Château de Bourbilly.—Famille des Rabutins.—Tableau représentant sainte Chantal.—Belle réponse de Bénigne Fremyot.—Postérité de sainte Chantal.—De Bénigne Rabutin.—Son duel avec Boulleville.—Son combat à l'Ile de Ré.—Sa mort.
A deux lieues au sud-ouest de la ville de Semur en Bourgogne, et à la même distance de l'ancien bourg d'Époisses, dans un vallon tapissé de prairies et de toutes parts environné de coteaux que couvrent des bois et des vignes, s'élève, près des bords d'une petite rivière, le vieux château de Bourbilly. La rivière, que l'on nomme le Sérain, du haut d'un rocher se précipite en cascade dans le vallon, le traverse, s'y divise, et roule en murmurant ses eaux limpides. Le château, entouré de murailles épaisses et flanquées de tourelles, présentait à l'extérieur un carré, et à l'intérieur une vaste cour. Son entrée était fermée par un pont-levis que dominait une tour.
Ce domaine, qui relevait comme fief de la seigneurie d'Époisses, était devenu l'apanage de la branche ainée des Rabutins, lorsque, à une époque très-reculée, le lieu d'où cette famille tirait son nom, situé dans la paroisse de Changy, près de Charolles, eut été détruit.1 Bourbilly devint alors la principale habitation des Rabutins; la chapelle était affectée à leur sépulture, et les terres qui en dépendaient fournissaient les plus fortes parties de leurs revenus.
Le château il y a dix ans2 ne s'offrait déjà plus aux regards des voyageurs tel qu'il était autrefois. A la place du pont-levis on voyait un pont en briques, de deux arches, et au lieu de la tour un petit bâtiment entouré d'arbres. Une des principales façades venait d'être abattue; les vastes salles des corps de logis qu'on avait conservés étaient converties en greniers: il ne restait plus de leur antique magnificence que des chambranles de cheminée curieusement sculptés, et sur les murs des peintures à demi effacées, parmi lesquelles on distinguait l'écusson des Rabutins, qui par leurs alliances tenaient à la première dynastie des ducs de Bourgogne et à la famille royale de Danemark.3 Un seul portrait avait résisté comme par miracle à toutes les causes de destruction: c'était celui de la pieuse Chantal.
Cette sainte femme était la fille de Bénigne Fremyot, de ce courageux président au parlement de Dijon, qui, menacé par les ligueurs, s'il n'embrassait leur parti, de voir immoler son fils, qu'ils avaient fait prisonnier, répondit: «Il vaut mieux au fils de mourir innocent, qu'au père de vivre perfide.» Ce fils fut depuis archevêque de Bourges. Sa sœur, Jeanne Fremyot, avait épousé, en 1592, Christophe second de Rabutin, baron de Chantal et de Bourbilly, gouverneur de Semur, qui périt à l'âge de trente-six ans, d'une blessure reçue par accident à la chasse. Sa veuve se retira avec ses enfants chez son beau-père, Guy de Rabutin, dans le château de Chantal, près d'Autun, commune de Montelon4. C'est dans ce séjour, où elle demeura pendant plus de sept ans, que Fremyot de Chantal, obligée de donner ses soins à un vieillard brusque et quinteux, que dominait une servante méchante et intéressée, eut occasion d'exercer ces vertus chrétiennes qui lui ont valu, plus d'un siècle après sa mort, les honneurs de la canonisation. On sait que ce fut elle qui fut la fondatrice de l'ordre de la Visitation, et qu'elle mourut à Moulins, le 13 décembre 1641, dans un des quatre-vingt-sept monastères de son ordre qu'elle avait établis. On montre encore aujourd'hui, dans le petit village de Bourbilly, le grand four où cette sainte veuve faisait cuire elle-même le pain des pauvres5.
Elle n'avait eu qu'un seul fils, Celse-Bénigne de Rabutin, né en 1597. Il fut élevé à Dijon, chez ce président Fremyot, son aïeul, dont nous avons parlé. Bénigne de Rabutin épousa, en 1624, Marie de Coulanges, fille de Philippe, seigneur de la Tour-Coulanges, conseiller d'État, secrétaire des finances6. Aucun cavalier ne pouvait alors être comparé à Bénigne de Rabutin, soit pour les avantages du corps, soit pour ceux de l'esprit; aucun d'eux ne l'emportait sur lui en courage; aucun ne pouvait l'égaler par son amabilité, par cette inépuisable gaieté qui lui faisait donner aux choses les plus communes un tour original7. Mais de graves défauts nuisaient à tant de brillantes qualités: il était vif, colère; il poussait la franchise jusqu'à la rudesse, et manifestait quelquefois son dédain et sa causticité par un laconisme insolent. Aussi eut-il souvent occasion de se soustraire à la rigueur des édits qui prohibaient les duels.
L'année même de son mariage, il assistait, à Paris, au service divin avec sa femme et toute sa famille. Il venait de communier, lorsqu'un laquais entra dans l'église, et lui vint dire que Boutteville de Montmorency, son ami, l'attendait à la porte Saint-Antoine, et avait besoin de lui pour être son second contre Pont-Gibaud, cadet de la maison de Lude. Le baron de Chantal, quoique en souliers à mule de velours noir, et dans un costume qui n'était nullement celui d'un combat, quitte l'autel, se rend à l'instant même au lieu du rendez-vous, et se bat avec sa bravoure ordinaire8.
Les lois civiles et religieuses étaient également outragées par cet acte téméraire. Le zèle des prédicateurs s'en émut; on dirigea des poursuites contre le baron de Chantal; il fut obligé de se cacher chez son beau-frère, le comte de Toulongeon. Cette leçon ne le corrigea point; et ce même Boutteville, six mois après, l'aurait encore entraîné dans sa querelle avec le duc d'Elbeuf, si la duchesse d'Elbeuf, prévenue à temps, n'eût fait intervenir le roi, qui empêcha ce duel9.
Cependant le cardinal de Richelieu ne s'opposa point à ce que le baron de Chantal reparût à la cour; mais il ne lui pardonna pas son étroite liaison avec Henri de Talleyrand, prince de Chalais, qui avait été décapité comme coupable de haute trahison. Tout sentiment généreux est suspect au despotisme; son inexorable vengeance poursuit jusque dans la tombe l'objet de sa haine, et il persécute jusqu'au souvenir qui en reste. Il fut facile au cardinal de Richelieu de fermer tout accès à la faveur à un homme dont l'esprit indépendant et railleur devait surtout déplaire à Louis XIII, monarque d'un caractère faible et d'un esprit méticuleux.
Le supplice du comte de Boutteville, à qui son ardeur effrénée pour les duels avait fait trancher la tête le 21 juin 1627, acheva de désespérer le baron de Chantal. Il apprit que les Anglais, pour secourir les protestants de la Rochelle, devaient faire une descente sur les côtes de France, et il s'empressa de se rendre dans l'île de Ré, dont le marquis de Toiras, son ami, était gouverneur. Il lui demanda de servir sous ses ordres comme volontaire, satisfait d'avoir saisi cette occasion d'exercer sa bravoure et de courir des dangers pour la défense de son pays. L'homme énergique qui dans l'âge de l'ambition est condamné au repos et repoussé de la carrière des honneurs par la persécution cherche hors de l'enceinte tracée un noble but à ses efforts: lorsqu'il l'aperçoit, dût-il y trouver la mort, il s'élance vers lui de tout son courage, et demande à la gloire ce que le pouvoir lui refuse.
Le 22 juillet 1627, au soir, on vit paraître les Anglais près des côtes de l'île de Ré. A la faveur de la marée montante, ils s'approchèrent de la pointe de Semblenceau, et mirent deux mille hommes à terre. Leurs chaloupes continuaient à augmenter ce nombre, lorsque Toiras s'avança contre eux avec huit cents hommes d'infanterie et deux cents chevaux, qu'il divisa en sept escadrons, dont cinq étaient placés à l'avant-garde et deux derrière l'infanterie. Le premier de ces escadrons, composé des gentils-hommes volontaires et de l'élite de la noblesse, était commandé par le baron de Chantal. Ces cinq escadrons s'avancèrent d'abord au pas et en bon ordre; mais, pris en flanc par le canon des vaisseaux, qui tonnait de toutes parts, ils furent obligés de partir et de fondre à bride abattue sur l'ennemi, que d'abord ils repoussèrent jusque dans l'eau. La précipitation qu'ils avaient mise dans leur attaque ne permit pas à l'infanterie, qui cheminait péniblement dans le sable, d'arriver à temps pour les soutenir; et les deux escadrons qui étaient restés en arrière, n'ayant point reçu d'ordre de Toiras, demeurèrent immobiles. Alors les Anglais, s'apercevant du petit nombre de ceux qu'ils avaient à combattre, reprirent courage; et, redoublant le feu de leurs vaisseaux, par le moyen de leurs canons à cartouches et des mousquetaires dont ils les avaient bordés, ils firent reculer la cavalerie et l'infanterie des Français, et les mirent en déroute. Ce combat avait duré six heures; et dans le nombre des gentils-hommes français qui y périrent, on compta le frère de Toiras, les barons de Navailles, de Cause, de Verrerie du Tablier, et le baron de Chantal10. Ce dernier avait eu trois chevaux tués sous lui, et avait reçu vingt-sept coups de lance. Si l'on en croit l'historien Gregorio Leti, autorité douteuse, ce fut le célèbre Cromwell qui le blessa mortellement11. Ainsi périt, dans la trente et unième année de son âge, le dernier des descendants mâles de la branche aînée des Rabutins. Il n'eut qu'un seul enfant de son mariage avec Marie de Coulanges: c'était Marie de Rabutin-Chantal, depuis célèbre sous le nom de Sévigné, et qui est l'objet de ces Mémoires12.
