fille, quoiqu'elle soit toute voisine de sa trentième année; comme à la manière dont sa robe tombe, sans tournure, on reconnaît la femme souple et agile, la joueuse de tennis qu'elle est restée, célèbre parmi les paumiers. Ses rivales les plus jalouses lui accordent une élégance accomplie dans l'art de porter la toilette. Ses mains souples et menues révèlent son origine créole. Elles étaient gantées de suède en ce moment, ces petites mains, et remuaient un éventail de plumes sombres d'où s'échappait un vague et doux parfum. Cette origine créole est aussi reconnaissable à toutes sortes de traits d'une grâce très personnelle. La bouche est un peu forte. Les yeux noirs, aussitôt qu'ils s'animent, s'ouvrent un peu trop. «Ils sont fendus en amande,» dit Gladys en riant, «mais c'est dans l'autre sens!..» L'expression de ces yeux, tour à tour étonnés et tristes, futés et romanesques, la palpitation rapide des narines, le frémissement du sourire, donnent à ce visage une mobilité de physionomie qui dénonce la femme de fantaisie et de passion. Il semble qu'il y ait de la courtisane du XVIIIe siècle dans Gladys, et pas trop de la fille férocement calculatrice de notre âge positiviste et brutal. Ce soir-là, elle portait une robe blanche attachée d'un saphir à la naissance de la gorge. Dans ses cheveux châtains à reflets blonds tremblait un nœud de rubans rouges. En me parlant, j'avais vu ses joues délicates se roser, l'éventail s'agiter entre ses doigts. J'eus un mouvement de fatuité dont je fus bientôt puni, mais qui me fit prendre place à côté d'elle avec un très vif plaisir, quand Figon donna le signal de nous mettre à table avec la cérémonie qu'il apporte aux moindres fonctions de sa carrière d'élégant. Que c'est étrange de faire une fonction de ce qui devrait être un plaisir, et de s'amuser par métier!
– «Voyons le menu,» disait Machault gaiement, tandis que les chaises achevaient de se ranger, les serviettes de se déplier et que s'établissait l'espèce de silence dont s'accompagne tout début de repas. «J'ai deux assauts dans le bras…» Et il fit saillir les muscles de son biceps sous le mince lasting de son habit d'été. «Ah! j'ai tiré avec un gaucher de régiment… Ce que j'ai eu de mal!.. Cristi! Je voudrais bien trouver le fleuret qui touche tout seul…» Il rit très haut de sa plaisanterie, puis consultant le menu: «A la bonne heure! Voilà un dîner qui a du bon sens.» Et il détailla les plats à voix haute. «On pourra manger. Mes compliments, Figon…»
– «Faites-les au maître,» dit Figon en montrant Saveuse.
– «Mon Dieu!» répondit ce dernier, «c'est si simple! Il s'agit, dans ces mois-ci, de trouver des animaux dont la chair ne soit pas tourmentée par l'amour… Le bœuf, il ne l'est plus… Le dindonneau, il ne l'est pas encore… C'est la base de ce menu, et pour le reste, il suffit d'un peu d'idée et de venir en causer soi-même avec le chef…»
– «En aurais-tu à me recommander?» interrompit Christine, «si je me marie, il m'en faudra un…»
– «Bon,» fit Gladys en se penchant vers moi, «elle va vous raconter qu'un prince lui a demandé sa main et qu'elle hésite!.. Et de l'autre…» ajouta-t-elle en me montrant d'un clignement Toré qui, placé à sa droite, grimaçait sataniquement, «le vieux me fait le genou… Il pense à sa duchesse. You are a very jolly fellow…,» cria-t-elle à l'anglomane en lui donnant un coup d'éventail, «mais chasse gardée!..»
Puis, après quelques minutes où la conversation s'était faite générale: «Vous connaissez Jacques Molan, m'a raconté Louis?..» interrogea-t-elle.
– «Je l'ai beaucoup connu autrefois,» repris-je, «il m'a même dédié son premier roman.»
– «Je sais,» fit-elle, «Cœur brisé!… Ah! que j'ai aimé ce livre!..»
Ses yeux devinrent profonds et songeurs. Il y eut un silence entre nous. Je ne serais pas digne du nom d'homme de lettres si je n'avais pas éprouvé, ne fût-ce qu'une seconde, la petite impression de contrariété du Trissotin qui entend louer un Vadius. Quoique nous ne nous voyions plus, Jacques Molan et moi, depuis des années, qu'en passant et sans jamais causer de rien d'intime, j'ai gardé un souvenir de sympathie à cet ancien ami. Je goûte son talent, bien que sa manière douloureuse, toute en raffinements et en complications, ne me satisfasse guère, aujourd'hui que j'ai renoncé à ce que nous appelions ensemble les névroses des adjectifs. Je suis prêt à écrire dix articles pour démontrer que Jacques excelle à entremêler la finesse de l'étude de mœurs faite d'après nature à la sensibilité la plus fine. Oui, je ferais son éloge de tout cœur, et sans rien trahir de mon secret jugement sur les défauts de cette nature. A l'heure présente, Jacques est devenu le plus sec et le plus menteur des hommes. Il ramène cette sensibilité comme les gens chauves ramènent leurs cheveux. Le besoin de l'argent et celui du tapage sont les deux seules passions demeurées sincères chez cet artiste, épuisé de succès comme d'autres le sont de misères et de désastres. Il y a dans toutes les pages sorties de la plume de ce romancier sentimental un fond de cabotinage qui me gâte tous ses effets de style, et une mièvrerie qui répugne à toutes les virilités donc je suis épris maintenant. Le malheur est que cette lucidité sur les défauts de Jacques s'accompagne chez moi d'une espèce de mécontentement qu'il ait tant réussi, – dont j'ai un peu honte. Que ce soit mon excuse pour n'avoir pas accueilli avec plaisir l'enthousiasme de ma jolie voisine. Enfin, puisque j'ai eu le bon goût de me taire!..
Je la regardais rêver maintenant. La musique des tsiganes montait, plus enivrante à mesure que les musiciens s'enivraient eux-mêmes en jouant. La nuit était tout à fait venue et les feuillages des arbres se découpaient sur un ciel noir où perçaient les étoiles. Les convives bavardaient gaiement et Saveuse commençait de raconter que le matin même il avait rencontré, dans les couloirs d'un grand hôtel meublé, une certaine Mme de Forget. Je suis demeuré naïf sur ce point. Je continue à ne pas comprendre la facilité avec laquelle certains viveurs à Paris déshonorent une femme dont ils ont surpris le secret. L'habitude aidant, j'espère m'y faire.
Et Saveuse parlait: «…Voilà qui est piquant,» me dis-je, «et si j'avais mis la main sur un paquet?.. Elle, une sainte, et qui ne veut pas me recevoir, sous le prétexte que je ne respecte pas les femmes?.. Elle ne m'avait pas vu. Je grimpe l'escalier derrière elle, je la vois disparaître derrière une porte sans même frapper; je regarde le numéro, je descends et je vais consulter la liste des voyageurs affichée en bas. Aucune mention dudit numéro, bien entendu. Ma curiosité fut si fort piquée que j'attendis là cinq gros quarts d'heure d'horloge, à la porte de l'hôtel. Au bout de ce temps, elle reparaît. Je la salue avec un respect! Elle me salue avec une dignité!.. Mais, dix minutes plus tard, qui voyais-je déboucher par cette porte d'hôtel?.. Devinez… Laurent!.. qui a la sottise de rougir comme un collégien et de me raconter, là, tout de suite, sans que je le lui demande, qu'il est venu rendre visite à des parents de province… Et, pour couronner le tout, ce grand niais de Moraines qui me dit au cercle, comme on venait de prononcer le nom de la Forget: – «Savez-vous que cette pauvre jeune femme a encore passé deux heures aujourd'hui dans un hôpital? Elle se tuera à soigner les malades!..»
