LE nouvel Ouvrage que je présente au Public est le fruit de trois ans de voyages et de résidence aux États-Unis, dans des circonstances de temps et dans une situation d’esprit bien différentes de celles de mon voyage en Turquie.
Lorsqu’on 1783, je partais de Marseille, c’était de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi, qu’inspire la jeunesse: je quittais gaiement un pays d’abondance et de paix, pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d’employer le temps d’une jeunesse inquiète et active à me procurer des connaissances d’un genre neuf, et à embellir, par elles, le reste de ma vie, d’une auréole de considération et d’estime.
Dans l’an III, au contraire (en 1795), lorsque je m’embarquais au Havre, c’était avec le dégoût et l’indifférence que donnent le spectacle et l’expérience1 de l’injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de l’avenir, j’allais avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix dont l’Europe ne lui offrait plus l’espérance.
Ce fut dans ces dispositions que je visitai successivement presque toutes les parties des États-Unis, étudiant le climat, les lois, les habitants et leurs mœurs, principalement sous le rapport de la vie sociale et du bonheur domestique… et tel fut le résultat de mes observations et de mes réflexions, que considérant d’une part la perspective orageuse et sombre de la France et de l’Europe entière; les probabilités de guerres longues et opiniâtres, à raison de la lutte élevée entre des préjugés au déclin et des lumières croissantes; entre des despotismes vieillis et de jeunes libertés insurgentes;… d’autre part, l’avenir pacifique et riant des États-Unis, de la facilité à devenir propriétaire à raison de l’immense étendue des terres à peupler; de la nécessité et des profits du travail; de la liberté des personnes et de l’industrie; de la douceur du Gouvernement, fondée sur sa faiblesse même; par tous ces motifs, j’avais pris la résolution de rester aux États-Unis, lorsqu’au printemps de 1798, une épidémie d’animosité contre les Français, et la menace d’une rupture immédiate, m’imposèrent la loi de me retirer. Ce serait peut-être ici l’occasion de me plaindre des violentes attaques publiques dirigées contre moi dans les derniers temps de mon séjour, sous l’influence d’un personnage tout-puissant; mais l’élection de 1801, en faisant justice de celle de 1797, m’a rendu une indemnité suffisante2.
De retour en France (prairial an 6), il me sembla utile de faire, pour mes concitoyens, un travail dont j’avais senti le besoin pour moi-même; je conçus le projet de rassembler dans un cadre resserré, outre mes propres notions, celles qui étaient éparses en divers livres, en rectifiant quelques préjugés établis à une époque d’enthousiasme. Dans le plan que je traçai, je posais d’abord pour base le climat et le sol; puis suivant la méthode que je crois la plus riche en résultats (celle par ordre de matières), je considérais la quantité de la population; sa répartition sur le territoire; sa distribution en genres de travail et d’occupation: les habitudes, c’est-à-dire les mœurs, résultant de ces occupations; la combinaison de ces habitudes avec les idées et les préjugés de l’origine première. Remontant à cette origine par l’histoire, le langage, les lois, les usages, je faisais sentir l’erreur romanesque des écrivains qui appellent peuple neuf et vierge, une réunion d’habitants de la vieille Europe, Allemands, Hollandais, et surtout Anglais des trois royaumes. L’organisation de ces éléments anciens et divers en corps politiques me conduisait à rappeler succinctement la formation de chaque colonie; à montrer dans le caractère de ses premiers auteurs, le levain d’esprit qui a servi de moteur à presque tout le système de conduite de leurs successeurs, selon cette vérité morale trop peu remarquée, «que dans les corporations comme dans les individus, les premières habitudes exercent une influence prédominante sur tout le reste de l’existence.»—L’on eût vu dans ce levain une des principales causes de la différence de caractère et d’inclination, qui se fait de plus en plus remarquer entre diverses parties de l’Union.—La crise de l’indépendance, en m’obligeant de retracer sommairement ses causes et ses évènements, m’eût fourni des remarques nouvelles sur ses suites moins connues, moins observées: une foule de faits omis ou défigurés eût établi entre la révolution d’Amérique et la nôtre, une ressemblance bien plus grande qu’on ne la suppose vulgairement, et dans les motifs, et dans les moyens d’exécution, et dans la conduite des partis, et dans les fluctuations, même rétrogrades, de l’esprit public; enfin jusque dans le caractère des trois assemblées principales, dont la première, chez les deux peuples, passe également pour avoir devancé d’une génération les connaissances régnantes, et la dernière, pour avoir été en arrière des principes acquis (1795): en sorte que ces grands mouvements politiques, appelés révolutions, semblent avoir quelque chose d’automatique, qui dépendrait moins des combinaisons de la prudence, que d’une marche et d’une série mécanique de passions.