Naissance de Marie de Rabutin.—Devient orpheline à l'âge de six ans.—N'a point connu la piété filiale.—Est délaissée par son aïeule sainte Chantal.—Est placée sous la tutelle de Philippe de la Tour de Coulanges.—Passe sa première enfance au village de Sucy, avec son cousin de Coulanges, le chansonnier.—Mort de Philippe de Coulanges.—L'éducation de Marie de Rabutin est confiée à Christophe de Coulanges, abbé de Livry.—Caractère de cet abbé.—Des obligations que lui a madame de Sévigné.—Elle reçoit les leçons de Chapelain et de Ménage.—De ce qu'elle doit à l'éducation, et de ce qu'elle doit à la nature.
Marie de Rabutin-Chantal naquit à Paris, le jeudi 5 février 1626, dans l'hôtel que son père occupait à la place Royale du Marais, le quartier le plus renommé alors pour l'élégance des habitations. Elle fut tenue le lendemain sur les fonts de baptême par messire Charles Le Normand, seigneur de Beaumont, mestre de camp, gouverneur de la Fère, et premier maître d'hôtel du roi, et par Marie de Baise, femme de messire Philippe de Coulanges, conseiller du roi en ses conseils d'État13. Marie de Rabutin-Chantal perdit sa mère en 1632, et fut orpheline à l'âge de six ans. Les doux sentiments de la piété filiale n'eurent pas le temps de se développer en elle. Il est remarquable qu'ils paraissent avoir été inconnus à cette femme, qui encourut le reproche de s'être livrée avec excès à la plus désintéressée comme à la plus touchante des passions, l'amour maternel. Dans les lettres nombreuses qu'elle nous a laissées, on ne trouve ni le nom de sa mère, ni un souvenir qui la concerne. Elle y parle une ou deux fois de son père, mais c'est pour faire allusion à l'originalité de ses défauts14. Dans une lettre à sa fille, en date du 22 juillet, elle ajoute après cette date: «Jour de la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j'avais15.» Qu'elle est triste cette puissance du temps et de la mort, puisqu'une âme aussi sensible ne paraît pas même avoir éprouvé le besoin si naturel de chercher à renouer la chaîne brisée des affections et des regrets; à suppléer au néant de la mémoire par les mystérieuses inspirations du cœur; à se rattacher par la pensée à ceux par qui nous existons, et dont la tombe, privée de nos larmes, s'est ouverte auprès de notre berceau!
La pieuse Chantal, quoique alors débarrassée de tout soin de famille, puisqu'elle avait marié la seule fille qui lui restait au comte de Toulongeon, se dispensa des devoirs d'aïeule envers sa petite-fille; et, tout occupée de la fondation de nouveaux monastères, elle recommanda à son frère, l'archevêque de Bourges, la jeune orpheline, qui fut remise par lui entre les mains de ses parents maternels16.
Marie de Rabutin-Chantal fut donc d'abord placée sous la tutelle de son oncle Philippe de la Tour de Coulanges, et élevée avec son cousin Emmanuel, si connu depuis dans le monde sous le nom de petit Coulanges, comme le plus aimable des convives et le plus gai des chansonniers. Ils passèrent ensemble quelques années de leur enfance à la campagne, dans le joli village de Sucy, en Brie, à quatre lieues au sud-est de Paris17, où de la Tour de Coulanges avait fait bâtir une superbe maison. Emmanuel y était né; il n'avait qu'un an ou deux lorsque sa cousine Marie y entra, et il n'en avait que cinq ou six lorsqu'elle en sortit, âgée de dix ans18.
Dans une de ses lettres, elle rappelle à son cousin, avec sa grâce accoutumée, ces souvenirs de l'enfance: «Le moyen que vous ne m'aimiez pas? C'est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé d'ouvrir les yeux; et c'est moi aussi qui ai commencé la vogue de vous aimer et de vous trouver aimable.»
Philippe de la Tour de Coulanges mourut en 1636. Il se tint une assemblée de famille pour procéder au choix d'un tuteur de la jeune orpheline dont il avait soin. Roger de Rabutin, son cousin, depuis si célèbre sous le nom de comte de Bussy, y assista comme étant chargé de la procuration de son père. Bussy, alors seulement âgé de dix-huit ans, se doutait peu des désirs, des craintes, des repentirs que lui ferait éprouver un jour cette enfant sa parente. L'assemblée de famille nomma pour tuteur de Marie de Chantal, Christophe de Coulanges, abbé de Livry, frère de Philippe de Coulanges, et, comme lui, oncle de madame de Sévigné du côté maternel. L'abbé de Coulanges fut pour madame de Sévigné un précepteur vigilant, un homme d'affaires habile, un ami constant; il soigna son enfance, surveilla sa jeunesse, la conseilla comme femme, la dirigea comme veuve; et enfin, en mourant, il lui laissa tout son bien. Heureusement pour elle, il prolongea sa carrière jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans19. De son côté, elle fit le charme de son existence, et fut la consolation de ses vieux jours. Jamais elle ne balança à faire céder ses goûts les plus chers et ses plus fortes inclinations20, même le désir de rejoindre sa fille lorsque sa présence était nécessaire ou même agréable, au bien-bon. C'est ainsi qu'elle le nommait toujours. Elle l'aimait d'affection, et n'éprouvait aucune peine à lui rendre des soins; mais elle nous apprend que si elle en avait eu, elle l'aurait sacrifiée à la crainte d'avoir des reproches à se faire: elle pensait qu'en fait de reconnaissance et de devoirs il fallait se mettre en garde contre l'égoïsme, qui nous rend toujours satisfaits de nous-mêmes, «et tâcher, sur ce point, d'établir la peur dans son cœur et dans sa conscience21».
L'idée qu'elle nous donne dans ses lettres de l'abbé de Coulanges est celle d'un homme d'un esprit ordinaire, mais d'un excellent jugement, ayant beaucoup de bonnes qualités, mêlées de quelques défauts. Il s'entendait en affaires, et savait aussi bien diriger une exploitation rurale que présider à des partages; terminer une liquidation, que conduire un procès. Il aimait l'argent, se levait de grand matin, et redoublait d'activité lorsque quelque motif d'intérêt le commandait. Habile calculateur, il supportait impatiemment qu'on fît une faute contre une des quatre règles de l'arithmétique. Il se plaisait à lire et à relire les titres de propriété et les transactions de famille; il en pesait toutes les paroles, épluchait jusqu'aux points et aux virgules. Méthodique, et même minutieux, il avait grand soin, lorsqu'il avait plusieurs lettres à écrire, de commencer chacune d'elles par y mettre l'adresse, afin de se garantir de toute méprise22. Du reste, d'un commerce assez facile, mais pourtant impatient et colère; donnant de bons conseils, mais avec brusquerie et sans aucun ménagement23.
Tel était l'abbé de Coulanges. Mais, pour être juste envers lui, il faudrait l'apprécier d'après ses œuvres; et la plus belle de toutes fut sans contredit l'éducation de madame de Sévigné. On juge un homme d'après ce que l'on sait de ses talents et de ses actions; mais ce n'est là le plus souvent que la portion de sa vie la moins propre à nous le faire connaître. C'est moins par ce qu'il a fait que par ce qu'il s'est abstenu de faire, que la plupart du temps un personnage quelconque mérite l'estime ou le blâme; moins par ce qu'il a dit que par ce qu'il a pensé, moins par les motifs apparents qui le font agir que par ceux qu'il ne dévoile jamais. On peut croire, avec raison, que celui qui s'est toujours fait chérir de ceux dont il était entouré, qui pour assurer le bonheur des êtres confiés à sa tutelle a toujours triomphé des difficultés et des obstacles, possédait des qualités secrètes plus rares, plus éminentes, ou du moins plus désirables, que celles dont on lui a fait les honneurs dans le monde.
Si l'on en croit les expressions que la reconnaissance et la douleur inspirent à madame de Sévigné, elle doit non-seulement le repos de sa vie entière, mais encore ses sentiments, ses vertus, son esprit, sa gaieté, sa santé, enfin tout ce qu'elle a été, tout ce dont elle a joui, à l'abbé de Coulanges. C'est nous donner de lui une trop haute idée, et qui se trouve d'ailleurs démentie par elle-même. Nous n'avons point de détails sur l'éducation de madame de Sévigné; mais nous savons que l'abbé de Coulanges la dirigea seul, et qu'il l'a continuée, en quelque sorte, lorsqu'elle fut entrée dans le monde, par l'ascendant qu'il avait acquis sur sa pupille. Nous pouvons donc connaître ce que fut cette éducation en examinant tout ce qui dans madame de Sévigné a dû être le résultat des premières impressions, de l'instruction du jeune âge et des conseils de l'amitié, et ce qui n'a pu être que le produit de ses dispositions naturelles, de ses penchants, de son caractère, de ses réflexions et des résolutions qui lui étaient propres. Nous pourrons alors apprécier tout ce qu'elle doit au bien-bon, et aussi tout ce qu'elle doit à la nature, qui fut pour elle aussi une bien-bonne.
Cet examen est facile: ses actions, ses goûts, ses aversions, ses défauts, ses vertus, ses faiblesses, nous sont connus surtout par les lettres qu'elle a écrites à sa fille, et précisément par celles de ces lettres qu'elle croyait ne devoir être jamais lues que par celle à qui elle les écrivait. C'est dans ces lignes, si rapidement tracées, que se manifestent ses pensées les plus fugitives, ses sentiments les plus cachés, tous les mouvements de son cœur, tous les calculs de sa raison, tous les élans de son imagination; son âme tout entière s'épanche sur le papier, dans toute la sécurité du commerce le plus intime; et comme l'oiseau délices de nos campagnes, caché sous le feuillage, croit ne chanter que pour l'objet aimé, elle a, sans le savoir, rendu le monde entier confident des accents de sa tendresse.