– «Je les reconnais bien là, vos femmes du monde…» dit Christine.
– «Et moi, les hommes du monde,» fit Machault en montrant Saveuse avec un air d'entier mépris qui me réconcilia pour toujours avec le brave escrimeur. L'intonation avait été si insolente qu'il y eut un froid. Saveuse sourit comme s'il n'avait rien entendu, et tout à coup Gladys, qui avait été «dans la lune,» comme le lui dit Figon, se tourna vers moi de nouveau et me demanda:
– «Quel homme est-ce au juste que Jacques Molan?»
– «Bon,» s'écria Christine, «Gladys qui parle littérature!.. Larcher, demandez-lui de vous montrer sa jarretière. Elle y fait broder comme devise le titre du dernier roman dont elle s'est toquée… Est-ce vrai, Gladys?..»
– «Parfaitement vrai,» dit cette dernière en riant. «Vous voyez,» ajouta-t-elle en s'adressant à moi, «que si jamais vous voulez peindre le demi-monde, il ne faudra pas me prendre comme modèle… Je suis une trop mauvaise cocotte… Que voulez-vous? Voilà à quoi je pense au lieu de chercher des vieillards à plumer ou de petits jeunes gens…» Et s'adressant à Christine: – «Qu'a-t-on fait à la Bourse aujourd'hui?..»
Christine haussa les épaules en souriant d'un mauvais sourire.
– «Oui, quel homme est-ce que Jacques Molan?» insista Gladys.
– «Demandez-moi plutôt quel homme c'était,» répondis-je. «Depuis deux ans je ne l'ai pas vu cinq fois…»
– «On change si peu,» fit-elle avec un gentil hochement de sa tête. «Regardez Toré.»
Le vieux maniaque entendit son nom et cligna de l'œil. Le fait est qu'en ce moment, la lumière jouait sur sa teinture blonde et que l'espèce d'éclat flave de ses cheveux rendait irrésistiblement comiques les laideurs de son masque vieilli. Tout luisait en lui d'un éclat grotesque: son teint allumé par les libations auxquelles il se livrait sans rien faire que prononcer un monosyllabe de temps à autre, sa lèvre mouillée, le plastron de sa chemise et le revers de satin de son habit. La conversation avait repris son cours. Saveuse racontait une nouvelle histoire en surveillant du regard Machault qui s'entonnait du champagne, et, par moments, riait très haut. Figon baissait et relevait ses paupières, suivant l'occurrence, avec le sérieux qui le rend si comique. Christine écoutait Saveuse et piquait de-ci de-là une interruption. Moi, tout en débitant sur mon ancien camarade de bohème des phrases d'article, j'admirais comme Gladys me posait par instants des questions qui témoignaient d'une lecture assidue des romans de Jacques: Cœur brisé, Anciennes Amours, Blanche comme un lys, Martyre intime. Elle savait par cœur ces œuvres aussi maniérées que leur titre. Cette fois, mon envie n'eut pas de bornes. Évidemment cette fille était devenue amoureuse folle de l'écrivain à travers ses livres, et elle ne m'avait fait inviter par Figon que pour me demander sans doute de lui ménager un rendez-vous avec l'objet de son culte. Je n'en doutai plus lorsque au dessert elle posa sa serviette devant elle et dit:
– «Ah! que j'ai chaud!.. Monsieur Larcher, voulez-vous me tenir compagnie un petit quart d'heure sur la terrasse?.. Ah!» fit-elle, quand nous fûmes accoudés sur la balustrade parmi les feuillages, et tandis que le rire de nos compagnons abandonnés nous arrivait à travers les fenêtres, «quelle vie! Et qu'ils sont bêtes!.. J'ai un de mes petits amis qui m'appelle toujours: Sa pauvre Beauté… Beauté, je ne dis pas, mais pauvre, ah! que c'est vrai!»
Elle prit une rose qu'elle avait piquée à son corsage au commencement du dîner et se mit à en mordre les pétales avec colère, en fronçant le sourcil. Au-dessous de nous, les tables, dont nous apercevions les blanches nappes à travers la verdure, retentissaient d'un bruit de fourchettes et de couteaux. Les tsiganes continuaient de jouer, et Gladys, après avoir jeté la rose défeuillée à terre, reprit en s'éventant doucement:
– «Je vous ai dit que j'étais une si mauvaise cocotte et voilà que je vous parle comme au premier acte de la Dame!.. Est-ce assez peu dans la note, une femme habillée par Laferrière, dont les journaux parlent en l'appelant la belle Gladys, qui va au Bois avec des chevaux à elle, à qui l'on vient de payer ses dernières dettes et qui se plaint…? Et tout cela parce que j'ai pensé à mon histoire avec Jacques Molan… Ne me regardez pas en ayant l'air de me dire: Mais alors pourquoi me demandiez-vous quel homme c'est…? Toute cette histoire s'est passée là…» elle se toucha le front avec la pointe de son éventail, «et là,» et elle mit ce même éventail contre son cœur!.. «Je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parlé, je ne lui ai jamais écrit… et pourtant c'est tout un petit roman… Voulez-vous que je vous le conte?..» demanda-t-elle en me coulant un regard de côté. Il était un peu trop visible que tout dans cette partie fine avait été organisé en vue de ce mot-là, depuis l'invitation de Figon jusqu'à l'appel sur la terrasse. Mais ce qui me fit lui pardonner la ruse de cette petite mise en scène, c'est qu'elle en avait un peu honte et aussi qu'elle me l'avoua ingénument.
– «Oui,» dit-elle comme répondant à ma pensée, «quand j'ai désiré vous voir, c'était un peu pour cela, mais si je vous avais trouvé moqueur, vous n'auriez rien su… Que voulez-vous? Je sens que vous êtes bon et que nous serons amis…»
J'étouffai un soupir sous prétexte de lancer une bouffée du cigare que je fumais. Ce n'était pas tout à fait le rôle auquel je m'étais préparé que celui de confident. Mais le naturel de cette fille, l'espèce de poésie qui se dégageait d'elle dans ce milieu si contraire à toute poésie, l'originalité de cette confession sentimentale dans ce décor, avec ces viveurs à côté, cette nuit douce, le bruit des dîners et des voitures mêlé à la musique des tsiganes, tout contribuait à me rendre aimables ces quelques minutes, et ce fut de bonne foi que je pris la petite main de Gladys et que je la lui serrai en lui disant:
– «Moi aussi, je crois que nous serons amis… Dites votre roman et n'ayez pas peur. Je ne me suis jamais moqué que de moi-même…»
– «J'avais vingt ans…» commença Gladys après s'être recueillie. Je redoutai ce début, comme celui d'un récit appris par cœur; mais non. Tout de suite, je vis que ses souvenirs affluaient en foule et la troublaient. Elle les avait devant elle et non plus moi, et elle continuait: «J'avais vingt ans, il y a des jours et des jours de cela… Ne me faites pas de compliments, beaucoup de jours. Comptez onze fois trois cent soixante-cinq… Je vivais à Paris et j'étais sage, très sage… J'habitais avec ma sœur aînée Mabel. C'est depuis qu'elle est morte que je suis devenue ce que je suis… Comment nous étions venues à Paris, toutes deux seules, malheureuses petites créoles, presque de petites négresses blanches, ça, c'est un autre roman, celui de ma vie… Mon père était un ingénieur anglais qui avait fini par aller chercher fortune au Chili; là, il avait rencontré ma mère, une octavonne… Vous voyez qu'il n'y a pas beaucoup de sang noir sous ces ongles,» et elle les fit briller à la lumière de mon cigare comme des chatons de bague, «mais il y en a tout de même. – Après des hauts et des bas, nous avions tout perdu. Nos parents étaient morts et nous étions ici pour recouvrer une créance sur le Gouvernement français… Mon père avait travaillé pour vous aussi. Pauvre père! A-t-il eu du mal dans sa vie et pour que sa fille préférée fût la Gladys qui vous raconte toute cette histoire!.. Enfin, nous vivions comme je vous ai dit, Mabel et moi, et nous n'avions pas un sou, pas ça,» insista-t-elle en faisant craquer son ongle contre une de ses dents dont la nacre brilla entre ses lèvres fraîches. «Toutes nos misérables