En traitant de la période trop peu connue depuis la paix de l’indépendance, jusqu’à la création du gouvernement fédéral, j’eusse démontré l’influence de cette époque d’anarchie sur le caractère national; l’altération de l’esprit public et de ses principes, par la rentrée des mécontents Loyalistes, et l’immigration d’une foule de marchands anglais Torys: l’altération de la bonne foi et de la simplicité primitives, d’abord par le papier-monnaie et le défaut de lois et de justice, puis par la richesse temporaire et le luxe permanent que la guerre d’Europe a introduit dans ce pays neutre: j’eusse fait sentir les avantages que toute guerre d’Europe procure aux États-Unis; l’accroissement sensible qu’ils ont retiré de la dernière, malgré la politique faible et vacillante de leur gouvernement; la direction naturelle et progressive de leur ambition vers l’archipel des Antilles et le continent environnant; la probabilité de leur extension, malgré les divisions de parti et les germes d’un schisme intérieur; j’eusse développé les différences d’opinion et même d’intérêt qui partagent l’union en États de l’Est (New England), et en États du Sud; en pays atlantiques et en pays de Mississipi: la prépondérance de l’intérêt mercantile dans les uns; celle de l’intérêt agricole dans les autres: la faiblesse de ceux-ci, causée par les esclaves; la force de ceux-là, causée par leur population libre et industrieuse: j’eusse indiqué une cause de schisme encore plus active dans le choc de deux opinions contraires, dites républicaine et fédéraliste; l’une soutenant la prééminence du gouvernement monarchique ou plutôt despotique sur toute autre forme de gouvernement; la nécessité du pouvoir arbitraire et absolu dans toute espèce de régime, motivée sur l’ignorance, les passions, l’indocilité de la multitude, et autorisée par l’expérience et l’exemple de la plupart des gouvernements et des peuples anciens et modernes; en un mot, toute l’ancienne doctrine politico-religieuse, de la prérogative royale des Stuart et des ultramontains: l’autre opinion soutenant, au contraire, que le pouvoir absolu est un principe radical de destruction et de désordre, en ce qu’il n’exempte les gouvernants ni des passions, ni des erreurs, ni de l’ignorance communes aux autres hommes: qu’il tend au contraire à les produire en eux, à les exalter: que la facilité de pouvoir tout, menant à vouloir tout, a une tendance immédiate et directe à l’extravagance, à la tyrannie: que si la multitude est ignorante et méchante, c’est parce qu’elle reçoit une telle éducation de tels gouvernements: qu’en supposant que les hommes naissent vicieux, l’on ne peut les redresser que par un régime de raison et de justice: que cette raison et cette justice ne peuvent s’obtenir que par des connaissances qui veulent étude, travail, débat contradictoire, toutes choses qui supposent une indépendance d’esprit, une liberté d’opinion dont les hommes tiennent le droit de la nature même, etc., etc. En un mot, toute la doctrine moderne de la déclaration des droits, sur laquelle s’est élevée l’indépendance des États-Unis.—J’eusse discuté, d’après ce que j’ai ouï des hommes les plus impartiaux, quelles conséquences peuvent avoir ces dissensions: s’il est vrai qu’une scission en deux ou trois corps de puissance, à une époque plus ou moins reculée, serait aussi orageuse, aussi fâcheuse qu’on le croit vulgairement; si, au contraire, trop d’unité et de concentration dans le gouvernement n’aurait pas des effets pernicieux à la liberté, dénuée d’asile et de choix; et si trop de sécurité, trop de prospérité ne corrompraient pas radicalement un jeune peuple3 qui, en affectant de se donner ce nom, avoue bien moins sa faiblesse actuelle, que ses projets de grandeur future; peuple qui mérite surtout ce nom de jeune, par l’inexpérience et l’emportement avec lesquels il se livre aux jouissances de la fortune, et aux séductions de la flatterie.