Sans doute l'éducation n'était pour rien dans ce qui charmait en elle au premier aspect. Ce teint d'une rare fraîcheur, cette riche chevelure blonde, ces yeux brillants et animés, ces jolis traits, cette physionomie irrégulière, mais expressive, cette taille élégante, étaient autant de dons que lui avait faits la nature24. Mais on peut penser que l'air pur de la campagne, que l'excellent régime auquel elle fut soumise dans son enfance et dans sa première jeunesse, contribuèrent beaucoup à l'heureux développement de ses attraits, et qu'elle dut en partie aux soins intelligents de son tuteur cette santé florissante dont elle a joui toute sa vie, cette forte constitution qu'elle sut si bien gouverner. Sa jolie voix se produisait avec toute la science musicale que l'on possédait de son temps, et une danse brillante faisait ressortir avec plus d'éclat la prestesse et la grâce habituelles de ses mouvements. Tous ces talents furent dus aux soins donnés à son éducation. Elle est encore redevable aux instructions de son tuteur de son sincère attachement à la religion. Ses liaisons avec les parents de son mari ont donné naissance à ses inclinations pour la secte sévère des solitaires de Port-Royal: c'est le propre des femmes de ne point aimer à prendre avec elles-mêmes la responsabilité d'une décision sur des matières graves ou qui exigent une longue réflexion, et de régler leurs opinions sur celles de ceux qui les entourent, selon l'affection qu'elles leur portent ou la confiance qu'elles leur accordent: c'est pourquoi leur conviction se manifeste si souvent avec toute la chaleur d'un sentiment et tout l'emportement d'une passion. Cependant madame de Sévigné ne dut qu'à son bon sens exquis de n'adopter qu'une partie des dogmes de Port-Royal, et de rejeter ceux qui répugnaient à sa raison; elle ne dut qu'à son âme, naturellement pieuse, cette foi pleine d'espérance, cette douce confiance dans la Providence, qui nous range, dit-elle, comme il lui plaît, et dont elle veut qu'on respecte la conduite25. C'est là le trait distinctif de sa croyance et toute sa philosophie. Dévote par désir et mondaine par nature26, elle aimait la joie et les plaisirs, et savait les animer et les répandre autour d'elle. Ces penchants, qui la rendaient si aimable, n'étaient sans doute point excités par son tuteur, mais il ne les restreignait pas. On ne voit pas non plus qu'il se soit beaucoup inquiété de cette coquetterie innée de sa pupille, qu'on remarquait à la satisfaction qu'elle éprouvait de se voir des admirateurs dans tous les rangs de la société, ni qu'il ait réprimé la franchise, souvent un peu libre, de ses paroles. Rassuré par l'heureux équilibre de ses sens et de sa raison, par la fermeté de ses principes religieux, il applaudissait à l'art qu'elle possédait de se faire des amis dévoués de tous ceux qui avaient perdu l'espérance de lui appartenir comme amants. Lorsqu'un d'entre eux était tombé dans la disgrâce du pouvoir, ou avait essuyé quelque malheur, on savait qu'elle ne négligeait rien pour le servir et lui témoigner son attachement. Ce qu'on ne pouvait non plus attribuer à l'éducation, et ce qui résistait à tous les conseils de la sagesse, c'étaient les mouvements immodérés de ce cœur trop plein de l'amour maternel, s'abandonnant avec excès à cette passion qui domina son existence et en avança le terme.
L'abbé de Coulanges mérite surtout des éloges de ne s'être pas contenté de bien régler les affaires de sa pupille, mais de lui avoir enseigné à les régler elle-même; et puisque cette jeune et unique héritière était appelée à régir de grands biens, ce fut lui avoir rendu le plus éminent service que de lui avoir enseigné comment la fortune se conserve et s'accroît, par l'ordre et l'économie; de lui avoir fait comprendre que les richesses sont surtout nécessaires à celle qui veut soutenir avec dignité et succès le rôle difficile et glorieux de mère de famille; de l'avoir astreinte à régler elle-même ses comptes avec ses fermiers et ses gens d'affaires; à suivre sans ennui toutes les phases d'un procès, et à parler au besoin avec précision et clarté le langage de la chicane. Un autre éloge que mérite l'abbé de Coulanges, c'est de n'avoir rien négligé pour donner à sa pupille une solide instruction. C'est surtout au goût pour la lecture, que madame de Sévigné avait contracté presque dès son enfance, qu'elle dut de préférer souvent la vie économique, mais monotone, de sa solitude des Rochers, à l'existence brillante, mais dispendieuse, variée, mais agitée, de Paris et de la cour. Ce fut au charme qu'elle éprouvait dans ce studieux commerce avec les plus beaux génies de la France et de l'Italie, au choix et à la diversité qu'elle savait y mettre, qu'elle fut redevable de ces consolations dont son cœur sensible n'eut que trop souvent besoin, et comme épouse et comme mère. C'est enfin à cette habitude d'échapper par les jouissances de l'esprit à la tyrannie des sens, qu'elle a dû pendant une jeunesse indépendante, sans cesse assiégée par les séductions, toute la gloire et tout le bonheur de sa vie.
Chapelain, célèbre comme mauvais poëte, mais bon littérateur et bon critique, et Ménage, le savant Ménage, furent tous deux ses maîtres, et s'enorgueillirent avec raison de l'avoir eue pour élève. On ne peut douter en effet que leurs leçons n'aient contribué à donner à son style cette perfection et cette correction qu'il n'eût point acquises sous des maîtres gagés; mais elle ne dut ni à son tuteur ni à ses maîtres, ni à Chapelain ni à Ménage, cette mémoire docile et prompte, cette sensibilité exquise, cette imagination souple et forte, ce goût délicat, qui lui font trouver tous les traits, toutes les couleurs, toutes les nuances, pour peindre avec autant de vivacité que de vérité; qui font jaillir sous sa plume, avec la rapidité de la pensée, les images touchantes, les expressions nobles, les saillies spirituelles, les réflexions morales, les folies divertissantes, les traits sublimes. Elle n'a dû qu'à elle-même le talent d'intéresser ses lecteurs à ses plus insignifiantes causeries; de les faire participer à ses douleurs, à ses prévoyances, à ses craintes, à ses souvenirs, à ses douces rêveries; et cela naturellement, à propos, sans recherche, sans effort, avec une facilité, un abandon, une grâce, un charme qu'on admirera toujours, qu'on égalera quelquefois, mais qu'on ne surpassera jamais.
Abbaye de Livry.—Sa situation.—Marie de Rabutin y passe sa jeunesse.—Prédilection de madame de Sévigné pour ce lieu dans tout le cours de sa vie.—Elle le quitte, et fait son entrée dans le monde.—Son mariage avec Henri de Sévigné.—Détails sur la personne de Henri de Sévigné.—Sur ses ancêtres et sa parenté.—Détails sur l'existence des deux époux dans le commencement de leur mariage.
L'abbaye de Livry, où Marie de Rabutin-Chantal passa les dernières années de son enfance et les premières de son adolescence, est, ainsi que le village de ce nom, située au milieu de la forêt de Bondy, à quatre lieues au nord-est de Paris, sur la route qui conduit à Meaux. L'éloge que madame de Sévigné fait sans cesse de cette habitation, et le plaisir qu'elle éprouvait à la revoir, est la preuve certaine du bonheur dont elle a joui dans son jeune âge. Rien ne lui paraît au-dessus des belles allées du parc de Livry; nulle part les arbres n'ont une aussi belle verdure, nulle part les chèvrefeuilles ne répandent une aussi suave odeur. Elle aimait à s'asseoir, elle aimait à écrire sous ces voûtes de feuillage, où les chants éclatants des rossignols la forçaient quelquefois, par une agréable distraction, à suspendre le travail de sa plume: elle se promenait souvent dans la forêt majestueuse qui entourait cette habitation, et se riait de la terreur que ces routes solitaires et sombres inspiraient aux Champenois et aux Lorrains. Dans les chaleurs de l'été, on la voit quelquefois se dérober au grand monde, et aller seule goûter à Livry les délices des fraîches soirées et les beautés du clair de lune; elle y retourne encore, et plusieurs fois, en novembre, pour voir les dernières feuilles et jouir des derniers beaux jours. Enfin, lorsqu'elle apprend, après avoir perdu son oncle chéri, que le roi a nommé à cette abbaye et qu'il faut la quitter, elle ne peut, sans verser des larmes, dire adieu pour toujours à cette aimable solitude qu'elle avait tant aimée27.
Pour bien comprendre ce qu'elle éprouvait alors, il faut avoir soi-même ressenti la puissante impression qu'exerce sur nous la vue des lieux où nous avons passé notre enfance, lorsque nous nous y retrouvons, comme madame de Sévigné, au déclin de la vie. Comme alors ce long passé qui nous sépare de nos premiers souvenirs nous paraît s'être rapidement éloigné! avec quelle vitesse le terme de notre existence semble s'approcher de nous, et comme nos pensées se plongent dans l'éternité qui le suit! avec quel attendrissement, pour échapper à l'abîme de nos réflexions, nous nous reportons vers cet âge d'innocence insouciante, où les mécomptes du cœur, les déceptions de l'espérance, la perte de tout ce qui nous fut cher, les maux présents, les inquiétudes pour l'avenir, nous étaient inconnus; où l'air pur, les eaux limpides, le parfum des fleurs, les frais ombrages, nous faisaient goûter sans mélange le bonheur d'exister; où nos heures, sans laisser de traces, passaient vagabondes, fugitives et légères, comme le vol du papillon!