ressources avaient été mangées. La créance? Chimère, et nous vivions… Comment?.. Aujourd'hui que je dépense soixante mille francs par an, rien que pour ces chiffons…» et elle battit ses jupes souples de sa main et avança son pied, «je me demande comment nous ne sommes pas mortes de faim, de froid, de dénûment. Pensez donc, Mabel avait trouvé une place d'aide à la vente dans un bureau de tabac, sur les boulevards. Elle n'avait pas voulu que je l'acceptasse. – «Non, tu es trop jolie,» m'avait-elle dit, et je tenais le ménage. Ne le dites pas à Figon,» ajouta-t-elle en riant, «il me diminuerait s'il savait que ces mains,» et elle les montra encore, «ont fait la cuisine chez nous pendant deux ans… Nous occupions trois petites chambres dans une impasse derrière Saint-Philippe-du-Roule. Et je travaillais aussi, à quoi? A ces petits ouvrages de femmes que l'on peut faire sans avoir appris de métier: j'ai brodé, j'ai bâti des robes de poupée, j'ai assorti des perles, j'ai donné quelques leçons d'anglais, et aussi fait des traductions de romans, moi, Gladys Harvey!..» Elle prononça ces mots comme Louis XIV disait: Moi, le Roi!.. «Et à travers tout cela, j'avais le temps de me parer. Je n'ai jamais été aussi jolie qu'alors, avec une certaine robe que j'avais coupée et cousue moi-même; je la vois encore, toute bleue, et qui fut perdue en une fois, parce que je l'avais mise pour sortir, par une après-midi de dimanche, au printemps. La pluie nous prit en plein bois de Boulogne et nous n'avions pas sur nous, Mabel et moi, de quoi seulement entrer à l'abri dans un des cafés qui se trouvent de ce côté-là. Quand je passe dans mon coupé le long de cette allée, et que je me souviens de mon désespoir, croyez-vous que je regrette cette bonne misère et nos dîners en tête-à-tête, ces dimanches? Une semaine sur deux, Mabel avait un jour de congé, et c'était alors, dans notre petite salle à manger, une fête à ravir nos bons anges: – deux chaises de paille, une table de bois blanc que nous couvrions d'une serviette, et nous restions des heures à causer longuement, doucement, à nous sentir si près l'une de l'autre, dans cette grande ville dont nous entendions la rumeur qui nous rappelait le bruit de la mer, là-bas, – pouvions-nous dire dans notre pays, puisqu'il ne nous y restait plus rien, rien que de si tristes souvenirs?
«Oui, c'étaient de bonnes heures, mais trop rares. J'étais trop seule. C'est ce qui m'a perdue, et puis, voyez-vous, avec mes airs de me moquer de tout, que je prends si souvent, il n'y a pas plus rêveuse que moi, – ou plus gobeuse, un mot que vous n'aimerez peut-être pas, mais il est si vrai! J'ai toujours eu un coin vert dans le cœur, et dans ce coin vert une marguerite, que j'ai passé des heures à effeuiller, vous savez, comme les petites filles: il m'aime un peu, passionnément, pas du tout… Hé bien! Jacques Molan a été ma première marguerite… Voici comment. Je vous ai dit que je faisais quelques traductions de romans anglais. Cette besogne m'avait mise en rapport avec un cabinet de lecture de la rue du Faubourg-Saint-Honoré où j'ai bien pris trois cents volumes de la collection Tauchnitz. En ai-je dévoré de ces récits où l'on boit des tasses de thé à chaque chapitre, où il y a un vieux gentleman qui prononce la même plaisanterie avec le même tic dans sa physionomie, où la jeune fille et le jeune homme se marient à la fin, après s'être aimés gentiment, convenablement, durant trois tomes! Et je dégustais cela comme les rôties que je me beurrais moi-même, à l'imitation des héroïnes, pour mon déjeuner. Jugez maintenant de l'effet que dut produire sur une pauvre petite Anglaise sentimentale, qui n'avait jamais ouvert un livre français, la lecture de ce Cœur brisé dont nous parlions tout à l'heure. Pourquoi je demandai ce roman-là plutôt qu'un autre? A cause du titre peut-être, et puis je suis fataliste, voyez-vous. Il était dit que ce serait là ma première folie. Car c'en fut bien une, que cette lecture. Je la commençai à deux heures de l'après-midi, en rentrant de mes courses. A la nuit, j'étais encore là, ayant oublié de me préparer à dîner, et le ménage à finir, et que j'étais la sœur de Mabel, la fille du malheureux Harvey, l'inventeur, et tout le reste. J'étais devenue les personnages de ce livre. Vous vous souvenez de la lettre que la femme abandonnée écrit avant de mourir:… Ma beauté, elle s'est fanée à te pleurer sans que tu aies eu pitié ni d'elle ni de moi, mon doux bourreau?.. Ai-je assez lu et relu cette lettre en fondant en larmes! Aujourd'hui que j'ai vécu et que je comprends ce qui s'est passé en moi à cette époque, je ne peux pas mieux expliquer mon bouleversement d'alors qu'en vous disant que j'ai eu le coup de foudre pour ce livre, comme j'ai vu d'autres femmes l'avoir pour un son de voix, pour un regard… Vous souriez?.. Ah! vous autres écrivains, si vaniteux que vous soyez, vous ne le serez jamais assez! Si vous saviez ce qu'un de vos livres peut devenir pour une enfant de vingt ans qui n'a rien vu et qui vous aime à travers vos phrases? Oui, qui vous aime… Mais comment y croiriez-vous? Il y a tant de curieuses ou de menteuses qui vous jouent la comédie de ces sentiments-là, pour avoir un autographe ou pour raconter qu'elles vous connaissent…»
– «Pauvres nous!» interrompis-je, «mais la femme qui entre en relations épistolaires avec un auteur, il n'y en a qu'une, jamais qu'une!.. Votre Jacques et moi, nous étions très fiers à une certaine époque d'une inconnue avec qui nous entretenions une correspondance suivie… Quelle tuile quand nous nous sommes montré nos lettres et que nous avons constaté que c'était la même écriture et la même personne!..»
– «Voilà pourquoi,» reprit Gladys, «je n'écrivis pas à Jacques. J'avais un pressentiment de cela. Je n'ai qu'une vanité, c'est d'être très femme, avec un peu de ce doigté du cœur qui nous fait accuser de ruse quand nous ne sommes que fines… Mais je le lus et je le relus, comme je vous dis, ce roman, et, à chaque lecture, mon intérêt pour l'auteur de cet adorable livre grandissait jusqu'à devenir une véritable obsession. Comme il devait avoir l'âme délicate pour peindre ainsi la souffrance! L'histoire racontée dans ce livre était-elle la sienne? Était-ce lui, le doux bourreau que la victime bénissait en mourant de son abandon? Avait-il été aimé ainsi, jusqu'à la mort, et puis un repentir dernier l'avait-il conduit à suspendre ce roman à la croix d'une morte, comme une couronne de roses à demi fanées?.. Ou bien des confidences reçues, une correspondance trouvée, un journal intime lui avaient-ils permis de découvrir le secret martyre dont il s'était fait le poète? Car d'admettre que ce fût là une œuvre d'imagination, je ne le voulais pas, et je me figurais mon romancier à l'image de mes désirs. Il devait être jeune, pâle, avec des yeux bleus et quelque chose d'un peu souffrant… Vous riez, maintenant. Que vous auriez ri davantage si vous m'aviez vue debout à la devanture d'un marchand de photographies dans la rue de Rivoli, le jour où j'y vis son portrait. Je dus y retourner trois fois avant d'oser entrer dans la boutique pour l'acheter, ce portrait, qui ressemblait, par bonheur, à l'idée que je m'en étais faite d'avance, assez du moins pour que mon enchantement d'imagination ne fût pas brisé. A la même époque, on publia une biographie de lui avec une charge. J'aurais battu celui qui avait déformé ce visage dont j'étais devenue aussi amoureuse que du livre. Que voulez-vous? C'est le sang nègre, il y a de l'esclave en moi, et, quand j'ai aimé, j'ai toujours sorti tout mon noir… Je l'ai quelquefois plus mal placé que cette fois-là.