J’eusse alors considéré, sous un point de vue moral, la conduite de ce peuple et de son gouvernement, depuis l’époque de 1783, jusqu’en 1798; et j’eusse prouvé par des faits incontestables, qu’il n’a régné aux États-Unis, proportionnellement à la population, à la masse des affaires, à la multiplicité des combinaisons, ni plus d’économie dans les finances4, ni plus de bonne foi dans les transactions5, ni plus de décence dans la morale publique6, ni plus de modération dans l’esprit de parti, ni plus de soin dans l’éducation et l’instruction7, que dans la plupart des États de la vieille Europe: que ce qui s’y est fait de bon et d’utile, que ce qui y a existé de liberté civile, de sûreté de personne et de propriété, a plutôt dépendu des habitudes populaires et individuelles, de la nécessité du travail, du haut prix de toute main-d’œuvre, que d’aucune habile mesure, d’aucune sage police du gouvernement: que sur presque tous ces chefs, la nation a rétrogradé des principes de sa formation: qu’à l’époque de 1798, il n’a manqué à un parti que d’autres circonstances pour déployer une usurpation de pouvoir, et une violence de caractère tout-à-fait contre-révolutionnaires: en un mot, que les États-Unis ont dû leur prospérité publique, leur aisance civile et particulière, bien plus à leur position insulaire, à leur éloignement de tout voisin puissant, de tout théâtre de guerre, enfin à la facilité générale de leurs circonstances, qu’à la bonté essentielle de leurs lois, ou à la sagesse de leur administration.
Sans doute, après tous les éloges prodigués par des écrivains d’Europe, et amplifiés par les nationaux, après la proposition faite en congrès de se déclarer la nation la plus éclairée et la plus sage du globe, c’eût été là d’audacieuses censures; mais parce qu’une censure quelconque n’est pas une preuve certaine de malveillance; parce qu’une censure même injuste a moins d’inconvénients que la flatterie; et parce qu’aujourd’hui je ne serai pas soupçonné de ressentiment, je me fusse permis des observations dont la vérité, même sévère, eût été utile et avouée des bons esprits: et en rendant ce service d’un ami désintéressé, j’eusse cru rendre un hommage d’admiration à l’institution qui, en ce moment, honore le plus les États-Unis, la liberté de la presse et des opinions8.
Enfin, considérant ce pays relativement aux immigrants français, j’eusse examiné, d’après mes propres sensations et l’expérience de beaucoup de mes concitoyens, quel genre de ressources et quels agréments de société peuvent trouver dans les villes nos rentiers et nos commerçants; de quelle espèce de bonheur ils pourraient jouir dans les campagnes; j’avoue qu’à cet égard mes résultats eussent pu paraître bizarres; car, après avoir été sur le point de me fixer aux États-Unis, je n’eusse pas néanmoins encouragé beaucoup de nos Français à suivre mon exemple. La raison en est, qu’autant ce pays offre de facilité aux Anglais, aux Écossais, aux Allemands, même aux Hollandais, par l’analogie du système civil et moral de ces peuples, autant il oppose d’obstacles aux Français par la différence du langage, des lois, des usages, des manières, et même des inclinations; je le dirai avec regret: mes recherches ne m’ont pas conduit à trouver dans les Anglo-Américains ces dispositions fraternelles et bienveillantes dont nous ont flattés quelques écrivains; j’ai cru au contraire m’apercevoir qu’ils conservent envers nous une forte teinte des préjugés nationaux de leur métropole originelle: préjugés fomentés par les guerres du Canada; faiblement altérés par notre alliance dans l’insurrection; très-fortement ravivés dans ces derniers temps par les déclamations en congrès, par les adresses des villes et corporations au président M. J. A***, à l’occasion des pillages de nos corsaires; enfin encouragés jusque dans les colléges par des prix d’amplifications et de thèses diffamatoires contre9 les Français. L’on ne peut d’ailleurs nier qu’il existe entre les deux peuples un contraste d’habitudes et de formes sociales peu propres à les unir étroitement: les Anglo-Américains taxant les Français de légèreté, d’indiscrétion, de babil; et les Français leur reprochant une roideur, une sécheresse de manières et une taciturnité qui portent les apparences de la morgue et de la hauteur; enfin une telle négligence de ces attentions, de ces égards auxquels nous attachons du prix, que sans cesse l’on croit y voir l’intention de l’impolitesse, ou le caractère de la grossièreté. Il faut qu’en effet ces plaintes ne soient pas sans fondement, puisque je les ai également recueillies de la part des Allemands et des Anglais. Pour moi, à qui les Turks ont de bonne heure fait une éducation peu exigeante sur les formes, je me suis plutôt attaché à rechercher la cause qu’à sentir les effets de celles-ci, et il m’a semblé que cette incivilité nationale tenait moins à un système d’intentions, qu’à l’indépendance mutuelle, à l’isolement, au défaut de besoins réciproques où les circonstances générales placent tous les individus aux États-Unis.
Tel était le plan dont j’avais tracé l’esquisse, et dont quelques parties déja étaient assez avancées; mais entravé par les affaires tantôt privées et tantôt publiques, arriéré surtout depuis un an par de graves incommodités, j’ai senti que le temps et les forces me manquaient pour porter le travail à son terme, et je me suis décidé à ne publier que le Tableau du climat et du sol, qui, sans nuire au reste, peut en être séparé.