Mais à l'époque dont nous nous occupons les pensées sombres, les sentiments mélancoliques ne pouvaient trouver place dans l'âme de la jeune de Chantal, qu'aucun souci n'avait agitée, qu'aucune passion n'avait émue, qu'aucun chagrin n'avait attristée. Aussi ce fut sans répugnance qu'elle fit son entrée dans le monde, où on la conduisit de bonne heure28. Ceux qui avaient le plus l'habitude de la voir furent étonnés de lui trouver alors des attraits et une amabilité qu'ils ne lui soupçonnaient pas. Comme la fleur cachée dans l'ombre n'épanouit ses couleurs et n'évapore ses parfums qu'aux brillants rayons du soleil, ainsi Marie de Rabutin ne développa tout ce qu'elle avait de grâce, d'esprit, de vive et franche gaieté, que lorsqu'elle eut quitté les solitudes de Livry pour paraître à la cour et dans les cercles de la capitale. Sur ce nouveau théâtre, qui lui convenait si bien, cette demoiselle de Bourgogne, ainsi qu'elle-même se qualifie, attira aussitôt tous les regards, et devint l'objet de l'attention générale. On savait qu'avec tant de charmes, et l'honneur de son alliance, elle apportait une dot de 100,000 écus, qui faisaient plus de 600,000 fr. de notre monnaie actuelle, sans compter les héritages qu'elle devait recueillir, et qui se montèrent par la suite à plus de 200,000 fr., c'est-à-dire 400,000 fr., valeur de notre époque.29
Un grand nombre de partis s'offrirent: Gondi, à qui sa nouvelle promotion à la coadjutorerie de Paris donnait une grande influence, chercha à faire tomber le choix de la jeune héritière sur le marquis de Sévigné, son parent: il y parvint, à la faveur de l'abbé de Livry, depuis longtemps ami intime de la mère du marquis. Henri de Sévigné épousa Marie de Rabutin-Chantal le 4 août 1641, dans l'église de Saint-Gervais. La bénédiction nuptiale fut donnée par Jacques de Nuchèze, évêque et comte de Châlons-sur-Saône, oncle paternel de la mariée, en présence de trois de ses oncles maternels, de Coulanges, abbé de Livry, de Coulanges-Saint-Aubin, de Coulanges-Chezières, et de Jean-François-Paul de Gondi, archevêque de Corinthe et coadjuteur de Paris30. Marie de Rabutin-Chantal était alors âgée de dix-huit ans; Henri de Sévigné aussi était jeune, beau, bien fait, riche, et avait su lui plaire par ses manières enjouées. Il était maréchal de camp, et sa famille, une des plus anciennes de Bretagne, avait formé des alliances avec les Clisson, les Montmorency, les Rohan31. Tout ce qu'on recherche, tout ce qu'on désire, paraissait donc réuni dans ce mariage. Mais les qualités qui recommandaient le marquis de Sévigné étaient apparentes, et ses défauts étaient cachés. Le plus grand de tous était d'avoir peu de délicatesse dans les sentiments, d'être uniquement adonné aux plaisirs des sens, et peu digne de posséder une femme aussi spirituelle. «Il aima partout, dit le comte de Bussy-Rabutin, et n'aima jamais rien d'aussi aimable que sa femme.» Il l'estimait, mais sans l'aimer; elle, sans pouvoir l'estimer, ne cessa point de l'aimer32.
Cependant les nuages qui obscurcirent cette union ne s'accumulèrent que par degrés. Les premières années en furent heureuses, et se passèrent dans la capitale, au milieu des amusements et de l'agitation du grand monde; ou à la terre des Rochers, parmi les plaisirs champêtres et des vassaux dévoués, dont les seigneurs des châteaux, et surtout ceux de Bretagne, étaient alors entourés. Tout s'accordait à faire jouir ces deux époux du bonheur qu'on éprouve dans le commencement d'un établissement formé avec tous les avantages de la richesse, de la jeunesse et de la beauté, lorsque nous nous rendons agréables à tous, et que tous se montrent empressés à nous plaire. Le marquis de Sévigné et sa femme étaient tous deux amis des plaisirs et de la joie, tous deux dans l'âge de la légèreté et de l'insouciance; ils tenaient tous deux par leur parenté à des personnages qui, par ambition, par goût ou par situation, se montraient fastueux et prodigues. L'archevêque de Paris et son coadjuteur, depuis si fameux sous le nom de cardinal de Retz, étaient les plus proches parents du marquis. La marquise était nièce de Hugues de Bussy le Commandeur, qui, l'année même du mariage du marquis de Sévigné, devint, par droit d'ancienneté, grand prieur du Temple, ce qui lui donnait désormais un revenu de plus le 100,000 livres, ou plutôt 200,000 livres, monnaie actuelle, de redevances ecclésiastiques, auxquelles l'Église n'eut qu'une faible part33. Le marquis et la marquise de Sévigné, par le luxe de leur table et par les agréments de leurs personnes, réunirent chez eux la société la plus aimable et la plus brillante: eux-mêmes faisaient partie de celle qui à Paris avait alors le plus d'éclat, et à laquelle toutes les sociétés choisies se réunissaient comme dans un centre commun, la société de l'hôtel de Rambouillet. Madame de Sévigné devint bientôt un des principaux ornements de ce cercle célèbre, qui sous le rapport des manières, de la littérature et du langage, exerçait alors une sorte de dictature.
Assertion de M. Petitot sur madame de Sévigné.—Pourquoi l'histoire est toujours mal écrite.—Causes de l'erreur de M. Petitot.—Il faut distinguer les temps.—Trois époques dans l'existence de l'hôtel de Rambouillet.—Peinture de l'époque où madame de Sévigné entra dans le monde.—Influence de l'hôtel de Rambouillet à cette époque.—Témoignages de Saint-Évremond et de Fléchier.—De la marquise de Rambouillet.—De ses plans pour la réforme de la société.—Portrait de Julie d'Angennes, sa fille.—Comme elle affermit et continua le règne de sa mère.—Nécessité pour l'intelligence de la vie et des écrits de madame de Sévigné, de faire connaître ce qui concerne l'hôtel de Rambouillet et la société de cette époque.
Un auteur auquel l'histoire de France est redevable d'un grand et utile travail, ayant occasion de faire connaître les femmes distinguées par leur naissance, leur beauté et leur esprit, que madame de Rambouillet avait attirées chez elle, nomme dans le nombre madame de Sévigné; puis il ajoute: «Madame de Sévigné avait un trop bon esprit pour approuver l'affectation de sentiment et de langage adoptée par cette société: il paraît même qu'elle était parvenue à y faire une espèce de schisme34.»
De même que les personnes préoccupées ou inattentives ne saisissent jamais que la dernière phrase d'un raisonnement ou les dernières paroles d'une conversation, il semble que la postérité ne soit destinée à connaître l'histoire d'un siècle ou d'une époque que d'après l'impression que ses dernières années ont laissée, et d'après les discours et les récits du siècle ou de l'époque qui lui a succédé: or, ce temps où le retentissement des passions qui ont fait irruption n'a point encore cessé; où les blessures faites aux intérêts, aux réputations, aux amours-propres, ne sont pas encore cicatrisées; où les haines, les affections, les préjugés ont changé de forme et de nom sans changer de nature, est peut-être le temps le moins favorable de tous pour nous offrir une image fidèle de celui dont il est le plus rapproché. Cependant celle qu'il nous livre est celle qu'on adopte comme parfaitement ressemblante; et c'est d'après ce type altéré ou incomplet qu'on en parle, qu'on en raisonne, qu'on en écrit, ressassant et reproduisant sans cesse les mêmes erreurs; car les esprits patients qui recueillent, comparent et discutent les faits ont toujours été rares: ils le sont encore plus aujourd'hui, et ils semblent même être entièrement inutiles, puisque pour nous l'histoire la plus vraie selon le siècle est celle qui nous offre le plus de faits extraordinaires ou inexplicables, le plus de contrastes singuliers, en un mot le plus d'invraisemblances; où tout ne se passe pas comme il a plu aux événements et à la Providence, mais selon ce qui plaît à notre imagination, selon ce qui est conforme aux fantômes qu'elle s'est créés. De là, par une conséquence nécessaire, on en est venu à écrire dans plus de cent volumes, et à faire recevoir comme un axiome très-philosophique, que le roman était plus vrai que l'histoire.
Je préviens, quelles qu'en soient pour moi les conséquences, que je n'écris point pour cette classe de lecteurs, quoique je n'ignore pas que ce soit la plus nombreuse. Aussi, malgré la peine que j'ai de contrarier ceux qui sont si bien disposés en faveur de madame de Sévigné et en même temps si prévenus contre l'hôtel de Rambouillet, je n'hésite pas cependant à leur affirmer que rien n'est plus opposé à la vérité que l'assertion de M. Petitot, et qu'on ne trouverait pas dans les écrits contemporains une seule ligne qui pût la justifier.
Tout démontre, au contraire, que c'est aux savantes ou ingénieuses conversations de l'hôtel de Rambouillet que madame de Sévigné a dû de voir se développer et s'affermir en elle ce goût vif pour la lecture et les jouissances de l'esprit, dont ses inclinations pour le plaisir et la dissipation l'auraient probablement éloignée; que c'est aussi dans cet hôtel, dans ce véritable palais d'honneur, comme le nomme Bayle (dont le scepticisme n'a pas pu même trouver place sur ce point), que madame de Sévigné a pu apprendre combien de louanges, de considération et d'empire s'attachent aux femmes qui dans le monde, dont elles obtiennent les hommages, restent maîtresses d'elles-mêmes et résistent aux charmes dangereux de la volupté, pour chercher un bonheur plus durable dans le sein de la vertu. Cet exemple donné à sa jeunesse eut, n'en doutons pas, une salutaire influence sur sa conduite, lorsqu'elle eut à traverser plusieurs années dans la situation la plus périlleuse où une femme puisse se trouver.
Ce qui a surtout égaré l'auteur que j'ai cité, c'est que le souvenir de l'hôtel de Rambouillet lui a aussitôt rappelé celui de Molière et des Précieuses ridicules, oubliant qu'un intervalle de quinze ans sépare l'époque de l'apparition de cette comédie et celle où l'hôtel de Rambouillet exerçait, sans opposition comme sans partage, son heureuse influence; et dans cet intervalle est la Fronde. L'expérience nous a fait assez connaître que l'effet des guerres civiles et des révolutions politiques n'est pas seulement de démasquer les visages, de mettre à nu les cœurs, d'établir la discorde partout où régnait une harmonie au moins apparente, mais aussi de changer subitement tous les rapports sociaux. Une métamorphose complète s'opère alors dans le langage et dans les actions; elle est si prompte, que ceux qui ont l'idée la moins avantageuse de la nature humaine ont peine à y croire. L'intérêt, la peur, un vil égoïsme ou une basse ambition, semblent produire le même effet que l'eau de cette source magique dont nous parle l'Arioste, qui changeait aussitôt l'amour en haine et la haine en amour. Tous les droits de la reconnaissance sont méconnus, tous les liens de la dépendance sont rompus; on outrage ceux que l'on flattait, on flatte ceux que l'on outrageait; on s'arrange avec le présent en calomniant le passé; l'on se fait violence pour effacer jusqu'au souvenir de ce qui fut, afin de mettre à profit ce qui est; en un mot, on change tout à coup, et sans honte, de parti, de principes, de liaisons, d'habitudes, de manières, de préjugés et de ridicules.