«En lisant cette biographie, un projet fantastique s'ébaucha dans ma tête. Je vous ai dit que j'étais trop seule. Je causais trop avec moi-même, et je ne me suis jamais donné que des conseils bien fous. La brochure racontait que mon grand homme habitait une partie de l'année à Vélizy, un hameau près de Chaville, et qu'il avait là justement la petite maison décrite dans Cœur brisé. J'appris aussi par cette brochure qu'il n'était pas marié. S'il l'avait été, je n'aurais plus pensé à lui, je vous jure. J'étais tellement innocente, comme dit la chanson, que je ne comprenais presque rien, toujours comme dans la chanson, sinon que jamais Jacques Molan n'aimerait une pauvre fille, comme moi, dans son sixième étage et avec ses malheureuses toilettes de quatre sous. Ah! si j'étais une de ces dames comme il en décrivait dans son livre? Et voilà comment j'en arrivai à concevoir ma grande idée: économiser, centime par centime, franc par franc, de quoi m'habiller aussi joliment que les élégantes que j'allais quelquefois voir passer aux Champs-Élysées dans leurs voitures, et ensuite me présenter à Jacques Molan, sous un faux nom, comme une jeune femme qui vient lui demander conseil… Où me mènerait cette équipée? Je n'en savais rien. Je ne me le demandais pas. J'effeuillais la marguerite, voilà tout. Il m'aimera un peu, passionnément, pas du tout… Et je restais toujours sur le pétale: il m'aimera, sans rien savoir, sinon que ce mot associé à l'idée de cet homme pourtant inconnu, me représentait quelque chose d'infiniment doux, de si pur, de si tendre. Je le verrais une fois, puis une autre, une autre encore. Je me dirais mariée, pour qu'il ne cherchât point à connaître mon vrai nom. Étais-je assez la petite Anglaise du roman que je traduisais! Pourtant, je lui avouerais mon prénom. J'étais naïvement fière de sa rareté, comme de mes cheveux qui me tombaient alors jusqu'ici,» et elle étendit son bras dans toute sa longueur. «Enfin, ce fut un roman à propos d'un roman, dont je ne soufflais pas un mot à la sage Mabel, comme vous pouvez croire, et que je menai à bien, de quelle manière? Par quels prodiges d'économie? Par quelles ruses pour cacher les divers objets de parure que je dus me procurer un par un, depuis les petits souliers vernis et les bas de soie noire jusqu'au chapeau, sans parler de la robe? Il me fallut dix mois, vous entendez, dix mois, pour amasser mon magot et pour me déguiser ainsi en dame, dix mois, durant lesquels j'ai multiplié les heures de travail, découvert des besognes nouvelles, pris sur mon sommeil pour mettre les traductions doubles, enfin, une de ces folies de jeune fille dont on s'étonne ensuite d'avoir été capable. On se dit: – Ai-je été bête! – tout haut; et tout bas: – Quel dommage!..»
Ce fut si bien lancé, sur un si joli accent d'ironie tendre, que je regardai cette étrange fille avec une espèce d'admiration sur laquelle elle ne se trompa guère. Elle n'aurait pas été femme si elle n'avait pas pris un temps pour jouir du petit effet qu'elle me produisait. Puis, écartant un peu ses paupières, soulevant ses sourcils et plissant son front avec une expression triste, comme découragée:
– «Ce fut par une adorable après-midi de juin que je me mis en campagne,» reprit-elle; «j'avais attendu deux semaines, une fois le détail de ma parure tout entier organisé, par superstition. Je voulus voir un présage de réussite à mon projet, dans le bleu du ciel, le vert des arbres et le clair du soleil de ce jour-là… Me voyez-vous, descendant du train à Chaville, et m'engageant sous les branches, le long des étangs, après avoir demandé ma route à un enfant qui passait? Il y avait des oiseaux qui chantaient tout le long du chemin, des fleurs dans les herbes, et je rencontrai deux couples d'amoureux qui erraient dans l'ombre des jeunes arbres. Je ne savais rien, ni si Jacques était dans sa maison de Vélizy, ni même où était cette maison, ni s'il y vivait seul, mais je savais bien que j'étais très jolie avec ma robe grise, mon chapeau clair, mes petits souliers, et que je lui plairais, – si je le rencontrais, – et je ne doutais pas de cette rencontre. Vous allez dire que je suis vraiment par trop négresse avec mon teint pâle. A cette époque-là, je croyais à ma chance… Ma chance!.. Oui, j'y croyais comme à mes vingt ans, comme à mon désir, comme à tant de chimères… Quand j'étais toute petite, là-bas, en Amérique, nous habitions au bord de l'Océan. Les voiles des bateaux que montaient les pêcheurs du pays étaient teintées de rouge. Chaque matin, je me mettais à la fenêtre, je comptais celles de ces voiles qui étaient en mer et qui faisaient des points lumineux sur le bleu des vagues. A chacune j'attachais une espérance. Celle-ci me représentait un cadeau que j'aurais dans la journée, cette autre une promenade où l'on me conduirait… Aujourd'hui, je n'ai pas plus de points lumineux à mon horizon qu'il n'y a de voiles teintées de rouge sur ce ciel. Ils sont tous éteints. Mais par la belle après-midi d'été où je traversais le bois de Chaville, celui qui dansait devant mes yeux était si rayonnant! Et en même temps que j'espérais, j'avais si peur! Une timidité si folle, aussi folle que ma démarche, faisait trembler mes jambes sous moi. Je n'étais pas sûre, une fois arrivée, de retrouver une seule des phrases que j'avais préparées pour les réciter à mon grand homme. Et j'allai pourtant, jusqu'à la minute où j'aperçus au bout d'une allée le petit clocher d'une église, des toits couverts de tuiles… C'était Vélizy. Un passant m'indiqua la maison de M. Jacques Molan. J'étais arrivée.
«Je ne sais pas si je vivrai bien vieille, et je ne le souhaite pas. Gladys Harvey ouvreuse dans un théâtre, ou Gladys Harvey avec de petites rentes parmi des chats, des chiens, et dans un peignoir de flanelle, ou Gladys Harvey jouant à la dévote en province, aucune de ces perspectives ne m'attire. Nous devons mourir jeunes, nous autres. Je trouve que ça fait partie de la profession, comme de savoir porter la toilette et plaisanter avec du chagrin plein le cœur. Mais à quelque âge que je m'en aille, et même si je devais être aussi décrépite un jour que les vieilles des Petits-Ménages, je suis sûre que je n'oublierai jamais cette villa ensevelie à demi sous le lierre, la ligne des rosiers dans le jardinet qui la précédait, et moi à la porte, regardant à travers la grille et n'osant pas sonner, dans ma belle robe où je me trouvais à la fois jolie et gauche, coquette et maladroite. C'étaient ces rosiers dont il était parlé dans la fameuse lettre de mon cher roman… Vous vous souvenez: Elles et moi, mes roses et ma grâce, nous fanerons-nous, mon amour, sans que tu nous aies respirées? Et puis, quand elle dit: J'y suis revenue, dans notre maison, où je meurs du mal de regret… Mais je l'aime, ce mal. Car c'est le regret qui donne une forme au bonheur… Ces phrases de l'héroïne de Cœur brisé chantaient dans ma tête comme j'étais là, respirant à peine et folle d'émotion… Qu'allait-il arriver de mon beau songe? Que me dirait celui à qui je venais apporter une si naïve, une si tendre admiration? Enfin, j'eus la force de tirer la chaîne de la cloche, et un jardinier parut presque aussitôt, coiffé d'un grand chapeau de paille… – «M. Jacques Molan? – Il est à Paris, et M. Alfred aussi,» me répond l'homme… Quel Alfred? Sans doute un ami. J'insiste: – «Et croyez-vous qu'il rentre cette après-midi?.. – Je n'en sais rien, fait le jardinier, mais je vais demander à Madame…» – Et sur la porte de cette maison que je venais de contempler comme un sanctuaire, j'aperçois une femme assez grande, assez jolie, en cheveux blonds noués à la diable sur le derrière de la tête, en matinée blanche, et un arrosoir à la main. Le jardinier lui parle. Elle me dévisage. Je n'entends pas ses paroles. Que m'importe? Et que m'importe que l'homme vienne me dire que M. Molan sera là vers les cinq heures?.. Avais-je été sotte! Il vivait avec une maîtresse, tout simplement, et c'était la seule chose à laquelle je n'eusse pas pensé. Mon Dieu! que j'ai pleuré dans le train, en m'en retournant!.. J'en ai gâté ma robe. Elle était si fragile! Un déjeuner de soleil, comme mon beau roman!..»