Sans doute les altérations produites par la Fronde ne sont point comparables à celles dont nous avons été plusieurs fois témoins; mais pour n'avoir pas été aussi profondes, aussi universelles, elles n'en sont pas moins réelles; et c'est pour les avoir ignorées que plusieurs écrivains estimables ont porté tant de faux jugements, émis tant d'idées erronées sur ces temps divers de notre histoire; temps que l'on a réunis à tort sous la dénomination, trop générale et trop vague, de siècle de Louis XIV. Ce siècle comprend plusieurs époques, qu'il faut distinguer pour le bien connaître.
Le sujet dont nous nous occupons semblerait même nous obliger de remonter plus haut; car les réunions de l'hôtel de Rambouillet datent de la fin du règne de Henri IV. Ces réunions ont brillé de tout leur éclat pendant le règne de Louis XIII, ont commencé à décliner sous la régence et la Fronde, et ont perdu toute leur suprématie sur la société lorsque Louis XIV a été en âge de tenir lui-même sa cour.
Sous le rapport de la littérature, on doit aussi pendant le même intervalle de temps distinguer plusieurs époques: celle de la domination du cardinal de Richelieu, celle de la régence, celle de la Fronde, et enfin celle qui date du mariage de Louis XIV et de la paix des Pyrénées et se prolonge durant toute la partie glorieuse du règne du grand monarque. A la première époque appartiennent presque entièrement Malherbe, Corneille, Balzac et Voiture; à la seconde, Saint-Évremond, Ménage, Sarrasin, Chapelain; à la troisième, Pascal, Bossuet, Molière, La Fontaine, Racine, Boileau, Pellisson. L'hôtel de Rambouillet maintint entière son influence sur les mœurs et les habitudes, dans la haute société, pendant tout le temps de la première époque. Ensuite les divisions politiques et la licence des guerres font suspendre ces réunions, les dénaturent ou les affaiblissent. Au retour de la paix, la société, la littérature et les arts reprennent une nouvelle vigueur et une autre forme; d'abord, sous les auspices du généreux Fouquet, et ensuite sous ceux de Colbert et de Louis XIV. Alors disparaît le reste d'influence qu'avait conservé l'hôtel de Rambouillet. La comédie des Précieuses ridicules, de Molière, signala cette époque, mais ne la produisit pas. Une longue série de grands hommes illustre le règne du grand roi, mais dans les vingt dernières années de ce règne on remarque encore une quatrième époque: c'est celle qui annonce les approches du temps de la scandaleuse régence du duc d'Orléans, et en a déjà tous les caractères. Les éloges ont cessé, l'enthousiasme est éteint, les désastres et les malheurs jettent leurs crêpes sombres sur les anciens trophées; de nouveaux génies surgissent en littérature, mais ils nous peignent la dégradation des mœurs, ou font la satire du gouvernement: c'est le temps des Fénelon, des J.-B. Rousseau, des Chaulieu, des le Sage; car on ne doit pas oublier que la comédie de Turcaret, qui semble une peinture si exacte de la régence, fut cependant jouée six ans avant la mort de Louis XIV. Madame de Sévigné, morte en 1696, à peine a entrevu le commencement de cette dernière époque; elle n'apparut qu'à la fin de la première, mais elle a parcouru en entier les autres. Lorsqu'en 1644 elle commença à prendre rang dans le monde, les noms mêmes de Molière, de Boileau, de La Fontaine35, de Racine étaient inconnus. Alors les réunions de l'hôtel de Rambouillet se composaient de tout ce qu'il y avait en France et à la cour de plus illustre par le rang, les dignités, la naissance: les femmes les plus remarquables par leur beauté ou par leur esprit mettaient un grand prix à faire partie de ces cercles. Jamais leur influence sur les mœurs, la littérature et les réputations n'avait été plus grande et plus absolue. Ils dominaient dans l'Académie française nouvellement créée, dans les sociétés les plus brillantes de la capitale, et même à la cour; mais comme la plus grande prospérité des empires qui durent depuis longtemps est voisine des révolutions et des catastrophes qui les ébranlent et les font crouler, la plus haute fortune de l'hôtel de Rambouillet se trouva aussi rapprochée de sa décadence et de sa chute.
Cette époque du mariage de madame de Sévigné est précisément celle des temps les plus heureux de la minorité de Louis XIV, des plus heureux peut-être dont la France ait jamais joui36. Anne d'Autriche venait de raffermir son gouvernement et d'assurer le pouvoir de son ministre en se débarrassant de la cabale des importants, en exilant ceux qui, pour récompense des services qu'ils lui avaient rendus dans le temps où elle était en butte aux persécutions d'un ministre despote, voulaient exploiter à leur profit l'autorité qui lui était conférée comme régente. On respirait de n'être plus soumis à la tyrannie de Richelieu ou à la domination tracassière et impuissante des intrigues de cour. La guerre continuait, mais elle donnait de l'emploi à la valeur française; elle procurait au dehors de la gloire, sans causer aucune inquiétude au dedans. D'Harcourt et Gassion combattaient avec un égal succès; Turenne et le duc d'Enghien, depuis connu sous le nom de grand Condé, s'acquéraient par leurs victoires, fruit d'habiles manœuvres, la réputation de premiers capitaines de l'Europe. Les armes françaises triomphaient partout, en Espagne, en Flandre, en Allemagne et en Italie. Des traités avantageux entre la France, la Hollande et le Portugal, venaient d'être conclus ou renouvelés; les courtisans étaient caressés et flattés par un ministre qui tâchait d'apaiser l'envie qu'inspirait son titre d'étranger et le caractère suspect de la faveur extraordinaire dont il jouissait auprès d'une reine douce, indulgente et bonne, mais non exempte de coquetterie. La justice reprenait son cours, le commerce renaissait, l'industrie acquérait une nouvelle activité; et la société et ce qu'on appelle le beau monde redoublaient d'ardeur pour les plaisirs et les jouissances sociales. C'est de ce temps que Saint-Évremond avait, dans sa vieillesse, conservé un souvenir si agréable, et qu'il décrit dans son épître à Ninon de Lenclos:
J'ai vu le temps de la bonne régence,
Temps où régnait une heureuse abondance,
Temps où la ville aussi bien que la cour
Ne respiraient que les jeux et l'amour.
Femmes savaient sans faire les savantes:
Molière en vain eût cherché dans la cour
Les ridicules affectées;
Et ses Fâcheux n'auraient point vu le jour,
Manque d'objets à fournir les idées37.
Fléchier, qui, dans sa jeunesse, avait aussi été témoin des réunions de l'hôtel de Rambouillet, ne craignit pas, trente ans après, de louer en chaire celle qui y présidait sous le nom romanesque d'Arthénice, que lui avaient donné les poëtes. Il prouve par ses paroles combien sa mémoire était restée chère à la génération qui l'avait suivie. «Souvenez-vous, dit-il, de ces cabinets que l'on regarde encore avec tant de vénération, où l'esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom d'incomparable Arthénice, où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite, qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation38.»
Pour bien apprécier le mérite de madame de Rambouillet et les services qu'elle a rendus, il faut se rappeler qu'elle a vécu principalement sous deux règnes où l'influence de la cour sur la société était presque nulle; qu'elle parut sur la scène du monde lorsque les mœurs qui succédaient aux guerres de religion étaient rudes et grossières, lorsque la langue n'était pas encore fixée, et qu'aucun des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres en littérature n'avait encore vu le jour.
Henri IV, remarquable par son esprit fertile en saillies, par cette facilité d'élocution qui semble naturelle aux hommes du midi de la France, protégea les lettres comme roi; mais il les aimait peu, et ne s'en occupa point39. Ses habitudes et ses manières étaient celles d'un guerrier; il ne mit aucune mesure ni aucun mystère dans ses inclinations pour les femmes, et son commerce avec elles fut purement sensuel. Toujours occupé de ses affaires et de ses plaisirs, en déréglant les mœurs par ses exemples il ne chercha point à les polir. Les habitudes retirées de Louis XIII, son tempérament maladif, timide et scrupuleux, le rendaient encore moins propre que son père à tenir une cour; et cependant la paix qui avait succédé aux fureurs de la Ligue faisait sentir le besoin d'une nouvelle carrière à ceux qui s'élançaient dans la vie; les esprits s'agitant pour donner sans cesse de nouveaux aliments à leur activité, se portaient avec ardeur vers toutes les jouissances sociales.
Ce fut dans ces circonstances que Catherine de Vivonne40, qui à l'âge de douze ans41 avait épousé, en 1600, Charles d'Angennes, marquis de Rambouillet, entreprit de réunir chez elle la société choisie de la cour et de la ville. Elle se fit une étude de l'attacher en quelque sorte à sa personne, de la modeler conformément à ses goûts et à ses désirs. Sa position dans le monde, ses qualités et ses vertus, lui donnaient les moyens de réussir dans ce projet. Sa famille, l'une des plus anciennes d'Italie par sa mère, Julie Savelli, comptait trois de nos rois pour alliés; elle était, ainsi que celle de son mari, illustrée depuis longtemps par de hautes dignités et de grands services42. Le marquis de Rambouillet, qui n'était point dégénéré de ses ancêtres, continuait à rendre dans la diplomatie d'importants services, et s'acquittait avec honneur des ambassades dont il était chargé. La marquise de Rambouillet était belle, jeune, riche, et avait dans ses manières quelque chose d'imposant et de gracieux. Son esprit était nourri par la lecture des meilleurs auteurs italiens et espagnols43. Lorsqu'elle eut commencé à recevoir les atteintes de l'âge, une de ses filles, qu'elle avait eue à seize ans, et dont elle paraissait être la sœur, continua à répandre autour d'elle cet attrait de la jeunesse et de la beauté, qui ne manque jamais son effet, même auprès des plus indifférents; et à cette époque on en voyait peu de tels dans la société. Cette fille chérie, nommée Julie-Lucie, est celle qui épousa depuis le duc de Montausier. Une autre, Angélique, fut mariée à ce même marquis, depuis comte de Grignan, qui, doublement veuf, devait s'unir à la fille de madame de Sévigné. La marquise de Rambouillet eut encore trois autres filles, qui toutes trois se firent religieuses: l'une devint abbesse de Saint-Étienne de Reims, et les deux autres furent successivement abbesses d'Yères, près Paris. De temps en temps elles venaient à l'hôtel de Rambouillet faire admirer, dans ces mondaines et brillantes assemblées, où tous les talents se trouvaient représentés, les grâces mystiques des cloîtres et les tranquilles vertus de la religion44. Mais Julie d'Agennes fut l'objet de la prédilection de sa mère, et, formée par elle, porta plus loin qu'elle encore l'ambition de s'attirer les hommages par le double empire de l'esprit et de la beauté. Comme les liens du mariage l'auraient séparée d'une mère chérie, lui auraient fait perdre son indépendance, et auraient nui au genre de vie dans lequel elle se complaisait, elle chercha à les éviter. Mais celui qui avait été admis à aspirer à l'honneur de sa main, le marquis de la Salle, depuis duc de Montausier, ne se laissa pas rebuter par cette résolution, et mit en œuvre pour la vaincre tout ce que l'amour a de plus pressant, tout ce que la galanterie a de plus aimable. Elle ne céda enfin qu'après quatorze ans de résistance, sur l'ordre formel et les instances de son père et de sa mère, lorsque sa jeunesse fut entièrement passée, et qu'elle eut obtenu que cet amant si constant eût changé de religion et adopté celle qu'elle professait elle-même45.
La marquise de Rambouillet et Julie d'Angennes, unies par les sentiments les plus tendres et les plus puissants, par une parfaite conformité de pensées et d'inclinations, parvinrent à réunir autour d'elles une cour aussi brillante et aussi nombreuse que celle que l'ambition et l'intérêt assemblent dans les palais des rois; mais elle en différait en ce que l'on n'y voyait d'autres courtisans que ceux des Muses; en ce que l'on n'y obéissait qu'aux inspirations de l'amitié ou de l'amour; en ce qu'on n'y connaissait d'autre domination que celle de l'esprit et de la beauté, et qu'ainsi la contrainte et l'ennui en étaient bannis. Durant le temps de leur règne, fondé sur le plus légitime de tous les principes, le consentement universel, madame de Rambouillet et sa fille furent les modèles que tout le monde citait, que tout le monde admirait, que chacun s'efforçait d'imiter. Les jeunes femmes comme les femmes âgées s'empressaient auprès d'elles avec toutes les marques de la déférence et de l'attachement les plus sincères; elles étaient pour les jeunes gens comme pour les vieillards les objets d'une sorte de culte, et furent célébrées par les poëtes comme des divinités mortelles46. Pour elles l'inflexible étiquette renonçait à ses usages les plus rigoureux; et Segrais remarque comme une chose extraordinaire pour son temps que les princesses allaient chez la marquise de Rambouillet, quoiqu'elle ne fût pas duchesse47.
Tous ceux qui fréquentaient l'hôtel de Rambouillet adoptèrent bientôt des manières plus nobles, un langage plus épuré, et exempt de tout accent provincial. Les femmes surtout, à qui plus de loisirs et une organisation plus délicate donnent un tact social plus prompt et plus fin, furent les premières à profiter des avantages que leur présentait cette fréquentation continuelle d'esprits cultivés et de personnes sans cesse occupées à imiter ce que chacune d'elles offrait de plus agréable, de plus propre à plaire à tous. Aussi celles qui étaient associées à ces réunions se faisaient promptement remarquer, et se distinguaient facilement de celles qui n'y étaient point admises. Pour montrer l'estime qu'on faisait d'elles, on les nomma les PRÉCIEUSES, les ILLUSTRES; titre dont elles-mêmes se paraient, et qui fut toujours donné et reçu comme une distinction honorable pendant le long espace de temps que l'hôtel de Rambouillet conserva son influence sur la société.
Puisque madame de Sévigné fut aussi une précieuse, ce serait ici le lieu d'étudier avec soin ce qui concerne les précieuses, et d'examiner les altérations que la marquise de Rambouillet et de Julie d'Angennes ont produites sur la société en France: d'abord, sous le rapport des habitudes, et en quelque sorte du matériel de la vie sociale; ensuite, sur les devoirs qui prescrivent l'honneur et l'amitié entre des personnes que des inclinations semblables et le besoin de se voir réunissent souvent ensemble; puis sur les relations des deux sexes entre eux; et enfin sur le goût dans les ouvrages d'esprit, et sur les vicissitudes ou les progrès de la littérature et des arts. J'ai entrepris et exécuté cette tâche avec un esprit dégagé de tout préjugé favorable ou défavorable à des temps qui, quoique si loin de nous, n'ont trouvé jusqu'ici que des panégyristes outrés ou des détracteurs injustes. Mais ce tableau, trop étendu pour ne pas nous distraire de notre objet principal, trouvera sa place ailleurs.
Je vais seulement tâcher de donner, de la manière la plus brève et la plus rapide qu'il me sera possible, une idée de la société que madame de Rambouillet réunissait chez elle à l'époque où madame de Sévigné y fut introduite. Pour y parvenir, usons un instant du privilége des romanciers; et par une fiction, qui sera vraie jusque dans ses moindres détails, allons chercher la nouvelle mariée au milieu d'une de ces assemblées où elle a commencé à briller. Chaque trait de cette peinture sera justifié par des témoignages contemporains tracés par les mains mêmes des personnages qui vont entrer en scène; et des citations exactes donneront aux lecteurs les moyens d'en vérifier l'exactitude. Transportons-nous rue Saint-Thomas-du-Louvre, à l'hôtel de Rambouillet, qui, par sa façade intérieure, dominait par la vue le Carrousel et les Tuileries.
Réunion à l'hôtel de Rambouillet.—On doit entendre la lecture d'une pièce de Corneille.—Aspect que présente la chambre à coucher de madame de Rambouillet.—Noms et désignations des personnes qui s'y trouvaient assemblées.—Voiture se fait attendre.—Dialogue à son sujet.—Aparté de Charleval et de Sarrasin.—Voiture entre.—Reproches qu'on lui adresse.—Ses réponses.—Il récite un rondeau.—Action de mademoiselle Paulet après cette lecture.—Nouvel aparté de Charleval et de Sarrasin.—Observation de l'abbé de Montreuil sur Voiture.—L'abbé de Montreuil récite un madrigal sur madame de Sévigné.—Dialogue au sujet de Ménage et de madame de Sévigné.—On veut jouer à colin-maillard en attendant Corneille.—Il entre avec Benserade.—On s'assied.—Corneille lit sa tragédie de Théodore, vierge et martyre.—Effet qu'elle produit.—Beaux vers que chacun en a retenus.—Ceux que l'abbesse d'Yères avait inscrits sur ses tablettes sont lus par le jeune abbé Bossuet.—Impression que produit cette lecture.—Opinion de chacun en se retirant.
C'était dans une matinée d'automne de l'année 1644; le soleil de midi dardait sur les fenêtres de la chambre à coucher de madame de Rambouillet. Les rideaux de soie, bleus comme l'ameublement, n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour azuré. Une nombreuse société, convoquée pour entendre la lecture d'une nouvelle pièce de Corneille, s'y trouvait rassemblée. Un grand paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait dans la chambre même une chambre intérieure48. Si on y était entré sans être prévenu qu'on devait y trouver une brillante réunion, cette chambre eût paru déserte; et en regardant devant soi on n'y eût vu qu'une seule femme, grande, forte, bien faite, non pas très-jeune, mais encore très-belle, occupée à regarder dans la rue à travers les rideaux, qu'elle entr'ouvrait légèrement. C'était mademoiselle Paulet, que ses beaux yeux, son regard vif et fier, sa chevelure d'un blond ardent, l'impétuosité de son caractère et l'énergie de ses affections avaient fait surnommer la Lionne. La marquise de Rambouillet l'avait depuis longtemps admise dans sa familiarité, et elle lui servait habituellement de secrétaire49. Mais un mélange des plus suaves odeurs, qui s'exhalait de l'alcôve avec un bruit confus de voix, aurait aussitôt forcé les yeux de se tourner vers la droite; et à travers les colonnes dorées de cette alcôve, sous sa voûte, ornée d'ingénieuses allégories sur l'hymen, l'amour, le sommeil et l'étude, on eût aperçu une troupe folâtre de jeunes femmes et de jeunes gens, qui, par la quantité de plumes et de rubans dont ils étaient chargés, ressemblaient à un parterre de fleurs, dont les couleurs vives et variées éclataient dans l'ombre.