– «Et vous n'avez pas écrit à Jacques, vous n'avez pas cherché à le revoir?»
– «Jamais,» fit-elle, «et par ce côté superstitieux que je vous ai dit… C'était joué et perdu! Et puis, à quoi bon lui écrire, puisqu'il n'était pas libre? Ah! cette femme que j'avais aperçue une minute, avec sa bouche canaille et ses yeux effrontés, non, ce n'était pas la compagne que j'avais rêvée au poète de Cœur brisé. Mais puisqu'il vivait avec elle, il l'aimait. Comment l'eussé-je cru capable de vivre avec une femme sans amour? Et cet amour nous séparait plus que la distance, plus que nos conditions sociales, plus que sa gloire et ma pauvreté… Je n'eus pas beaucoup de temps, d'ailleurs, à donner aux tristesses de mon roman avorté. Ma sœur tomba gravement malade. Elle mourut. Je rencontrai quelqu'un qu'il eût mieux valu pour moi ne jamais connaître. Mon sort changea, je pris un amant et je devins ce que vous savez… Ne croyez pas qu'à travers les aventures de mon existence j'aie oublié cet étrange premier amour qui ne ressemblait à rien de ce que j'ai senti depuis. Je continuai de lire tout ce que Jacques écrivait. J'avais des amis qui le connaissaient, qui parlaient de lui devant moi, qui en disaient du bien, du mal. Moi, je me taisais. Je ne disais même pas mon impression de ses nouveaux livres. Pour lui et pour ses œuvres, j'ai toujours eu ce sentiment de pudeur qui fait qu'on évite de prononcer le nom de la personne que l'on aime trop, devant quelqu'un à qui l'on ne saurait faire comprendre pourquoi on l'aime. D'ailleurs, que pouvait-il résulter d'une rencontre entre un homme tel que lui et la femme que j'étais devenue? Je suis un peu artiste en toutes choses, et en souvenirs comme dans le reste. Je ne voulais pas gâcher mon pauvre ancien rêve en le transformant en une vulgaire intrigue de galanterie. Non, je n'ai jamais rencontré Jacques, et si j'ai un désir au monde, c'est de ne le rencontrer jamais!..»
Elle avait prononcé ces derniers mots avec une émotion si évidente que je demeurai sans lui répondre. Tandis que nous causions, les tables du jardin s'étaient peu à peu dégarnies de leurs convives, la musique des tsiganes avait cessé de jouer, et sans doute nos amis commençaient à trouver que la gaieté de Gladys manquait à l'entrain du dîner, car Figon parut à la porte de la terrasse avec ce sourire à demi contraint du jaloux qui ne veut point avouer sa jalousie: «On peut entrer?..» fit-il en frappant contre la vitre.
– «Je viens tout de suite,» dit Gladys, «cinq minutes encore… Vous entendez,» ajouta-t-elle en s'éventant d'une façon nerveuse; et tandis que des bravos accueillaient la nouvelle rapportée par Figon que nous allions reparaître, «il faut que j'aille faire mon métier… Mais j'ai un grand service à vous demander…»
– «Si c'est possible, c'est fait,» dis-je en parodiant le mot célèbre: «si c'est impossible…»
– «Ne plaisantez pas,» interrompit-elle vivement, «vous me feriez regretter d'avoir parlé… Pardon,» et elle me regardait avec une espèce de soumission câline, «mais cela me tient au cœur un peu plus qu'il ne faudrait… Je vous ai dit que j'avais eu la coquetterie de mon sentiment pour Jacques. Je ne voudrais pas que ce sentiment fût tout à fait perdu. Votre ami a des moments bien tristes, des heures toutes noires, je l'ai trop vu dans ses livres. Il ne croit guère aux femmes. Il a dû en rencontrer une très mauvaise… Eh bien! je voudrais qu'un jour, mais un jour où il n'aura pas envie de rire, vous lui racontiez qu'il a été aimé sans le savoir, et comment, et que celle qui l'a aimé ne le lui dira jamais elle-même, parce qu'elle est une pauvre Gladys Harvey… Seulement, vous me jurez de ne pas me nommer?..»
– «Je vous en donne ma parole,» lui dis-je.
– «Ah! que vous êtes bon,» fit-elle, et, par un geste d'une grâce infinie, où reparaissait sans doute ce sang noir qui coulait dans ses veines, elle me prit la main, et, sans que j'eusse pu me dérober à cette caresse qu'heureusement personne ne vit, elle me la baisa, mais déjà elle s'était échappée de la terrasse pour rentrer dans la salle du restaurant, où Machault, plus excité que d'habitude par la boisson, se tenait debout, son habit ôté, sa puissante musculature visible sous la toile de sa chemise, et il criait à Christine Anroux en lui montrant une chaise:
– «Allons, assieds-toi là et n'aie pas peur… Cinquante louis, que je la porte deux fois de suite à bras tendu. Qui tient le pari?..»
– «Jamais, jamais,», criait Christine en mettant la table entre elle et l'athlète; «il a bu deux bouteilles de champagne à lui tout seul et je ne sais combien de verres de fine… Je tiens à ma figure, moi.. C'est mon gagne-pain…»
– «Brandy?.. Whisky?..» me demanda l'anglomane Toré qui me tendit les deux flacons. Il était resté seul à table, tandis que Saveuse et Figon assistaient debout et en riant à la discussion entre Christine et Machault.
– «Moi, je n'ai pas peur,» s'écria Gladys, «laisse-moi la place, Christine.»
Elle s'assit sur la chaise auprès de l'hercule qui, s'arc-boutant sur ses jambes, très rouge, empoigna un des barreaux.
– «Vous y êtes?..» demanda-t-il.
– «All right…» fit Gladys.
– «Une, deux,» dit le géant, «trois,» et il tenait la chaise droite devant lui, avec la jeune femme dessus qui, toute gaie, nous envoyait des baisers comme une écuyère de cirque, et, quand il l'eut remise à terre parmi les bravos, elle me dit, à mi-voix, avec un sourire triste:
– «Vous voyez bien qu'il ne faut pas me nommer à Jacques…»
Pauvre Beauté!.. – comme elle m'avait dit que l'appelait un de ses amoureux, – quand je rentrai chez moi, passablement troublé par le brandy et le whisky chers à Toré, j'essayai en vain de me persuader qu'elle m'avait, pour parler comme Christine Anroux, «fait monter à l'arbre,» – un arbre en fleur, mais un joli arbre de mensonge tout de même et de mystification. Si c'était une comédie, elle l'avait jouée divinement, avec un tel accent de sincérité! Mais son charme de naturel, la visible spontanéité de ses gestes, son regard et son sourire, tout me confirmait dans cette idée que, pour une fois, il fallait admettre comme vraie une confidence de femme, – moi qui ai passé ma vie à me défier de celles que j'aurais le plus passionnément désiré croire. Pour tout dire, je trouvai un charme d'ironie à ne pas trop mettre en doute le récit de Gladys. Il y a pour un misanthrope une volupté particulière à découvrir la fleur du sentiment le plus délicat chez une créature, et cette volupté est justement l'inverse de la joie que nous procure la rencontre d'une vilenie chez une de ces femmes au fier profil, aux attitudes idéales, aux discours supérieurement méprisants, comme il en foisonne dans le monde. Cependant je doutai de cette histoire davantage à mesure que je m'éloignai du coin où elle m'avait été débitée. Ce fut moins la promesse faite à la maîtresse de Figon que ce doute même qui me poussa, lorsque je rencontrai Jacques Molan, six ou sept mois après le dîner des Champs-Élysées, à lui raconter le discret et romanesque amour dont il avait été l'objet. Je voulais savoir si Gladys ne lui avait pas fait faire la même commission par d'autres, si elle ne lui avait pas écrit, que sais-je?
– «Voilà qui est singulier,» me dit Jacques, «je me rappelle parfaitement… A Vélizy, vers 1876, 77… Je me trouvais là avec Pacaut et sa maîtresse, Sidonie, la blonde, tu ne l'as pas connue? Elle et mon domestique m'ont parlé d'une femme très élégante qui était venue me demander, une après-midi que j'étais sorti. Et c'était celle-là!.. J'espère que tu vas me donner son nom et son adresse,» ajouta-t-il en riant, «j'y vais de ce pas…»
– «J'ai donné ma parole de ne pas te la nommer,» répondis-je en secouant la tête. Ce que Jacques venait de me dire, en m'attestant la véracité de Gladys, au moins sur un point, achevait de rendre cette fille si intéressante à mes yeux que je me serais considéré comme le dernier des hommes si j'avais trahi sa confiance.
– «Tu ne veux pas parler?..» insista-t-il. «Et tu t'imagines que c'est pour autre chose que pour m'avoir chez elle qu'elle t'a conté ce joli roman? Allons, quand Goncourt aura fondé son académie, je te ferai donner le grand prix Gobeur, s'il y en a un…»
Ce mauvais jeu de mots fut tout ce que lui inspira cette douce et triste aventure dont je m'étais fait l'interprète, puis il se mit tout de suite à me détailler sa dernière bonne fortune avec une femme titrée et riche. – Pauvre Beauté! me disais-je en pensant à Gladys, – Pauvre dupe! aurais-je dû dire sans doute en pensant à moi… – Mais quoi? m'eût-elle encore joué la comédie, je dirais tout de même: Pauvre Beauté!
Paris, février 1888.
A EDMOND TAIGNY.
Alfred de Musset a écrit des strophes qui sont célèbres sur la rapidité avec laquelle tout s'oublie à Paris. J'ai une fois de plus éprouvé la justesse cruelle des vers du poète, en assistant, cet été, moi quinzième, au service du bout de l'an d'un homme que j'avais beaucoup aimé, François Vernantes. Mais un sage n'a-t-il pas dit: «Les plus mortes morts sont les meilleures?» J'avais, moi, une raison particulière pour ne pas oublier Vernantes. Il m'a légué, par son testament, tout un carton de ses papiers. J'y ai trouvé des projets de roman mal ébauchés, un millier de vers médiocres, des notes de voyage sans grande valeur et quelques curieux fragments d'un journal intime. François Vernantes était un de ces personnages incomplets, comme Amiel, dans lesquels des portions de supériorité s'unissent à d'étranges insuffisances. Quand je l'ai connu, quatre années après la guerre, il vivait parfaitement oisif. Il avait environ trente-cinq ans. La révolution du 4 Septembre l'avait surpris au Conseil d'État, où il occupait le rang d'auditeur de première classe. Il avait cru ne pas devoir redemander son poste, après la guerre, pour des raisons de délicatesse, et il passait ses journées à se lamenter sur le vide de son existence. «Écrivez,» lui disais-je, quand je le trouvais par trop mélancolique, sur le divan de sa garçonnière de la rue Murillo. Il répondait: «J'essayerai,» puis il n'essayait pas. De fait, j'ai acquis depuis la conviction que son incapacité d'agir provenait de l'hypertrophie d'une puissance très spéciale: l'imagination de la vie intérieure. Il se voyait vivre et sentir avec une telle acuité que cela lui suffisait. Son action était au dedans de lui, et l'excès de l'analyse personnelle absorbait toute sa sève. Les hasards l'avaient fait tomber du côté où il penchait. Cet homme, maigre et svelte, avec une jolie figure ferme et rêveuse à la fois, d'une si fine netteté de lignes, où deux yeux bleus, d'un bleu tout pâle, s'ouvraient sur un teint brouillé de jaune par la maladie de foie, avait dans toutes ses manières le je ne sais quoi qui révèle une éducation féminine. Il avait perdu son père très jeune, et la mort seule l'avait séparé de sa mère, pas beaucoup de mois avant que je ne le connusse. Peut-être, s'il eût grandi dans une atmosphère moins tiède, et de bonne heure subi les brutalités de la vie, serait-il devenu moins sensitif, moins frémissant, plus capable de vouloir. Peut-être encore sa petite fortune, – vingt mille francs de rente, – fut-elle une cause de paresse. Peut-être enfin a-t-il usé son énergie dans une sorte de libertinage sentimental qui fit de lui, durant ses années de première jeunesse, une manière d'homme à bonnes fortunes. Toujours est-il que ses papiers révèlent un sens de l'observation intime qui fût sans doute devenu du talent avec un peu d'effort. Ses derniers jours s'attristèrent d'une crise aiguë d'hypocondrie attribuable à son état physique et à une déception dont j'ai retrouvé la confidence parmi ses notes. A vrai dire, Vernantes ne tenait pas de son existence un journal suivi. Parfois il demeurait six mois sans écrire, puis il étalait pour lui-même et au hasard de la plume un grand morceau d'âme. C'est ainsi que le récit de la déception dont je parle se distribue en deux longs fragments placés bout à bout, quoique le premier soit daté de Florence, et de mars 1879, tandis que le second a été rédigé à Paris, dans l'hiver de 1881. Il m'a semblé cependant que ces fragments, à eux deux, faisaient bien un tout, quelque chose comme le dessin complet d'une évolution du cœur, et je donne ici ces pages. Elles présenteront quelque intérêt aux lecteurs qu'a préoccupés, ne fût-ce qu'une fois, le problème de l'influence de l'imagination sur la vie et la mort de nos sentiments.
Florence, mars 1879.
L'étrange machine qu'une âme humaine et que nous sommes peu assurés de la paix intérieure! A midi, j'aurais juré que je passerais ce soir comme tous mes soirs, depuis ces deux semaines, soit à me promener en voiture ouverte le long de la route des Colli, devant ce paysage florentin dont la ligne se fait si nette sous le clair de lune, – soit dans un fauteuil, au théâtre, à suivre le détail du jeu des acteurs italiens, interprétant une pièce adaptée du Gymnase ou du Vaudeville. Rien de plus significatif pour qui veut saisir les différences des caractères nationaux… La brise a changé, M. Vernantes, et vous voici penché à votre table, dans cette chambre de passage, en train d'écrire sous la clarté d'une lampe d'emprunt, et sur ce journal abandonné depuis des mois. On n'a pas encore inventé de meilleur procédé pour y voir un peu plus clair dans son cœur; – et il fait terriblement obscur dans le mien, à cette minute.