En s'approchant, on eût bientôt distingué l'élite de la société de Paris et de la cour, réunie ou plutôt resserrée dans la vaste ruelle de madame de Rambouillet. On eût reconnu la princesse de Condé, accompagnée de sa fille, qui devint peu après duchesse de Longueville; elle causait avec la marquise de Rosembault: la duchesse d'Aiguillon parlait bas à l'oreille de la marquise de Vardes, qui avait près d'elle madame du Vigean; la marquise de Sablé s'entretenait avec madame de Cornuel; madame de la Vergne tenait la main de sa jeune fille, depuis si célèbre sous le nom de comtesse de la Fayette; puis les comtesses de Fiesque, de Saint-Martin, de Maure, et madame Duplessis-Guénégaud, causaient ensemble à voix basse. La duchesse de Chevreuse écoutait avec attention mademoiselle de Scudéry50. Près du lit, la marquise de Rambouillet entre deux de ses filles, la jeune Clarice-Diane, abbesse d'Yères, et Louise-Isabelle d'Angennes51. A côté de cette dernière était la marquise de Sévigné, occupée avec Julie d'Angennes à considérer les fraîches miniatures de la fameuse Guirlande; tandis qu'à leurs pieds le marquis de la Salle (Montausier), assis sur son manteau qu'il avait détaché, leur souriait, et paraissait heureux des compliments que lui adressait madame de Sévigné sur son incomparable galanterie52. Douze autres jeunes seigneurs étaient moitié assis, moitié couchés sur leurs manteaux, dont les étoffes de soie, d'or et d'argent brillaient sur le tapis, ou flottaient sur les pieds des dames53. A ses joues colorées, à sa figure joyeuse, on reconnaissait facilement parmi eux le marquis de Sévigné, assis aux pieds de mademoiselle du Vigean; il lui donnait des nouvelles de l'armée54, lui parlait de Gramont et de Saint-Évremond, et la faisait rire; lui racontait les exploits du duc d'Enghien, et la faisait rougir. Le marquis de Villarceaux, et de Gondi, depuis peu archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris, et le marquis de Feuquières, étaient tous trois debout; le premier derrière le fauteuil de la duchesse d'Aiguillon, le second derrière celui de la duchesse de Chevreuse, le troisième à côté de madame Duplessis-Guénégaud. Toutes les dames tenaient une petite badine55, que quelques-unes s'amusaient à faire tourner entre leurs doigts. Les jeunes gens, pour donner plus d'action à leurs discours et plus de grâce à leurs gestes, agitaient par intervalle dans l'air les blancs et gros panaches de leurs petits chapeaux, ou, posant ceux-ci sur leurs genoux, jouaient nonchalamment avec les plumes qui les couvraient56. Sur le devant de l'alcôve, et en avant des colonnes, étaient assis, sur des chaises et sur des placets, sorte de tabourets bas et larges, des personnages que leurs habillements plus modestes faisaient reconnaître à l'instant pour des hommes de lettres ou des ecclésiastiques: c'étaient Balzac, Ménage, Scudéry, Chapelain, Costart, Conrart, la Mesnardière, l'abbé de Montreuil, Marigny le jeune, l'abbé Bossuet, le petit abbé Godeau, depuis évêque de Vence, et grave auteur d'un gros volume de poésies chrétiennes; mais alors, à cause de l'exiguïté de sa taille et de son assiduité auprès de Julie d'Angennes, on le nommait par dérision le nain de la princesse Julie57. Quatre autres personnages étaient debout, appuyés contre un des côtés de l'alcôve et une de ses colonnes: moins richement vêtus que les galants illustres assis aux pieds des dames, mais parés avec plus d'élégance et de recherche que ceux qui étaient gravement posés sur des chaises et des placets, ils formaient un petit groupe à part, promenaient, avec un air narquois, leurs regards sur l'assemblée; causaient ensemble tout bas, et souriaient de temps à autre; c'étaient Sarrasin, Charleval, Montplaisir et Saint-Pavin.
«Est-ce que M. de Voiture n'arrive pas?» dit la marquise de Rambouillet à mademoiselle Paulet, qui continuait à regarder par la fenêtre.—«Je ne le vois pas encore,» répondit-elle sans se détourner.—«Ah, le traître! dit Charleval, il se fera attendre.»—«Non, dit la marquise de Rambouillet; car je n'ai donné rendez-vous à M. Corneille qu'à midi et demi, ne voulant pas qu'il fût interrompu par les survenants. C'est parce que M. de Voiture demeure dans cette rue, et presque à côté de l'hôtel58, qu'il n'est pas encore arrivé: les plus près sont les moins pressés.» Saint-Pavin, prenant la parole: «J'ai entendu dire, madame, qu'il s'était battu avec Chaveroche, votre intendant, et que celui-ci l'avait blessé.»—«Cette blessure n'est rien, monsieur, dit madame de Rambouillet, et ne l'empêchera pas de venir. Mais ne parlez pas, je vous prie, de cette ridicule affaire.»—«Ma mère, dit Clarice d'Angennes en s'adressant à Saint-Pavin, a fait comprendre à Chaveroche toute l'impertinence de son procédé; il en a fait des excuses à M. de Voiture, et ils sont les meilleurs amis du monde: si bien que M. de Voiture a donné à Chaveroche le procès de sa sœur et toutes ses affaires à suivre59, pendant le voyage qu'il va faire en Espagne.»—«Est-ce qu'il va nous quitter?» dit Sarrasin.—«Après-demain il part, répliqua Clarice; et certainement il ne manquera pas de se rendre ici.»—«Vous allez le voir arriver, dit l'abbesse d'Yères; je viens de lui dépêcher Poncette.»—«Mieux eût valu, ma fille, dit madame de Rambouillet, lui envoyer un valet de pied.»
«La prudente Arthénice connaît notre homme,» dit Sarrasin tout bas, en se penchant à l'oreille de son voisin Charleval.—«Quoi! dit celui-ci avec surprise, la fille d'un portier?»—«N'importe, répliqua l'autre en souriant; tout lui est bon, depuis le sceptre jusqu'à la houlette, depuis la couronne jusqu'à la calle60.»—«Mais sincèrement, avec ce corps exigu, ces yeux effarés, ce visage niais, le croyez-vous donc si redoutable?»—«Oui, quoique tout ce que vous dites soit vrai et qu'il en plaisante lui-même61; mais il sait donner à cette physionomie si grotesque tant d'expression, il a tant d'esprit, de grâce et de gaieté; il sait si bien se plier à tout, s'accommoder de tout; il a une réputation si bien acquise d'habileté, de loyauté et de générosité, que partout il se fait écouter, que partout il parvient à plaire, dans les cercles et dans les ruelles, dans les palais et les chaumières.»—«Fort bien, mais Poncette est une enfant, petite, idiote d'ailleurs, et peu jolie.»—«Une enfant! oh non! la perdrix est maillée! seize ans, de la fraîcheur; de gros traits, mais de beaux yeux.»—«Oui; mais songez donc que notre cher Voiture grisonne; il est dans l'âge du repos.»—«Il y paraît peu, je vous assure: quoique fils d'un marchand de vin, c'est un buveur d'eau, et ces hommes-là sont privilégiés62.»
Ce petit aparté était à peine terminé, qu'on entendit mademoiselle Paulet dire: «Ah! voilà M. de Voiture!» et aussitôt elle courut se placer près du fauteuil de madame de Rambouillet, et s'appuya contre une des colonnes du lit.
On annonça Voiture; il entra: aussitôt Sarrasin, Charleval, presque tous les hommes de lettres, plusieurs des seigneurs, Montausier, Sévigné, vont à sa rencontre, lui donnent la main, lui souhaitent le bonjour, et l'embrassent. Ce n'est qu'avec peine qu'il parvient, en se dandinant sur ses deux jambes écartées, afin de ne pas froisser ses canons, assez près de madame de Rambouillet pour pouvoir lui faire une double salutation. Sa figure est riante, son habillement est simple, mais d'une élégance et d'une fraîcheur remarquables.
«Monsieur, lui dit la marquise, vous nous avez donc disgraciées? voilà quatre jours que je ne vous ai vu; et même, en vous promettant M. Corneille, il faut encore vous envoyer chercher.»—«Ah, madame! plaignez-moi, et ne me grondez pas. La mission qu'il a plu à son éminence de me donner pour l'Espagne m'a contraint à des conférences sans fin avec le cardinal de la Valette, monseigneur le duc d'Orléans et les gens d'affaires. Pendant tout ce temps je n'ai vécu que de regrets, je n'ai pensé qu'à vous et à mademoiselle de Rambouillet. Je me disais qu'il m'en arrive à votre égard comme de la santé, dont on ne connaît tout le prix que quand on la perd.»—«Monsieur de Voiture, dit la marquise, vous le savez, j'ai défendu les compliments.»—«Madame, je vous obéis; la vérité n'est point un compliment: on sait que toutes les fois qu'il m'a fallu, par devoir, m'éloigner de vous, et résider à la cour de France, à celle de Lorraine, de l'Espagne, en Italie, en Angleterre, partout la société m'a paru maussade et monotone.»—«Cependant, monsieur, je vous ai souvent entendu dire qu'il fallait faire de grands efforts contre l'ennui, et que les voyages étaient contre ce mal un puissant remède.»—«C'est vrai, madame; mais les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblissent. On ne s'amuse, on ne se repose, on ne jouit qu'à l'hôtel de Rambouillet, qu'à la cour d'Arthénice; c'est celle de la beauté, de l'esprit et des grâces63.»
«Monsieur de Voiture, dit Julie d'Angennes, il faut que je vous gronde: vous m'avez envoyé douze galands pour ma discrétion, c'est enfreindre les règles du jeu; j'avais fixé votre perte à un seul galand.»—«Ah, mademoiselle! qu'eût fait votre simarre64 d'un seul galand? Douze sont bien peu pour vous; ils seront confondus dans la foule.»
–«Mais, Monsieur de Voiture, dit l'abbesse d'Yères, est-ce que vous n'avez pas reçu mon chat? Vous ne m'en parlez pas.»—«Si, je l'ai reçu! Voyez, madame,» dit Voiture en ôtant un de ses gants, et montrant sa main droite, légèrement égratignée.—«Ah! dit l'abbesse en souriant malignement, ce n'est pas mon chat qui a fait cela; vous le calomniez.»—«C'est bien lui, madame; et depuis trois jours qu'il est chez moi il n'y a laissé personne sans lui faire porter de semblables marques de ses faveurs. C'est la plus jolie bête du monde. Rominagrobis lui-même, qui est, comme vous savez, le prince des chats, ne saurait avoir une meilleure mine. Je trouve seulement que, pour un chat nourri en religion, il est fort mal disposé à garder la clôture: point de fenêtre ouverte qu'il ne s'y veuille jeter. Il n'y a pas de chat séculier qui soit plus volage et plus volontaire. J'espère cependant que je l'apprivoiserai par de bons traitements; je ne le nourris que de biscuit. Pourtant, quelque aimable qu'il soit de sa personne, ce sera toujours en votre considération, madame, que je l'aimerai; et je l'aimerai tant pour l'amour de vous, que j'espère faire changer le proverbe, et que l'on dira dorénavant: Qui m'aime, aime mon chat. Si après ce présent vous me donnez encore le corbeau que vous m'avez promis, et si vous voulez m'envoyer un de ces jours Poncette dans un panier, vous pourrez vous vanter de m'avoir donné toutes les bêtes que j'aime65.»