A gros effets, petites causes. Si je n'avais appris dès longtemps à me constater au lieu de me contraindre, que j'aurais honte d'être, à quarante et un ans, ce composé instable, ce mélange changeant qu'un rien suffit à colorer d'une nuance nouvelle! Il pouvait être quatre heures de relevée. Je sortais de l'Académie, où j'avais regardé pour la vingtième fois le Jugement dernier, de Fra Angelico, – le maître qui flatte le plus mon sentiment d'une peinture presque sans formes, – et cette ronde des anges et des jeunes moines sur un tapis de fleurs surnaturelles. J'avais suivi les pavés au hasard de mes pas, considéré le Saint Georges d'Or' San Michele, l'Andromède de la place de la Seigneurie. Dans tout mon être circulait ce je ne sais quoi de léger, d'impondérable, que procure la vision prolongée de la beauté. Je goûtais jusqu'au délice le plaisir d'avoir dépouillé mon moi, —ce moi habillé à la moderne, ayant un état civil, un passé, un avenir, – pour m'en aller tout entier dans les images dont mes yeux venaient de se repaître. Je suivais le trottoir de la rue Tornabuoni. Un orage de printemps qui menaçait depuis le matin éclate presque tout d'un coup. Sans parapluie et à dix minutes de mon hôtel, j'entre au cabinet de lecture de Vieusseux pour éviter l'eau, tandis que les marchands de fleurs roulent en hâte leurs petites charrettes, garnies de narcisses, de violettes et de roses, sous les portes cochères. Je comptais demeurer là cinq minutes. La pluie se prolonge. Pour tuer le temps je me laisse choir sur un des divans de la salle de lecture, et je ramasse machinalement un journal français qui traînait enroulé sur sa hampe de bois. Depuis combien de jours, dans mon étrange indifférence pour tout ce qui n'est pas la sensation de l'heure présente, n'avais-je pas fait une semblable lecture? Et voici qu'entre la mention d'un bal élégant et l'annonce d'un roman nouveau, mon regard tombe sur le compte rendu de l'enterrement du comte Adolphe Bressuire… Trente-sept ans, le petit-fils de l'ancien ministre de l'Empereur, marié depuis quatorze mois, c'est bien celui que j'ai connu. Ève-Rose est veuve! C'en est assez pour que mon pouls batte la fièvre en ce moment, moi qui croyais si bien l'avoir oubliée. Je fus bouleversé par cette simple idée au point de rechercher la confirmation de la nouvelle dans un second journal, puis dans un troisième, enfantinement. La pluie avait cessé. Je sortis, et, tout en regardant le flot de l'Arno couler, lent et brouillé, cette seconde pensée surgit en moi: «Si cependant elle m'aimait encore! Si elle m'aimait?.. Et m'a-t-elle jamais aimé?.. Qu'ai-je bien su du cœur de cette inexplicable enfant?..» Et les troubles anciens ont recommencé, – si intenses que, pour les tromper, j'ai dû recourir au vieux remède, à cet inutile griffonnage sur le memorandum de ma vie morte, puisque c'est seulement la plume à la main que je me soulage du malaise intime. Anomalie singulière et qui fait de moi un demi-écrivain, comme tout a contribué à faire de ma pauvre personne un demi-quelqu'un ou quelque chose: – une moitié de femme, car j'ai les nerfs malades de ma mère; – une moitié d'homme d'action, car j'ai commencé ma jeunesse dans une carrière politique; – une moitié d'aristocrate, car, avec mon nom plébéien et ma modeste fortune, j'ai toujours flotté sur le bord de la haute vie; – voire une moitié d'homme heureux, car, au demeurant, mon lot sentimental n'a pas été trop misérable, et j'ai connu des demi-bonheurs. – J'ai tellement cru, il y a trois ans, lorsque j'ai commencé d'aimer Ève-Rose, que, pour une fois, je tenais un bonheur entier!
Elle est présente devant moi et vivante, comme un être, l'heure exacte où ce sentiment a pris naissance. Je pourrais, en cherchant un peu, nommer la date et dire le jour, dire surtout la couleur du jour. Je revois la nuance du ciel, – d'un bleu pâle et froid, – qu'il faisait sur la rue de Berry, par cette après-midi de décembre. C'était un lundi, jour de réception de celle que j'avais connue la belle Mme Nieul, – quand nous avions tous deux vingt-cinq ans. Combien de fois avais-je traversé la cour de cet hôtel numéroté 25 bis, – combien de fois donné mon pardessus au valet de pied dans l'antichambre et franchi le grand salon pour arriver jusqu'à la maîtresse du logis, qui se tenait d'habitude dans une sorte de vaste salon-serre séparé du premier par une grille en fer forgé tout enguirlandée de feuilles d'or? Le compte est aisé. J'ai connu les Nieul en 1865. J'ai dîné chez eux depuis lors environ quatre fois par saison. Mettons que je leur ai rendu le double de visites. Et puis combien de fois ai-je rencontré Mme Nieul ailleurs? Je la voyais chez les de Jardes, chez les Durand-Bailleul, chez les Schœrbeck, chez les Gourdiège, chez les Le Bugue. Que de soirées, vouées au néant, s'évoquent à ma mémoire rien qu'à écrire les syllabes de ces noms! Que d'après-midi consacrées, comme cette après-midi de décembre 1876, à l'insipide corvée des visites! Et sur tout cela, combien de fois avais-je aperçu Ève-Rose Nieul, sans la remarquer autrement que pour la singularité de son nom, qui m'avait paru un comble de prétention? Si cette jeune fille avait éveillé une émotion en moi, ç'avait été celle de la pitié, quoiqu'elle vécût dans une atmosphère d'opulence raffinée. Oui, je l'avais plainte d'être conduite, si jeune, dans le monde, et avec cette outrance que Mme Nieul apportait à se conformer aux rites usuels de la vie élégante. Son veuvage n'avait rien diminué de cette ardeur. Rendre des visites et en recevoir, siéger à des dîners d'apparat chez elle et chez les autres, ne manquer ni un bal, ni une exposition, ni une pièce en vogue, en un mot, être en représentation toujours, c'était encore, il y a quatre ans, l'unique affaire de cette femme à figure de déesse. C'est qu'avec ses grands yeux bruns, si larges et si calmes, avec sa haute taille, avec ses épaules et ses bras magnifiques, avec sa tournure restée si jeune, chaque sortie était une occasion de triomphe pour elle, même aux approches de la quarantaine. Irréprochable d'ailleurs, comment ne l'aurait-elle pas été avec cette splendeur impassible de son visage qui déconcertait le désir? Est-ce qu'on imagine une Junon mettant une voilette sur une autre et se glissant dans un fiacre pour courir à un rendez-vous clandestin? Avec cela, dépensière comme une actrice qu'elle aurait pu être, car elle chantait divinement. Oui, cette femme avait toutes les raisons possibles d'aimer le monde, et elle l'aimait, comme un poète aime les vers, un chimiste son laboratoire et un jockey son cheval. C'était pour elle la forme première et dernière du bonheur, et, bien naïvement, elle avait élevé sa fille selon ses goûts. Toute petite, j'avais vu Ève-Rose danser dans chacun des bals d'enfants sur lesquels j'étais venu jeter un coup d'œil. Je l'avais rencontrée au Bois, ses cheveux blonds épars sous le petit chapeau de feutre et joliment assise sur sa ponette, aussitôt qu'elle avait pu se tenir en selle. Aujourd'hui, avant sa vingtième année, son nom était cité dans les articles des journaux de la haute vie. On commençait d'écrire, dans les comptes rendus de soirée, «la toute charmante Mademoiselle Nieul,» d'une manière courante. Deux peintres à la mode avaient déjà exposé son portrait. Quoi d'étonnant que je n'eusse jamais pensé à elle que pour dire «la pauvre fille!» Et je l'avais classée, une fois pour toutes, dans le groupe des créatures que je hais le plus, – après les enfants mondains, – je veux parler de ces jeunes personnes dont l'âme s'est fanée au feu desséchant des conversations de salon avant d'être éclose, de ces vierges de fait qui ont deviné tous les compromis de conscience, avec une figure d'ange, – de ces froides calculatrices au sourire ingénu qui se marient pour avoir deux chevaux de plus dans leur écurie que l'amie mariée de la veille… En vieillissant, je deviens terriblement jeune, moi-même, et d'une naïveté de chérubin romantique. Me voici loin de mon entrée dans le salon de la rue de Berry. Qu'allais-je y faire, puisque ni Ève-Rose ni sa mère n'étaient selon mon cœur, et quelle sotte manie de ne pas vivre à sa guise quand on a l'indépendance de la fortune et qu'on souffre cruellement du caractère d'autrui?