La physionomie de Voiture avait, en prononçant ces paroles, une expression de gaieté si comique, que la marquise de Rambouillet eut bien de la peine à s'empêcher de rire. Pourtant elle se contint, et lui dit d'un air moitié badin, moitié sérieux: «Ne pourriez-vous, monsieur, laisser toutes ces fadaises, et nous réciter quelques vers nouveaux de votre composition?»—«Il n'en fait plus, dit Julie d'Angennes, depuis qu'il est dans les négociations. Apollon n'est pas diplomate.»—«Cependant, dit Voiture, il lui faut négocier sans cesse des traités de paix avec la beauté, et lutter continuellement contre les indiscrétions du cœur.»—«Toujours est-il vrai, dit Julie d'Angennes, qu'infidèle aux Muses comme à vos amis, vous avez laissé la poésie pour les affaires.»—«Si j'osais, dit Voiture, démentir la dame des pensées de l'invincible Gustave, je lui réciterais une pièce de vers que j'ai composée ce matin même.»—«Ah! récitez-la, dit l'abbesse d'Yères, récitez-la; cela nous amusera.»—«Nullement, madame; car elle est fort triste.»—«C'est une élégie, dit Isabelle d'Angennes: ah! tant mieux, je n'ai jamais entendu réciter de pièce sérieuse à M. de Voiture, et j'avoue que je serais bien curieuse de savoir comment il s'y prend; mais peut-être il plaisante.»—«Je n'en ai pas l'intention, madame,» dit Voiture.
Le bruit confus des voix, des éclats de rire et des conversations particulières cessa, par un seul geste de la marquise de Rambouillet. Il se fit un grand silence, et tous les yeux se dirigèrent sur Voiture. Sa figure rieuse avait pris une teinte de mélancolie douce, ses yeux paraissaient voilés, son attitude annonçait le recueillement et la tristesse. En le voyant si différent de lui-même, on ne douta point qu'il ne se mît à réciter une longue et lamentable élégie, genre de composition qu'on savait n'être nullement approprié à son talent; l'on commençait à redouter l'ennui, et à regretter les conversations si vives et si animées que le poëte malencontreux forçait d'interrompre. On se rassura cependant quand il annonça un rondeau; mais cette annonce fit croire d'abord que son air affligé n'avait été qu'un moyen de mieux faire ressortir la gaieté de son rondeau. On se trompait encore, et toute l'assemblée fut émue lorsque Voiture eut récité avec simplicité, mais avec un accent passionné qu'il n'avait jamais eu, le rondeau suivant:
Mon âme, adieu! Quoique le cœur m'en fende,
Et que l'Amour de partir me défende,
Ce traître honneur veut, pour me martyser,
Par un départ nos deux cœurs déchirer,
Et de laisser ton bel œil me commande.
Je ne veux pas qu'en larmes tu t'épande:
Et, sans qu'en rien ton amour appréhende,
Dis-moi gaiement, sans plaindre et soupirer,
Mon âme, adieu!
Car je te laisse, et je te recommande,
De mon esprit la partie la plus grande,
Sans plus vouloir jamais la retirer.
Car rien que toi je ne puis désirer,
Et veux t'aimer jusqu'à ce que je rende
Mon âme à Dieu66.
A peine Voiture eut-il fini de réciter le rondeau, que mademoiselle Paulet prit, sur le lit où madame de Sévigné l'avait placé, le livre de la Guirlande; puis, baissant la tête, elle sortit de l'alcôve, et alla reporter le précieux volume dans le cabinet de Julie d'Angennes.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel Sarrasin se pencha encore vers l'épaule de son voisin Charleval, et lui dit à l'oreille: «Le renard a fait fuir la lionne.»—«Elle reviendra au terrier,» dit Charleval; puis tous deux se mirent à sourire, en suivant des yeux mademoiselle Paulet, et regardant Voiture.
«—Si Voiture rend son âme à Dieu, dit l'abbé de Montreuil, il faudra le faire accompagner par une trentaine de ces Amours coquets, grands comédiens, qui le servent merveilleusement, et qui ne ressentent jamais les passions qu'ils témoignent67.»
–«Ne trouvez-vous pas, madame, dit Saint-Pavin à madame de Sévigné, que Montreuil n'en parle que par envie?»—«M. de Montreuil est étourdi, mais il n'est point envieux,» répondit madame de Sévigné68.—«Ah, oui, vous le défendez, parce qu'il est votre grand madrigalier69.»—«Étrange défense, dit Montreuil, et qui ressemble fort à une accusation.»—«Mais je ne savais pas, dit Julie d'Angennes, que M. de Montreuil eût fait des madrigaux pour madame de Sévigné.»—«Pour que cela ne fût pas, mademoiselle, il faudrait qu'on me dit comment on peut s'empêcher d'en faire.»—«Dites-nous le dernier de tous, si vous vous en souvenez.»—«Cela n'est pas difficile; ce n'est que quatre vers impromptu récités à madame la marquise, tout aussitôt qu'on lui eut débandé les yeux à la partie de colin-maillard que nous jouâmes hier chez la duchesse de Chevreuse. Elle aura sans doute déjà oublié ces vers, et je reçois comme une faveur, mademoiselle, l'occasion que vous me donnez de les lui réciter encore:
De toutes les façons vous avez droit de plaire,
Mais surtout vous savez nous charmer en ce jour:
Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l'Amour;
Les voyant découverts, on vous prend pour sa mère70.
Voiture et Sarrasin, qui avaient entendu le madrigal du jeune Montreuil, vinrent lui prendre la main, et le complimentèrent. Ces félicitations des deux plus beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet tournèrent les regards de toute la société sur Montreuil. Alors ceux qui avaient retenu le quatrain le répétèrent aux personnes qui ne le connaissaient pas, et on ne distinguait plus, au milieu des voix qui se faisaient entendre simultanément, que les mots: «Plaire, Amour, sa mère; c'est charmant.» La figure de Montreuil était rayonnante du plaisir que lui causait le succès de son madrigal, et madame de Sévigné ne put s'empêcher d'être un peu confuse de l'unanimité des louanges données dans cette occasion à sa figure, à sa parure, à toute sa personne. Cependant, de toutes les femmes jeunes et belles qui brillaient alors, elle était celle qui se laissait le moins déconcerter par les éloges. Madame de Rambouillet ne fut pas fâchée de voir que cette fois on y avait réussi. Elle trouvait que l'émotion, en colorant son teint, avait augmenté ses attraits; et un sentiment mêlé de malice et de bonté la faisait jouir de l'embarras de cette nouvelle mariée, et lui inspirait le désir de le prolonger. C'est pourquoi, en s'adressant à Ménage, elle dit: «Est-ce que M. Ménage n'a point encore fait de vers pour madame de Sévigné?»—«Il en a fait, dit Chapelain, pour mademoiselle Marie de Rabutin, et aussi pour madame la marquise, non-seulement en français, mais encore en italien71.»—«Et je gage, dit Saint-Pavin, qu'il en a fait aussi en latin et en grec.»—«M. Ménage, reprit madame de Sévigné, est trop mon ami pour me faire honte de mon ignorance, et pour m'adresser des vers dans une langue que je n'entends pas.»
Madame de Rambouillet allait prier Ménage de réciter les vers qu'il avait composés pour madame de Sévigné, lorsque tout à coup le marquis de Vardes dit: «Faisons encore jouer madame de Sévigné à colin-maillard.» Aussitôt il se lève, et entraîne hors de l'alcôve toute l'assemblée, qui se réjouit de son idée, et se dispose à la mettre à exécution72. En vain madame de Rambouillet fait observer que la demi-heure est sonnée, et que Corneille ne tardera point à arriver. On insiste, on prie, et on promet de cesser à l'instant que Corneille entrera. Un bandeau, formé par un ruban couleur de feu, est placé par madame de Sévigné sur les yeux de mademoiselle de la Vergne, qui, âgée seulement de douze ans, et la plus jeune des personnes présentes, devait, d'après les lois du jeu, être la première condamnée à se voir privée de la vue. Déjà la pauvrette, tout étonnée de ne plus tenir la main de sa mère et de se trouver isolée au milieu de la chambre, étendait ses petits bras, et l'on s'écartait lorsqu'on entendit rouler dans la cour deux carrosses qui se suivaient. Dans l'un était la comtesse de la Roche-Guyon; Benserade amenait dans le sien les deux frères Corneille.
La société, qui, quelques minutes auparavant, aurait reçu avec de grandes démonstrations de joie le poëte qu'elle attendait, fut comme pétrifiée lorsqu'elle l'entendit annoncer après la comtesse de la Roche-Guyon et Benserade. Il se fit un instant de silence, comme dans une troupe d'écoliers que le maître a surpris jouant à l'heure des études. Madame de Rambouillet se leva, alla elle-même au-devant de la comtesse et de Benserade, puis ensuite rendit le salut aux deux frères; et comme elle vit que chacun se disposait à rentrer dans l'alcôve, elle se hâta de dire que la lecture aurait lieu dans la chambre. Des valets de pied y rangèrent selon ses ordres les fauteuils, les chaises et les placets73: elle en fit apporter un nombre égal à celui des personnes présentes; et engageant tout le monde à prendre un siége, elle défendit de s'asseoir sur le parquet. Ces dispositions, qui plurent beaucoup aux gens de lettres, aux ecclésiastiques et aux précieuses âgées, contrarièrent les jeunes gens et les jeunes femmes: ils regrettaient leur position dans l'alcôve, et se repentirent de l'idée qu'ils avaient eue de jouer à colin-maillard; tous avaient du dépit que Corneille fût venu si tard, ou qu'il ne fût pas venu plus tôt.