Oui, mais pour vivre à sa guise, il faut n'avoir jamais dépendu d'une femme, et, pendant quatre longues années, je venais d'être l'humble serviteur d'une maîtresse, assez étourdiment prise aux eaux de Carlsbad et conservée à Paris, de cette jolie et folle… – ma foi, je n'ai pas le droit d'écrire son nom, même ici; – et comme elle était des amies de Mme Nieul, j'avais dû me résigner à venir très souvent rue de Berry. Puis, comme nous avions rompu depuis six mois, je lui devais, à elle, d'être plus exact que jamais aux devoirs du monde qui avaient jadis été les occasions heureuses de notre liaison. – Heureuses? Après tous les chagrins que cette femme m'a fait connaître, comment puis-je écrire ce mot à propos d'elle? J'étais son premier amour. Du moins je le crus en ces temps-là, et cette persuasion rivait davantage encore ma chaîne. Il me semblait que je lui devais plus qu'à une autre, et j'attribuais ce sentiment à une délicatesse de conscience, bien que je lui fusse attaché sans doute par cette vilaine vanité du sexe qui est le plus clair de tous nos amours. Je me laissais tyranniser, et je menais à la lettre l'existence d'un forçat de club; car elle joignait à une jalousie extrême un effréné désir de divertissement, si bien qu'il fallait toujours être où elle était, et elle était toujours dans le monde. Oui, une chaîne, et meurtrissante, et cependant imbrisable, car cette frêle créature aux yeux noirs trop grands, aux cheveux ondulés, à la bouche fine avec un rien de duvet au coin du sourire, était une ensorceleuse de volupté, en sorte que ma liaison avec elle se composait de scènes atroces, de cruelles corvées mondaines et d'ardentes ivresses. Le tout faisait une espèce de filtre diabolique dont je ne me serais pas guéri si elle n'avait eu l'idée de me donner un rival, dans des conditions qui me firent douter de mon rang sur la liste de ses triomphateurs ou de ses victimes; et nous nous brouillâmes, non sans qu'il me restât de ce cuisant amour un fond amer de misanthropie. Nous sommes ainsi construits, nous autres hommes, qu'après avoir divinisé une femme pour ses mœurs légères quand elle se conduit mal à notre profit, nous l'en méprisons aussitôt qu'elle fait avec notre voisin ce qu'elle faisait avec nous. Tendre logique!
J'étais encore tout assombri de cette rupture au moment où j'entrai dans le grand salon de l'hôtel Nieul, pour la première fois depuis mon retour de la campagne, et la vue des meubles de cette pièce ne fut pas sans me donner cette défaillance physique du cœur dont s'accompagne chez moi le sentiment du passé. Autour du grand piano, sur les canapés et les fauteuils, le long des tapisseries à personnages qui garnissaient les murs, il traînait tant de mes souvenirs! Il y avait, posé sur un chevalet, un tableau de Watteau, dans le coin à droite, qui représentait une collation de jeunes seigneurs et de jeunes dames au bord d'un étang à la chute du jour, symbole adorable de la mélancolie dans le plaisir, dont ma maîtresse raffolait jadis. A peine si j'osai jeter sur la toile un coup d'œil en passant. Lorsque je mis le pied dans la serre où toute la société se trouvait réunie, j'étais dans cet état de sensibilité nerveuse que je cache d'ordinaire sous de l'ironie. Tout m'est blessure alors ou caresse. Rien n'est plus dangereux que d'approcher dans ces minutes-là une femme trop charmante. Il flotte dans votre cœur comme des cristaux préalables qui ne demandent qu'à se prendre autour du premier rameau fleuri qu'on y jettera. Il y avait là, causant avec Mme Nieul, deux de ses amies et trois jeunes gens, et, debout auprès de la table de thé, Mlle Nieul et Mlle de Jardes. La pièce en rotonde, les divans circulaires tendus d'étoffes anciennes, le mariage sur les murs des feuilles des plantes avec la nuance passée d'autres étoffes, les sièges en bambou et leurs coussins attachés par des cordonnets de soie tressée, le dôme de verre treillagé, le goûter préparé, – le connaissais-je assez, ce décor? Mais ce que je ne connaissais pas, ou du moins ce que je n'avais jamais remarqué comme je fis durant ces trois quarts d'heure de visite, c'était la beauté d'Ève-Rose. Peut-être subissais-je, sans m'en rendre compte, un effet de la loi des contrastes, et, l'imagination remplie du souvenir du visage de mon ancienne maîtresse, – ce visage passionné jusqu'à en être dur, et pour moi marqué de vice, – n'était-il pas inévitable que la vue de cette physionomie claire de jeune fille me fût un repos délicieux? Malgré mes préventions, cette innocence évidente me charma aussitôt. Ève-Rose ne tient pas de sa mère par l'opulence de la beauté, car elle est de taille petite, de gestes menus, presque trop frêle. Ses cheveux d'un blond très chaud couronnent un front où la pensée était alors comme transparente. L'ovale de ce visage est mince, le nez un peu busqué, mais c'est par les yeux et par le sourire que ce gracieux ensemble s'achève en beauté. Ce sont deux yeux d'un bleu gris, dont le point central se dilate parfois jusqu'à faire paraître le regard sombre et à d'autres minutes se resserre tellement que la prunelle est toute pâle. C'est un sourire d'une gaieté candide, sourire d'une bouche sur laquelle aucune flamme, ou coupable ou permise, n'avait passé et qui montrait des dents toutes petites, comme d'une enfant, et l'oreille aussi était celle d'une enfant par sa délicatesse. Ève-Rose semblait une enfant encore par le tour de toute sa personne, par sa légère et alerte façon d'aller et de venir sur la pointe de son pied fin qu'elle posait un peu trop en dehors. Pour tout exprimer d'un mot, c'était la Jeunesse même que j'avais devant moi en train de me verser bourgeoisement du thé du bout de ses doigts fragiles où ne luisait l'or d'aucune bague. Nous étions debout, elle, Marie de Jardes et moi, à une extrémité de la serre, tandis qu'à l'autre la conversation s'animait. Des phrases m'arrivaient, entamées par des «Chère madame» et continuées par des mentions d'endroits de villégiature. Des noms de personnes rencontrées à la mer ou aux eaux, entre Deauville et Saint-Moritz, partaient comme des fusées, puis l'annonce des mariages prochains, car il y a deux saisons pour les mariages, la fin du printemps et la fin de l'été, les bals et la campagne étant les seuls endroits où notre société prudente permette aux jeunes gens des deux sexes de se rapprocher. Cela faisait une vraie causerie du monde, insignifiante mais bénigne, car les méchancetés ne se débitent que dans les cercles intimes, et la conversation officielle est une sorte de mise au courant, à peine malicieuse, des faits et gestes extérieurs de chacun. Cela aurait pu être sténographié et imprimé tout vif sous la signature de «Bijoutine» ou de «Gant de Saxe» dans quelque gazette du boulevard. Ah! je l'ai connu, le dur ennui des entretiens de ce genre! Mais quand il y a, dans un salon, de beaux yeux auxquels s'intéresser, – et voici que je m'intéressais déjà à ceux d'Ève-Rose, – je me résignerais à entendre tout un clan de femmes du monde parler sentiment ou littérature!
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