Etablissement d'un gouvernement représentatif. – Réunion de la législature. – Le parti anglais veut abolir l'usage de la langue française; vives discussions il ce sujet. – Les Canadiens l'emportent. – La discussion est renouvelée lors de la considération des règles pour la régie intérieure de la chambre. – Violens débats; discours de M. Bédard et autres. – Les anglificateurs sont encore défaits. – Travaux de la session; projets de loi pour les pauvres, les chemins et les écoles. – Biens des Jésuites. – Subsides. – Justice. – Prorogation des chambres; discours de sir Alured Clarck-Lord Dorchester. – Il convoque les chambres. – Organisation de la milice. – Comptes publics. – Judicature. – Suspension de la loi de l'habeas corpus. – Association générale pour le soutien du gouvernement. – Troisième session. – Revenus et dépenses. – Fixation des charges; rentes seigneuriales. – Voies publiques. – Monnaies. – Lord Dorchester remplacé par le général Prescott. – Session de 97. – Défection de MM. De Bonne et de Lotbinière. – Traité de commerce avec les Etats-Unis. – Emissaires français. – Les pouvoirs de l'exécutif sont rendus presque absolus; ses terreurs. – Exécution de M. Law. – Sessions de 98 et 99. – Amélioration du régime des prisons. – Impôts, revenus publics. – Querelles entre le gouverneur et son conseil au sujet de la régie des terres. – Il est rappelé avec le juge Osgoode. – Sir Robert Shore Milnes convoque les chambres en 1800. – Nouvelle allusion aux principes de la révolution française; motif de cette politique. – Proposition d'exclure le nommé Bouc de l'assemblée. – Le gouvernement s'empare des biens des Jésuites.
L'introduction du gouvernement représentatif forme l'une des époques les plus remarquables de notre histoire. La constitution de 91, telle qu'elle allait être mise en pratique, était loin d'être équitable, parfaite; mais la portion de liberté qu'elle introduisait suffisait pour donner l'essor à l'expression fidèle et énergique des besoins et des sentimens populaires. L'opinion longtemps comprimée se sentit soulagée en voyant enfin une voie toute restreinte qu'elle fut ouverte devant elle pour se faire connaître et se faire apprécier au-delà des mers.
Cette constitution cependant promettait beaucoup plus qu'elle ne devait tenir. L'un de ses vices essentiels, c'était de laisser deux des trois branches de la législature à la disposition du bureau colonial, qui allait par ce moyen se trouver armé de deux instrumens qu'il ferait mouvoir à sa volonté tout en paraissant n'en faire mouvoir qu'un seul. Ce défaut capital qui n'était encore aperçu que du petit nombre d'hommes expérimentés dans les affaires publiques, leur fit présager la chute du nouveau système dans un avenir plus ou moins éloigné. La masse du peuple toujours plus lente à soupçonner les motifs, les arrière-pensées, les injustices, crut d'après les paroles de Pitt, que le Bas-Canada serait à eux, que la législation, en tant qu'elle ne serait pas incompatible avec l'intérêt et la suprématie de l'Angleterre, serait fondée sur ses sentimens et sur ses intérêts, qu'elle serait en un mot l'expression de la majorité des habitans. Vaine illusion! Outre l'intérêt canadien, outre l'intérêt métropolitain, il y avait déjà ce que lord Stanley a depuis qualifié «l'intérêt britannique» ou l'intérêt de la portion anglaise de la population, qui ne comptait alors que quelques centaines d'âmes dispersées dans les villes et dans les arrondissemens situés sur les limites orientales du Canada, le long des Etats de New Hampshire, du Massachusetts et du Maine. La plupart étaient d'origine allemande ou hollandaise. 1 Ils étaient venus s'établir en Canada pendant la révolution américaine qu'ils fuyaient. La métropole en se réservant la nomination du conseil législatif, s'était conservé le moyen de donner à cette petite population un pouvoir égal à celui du reste des habitans et ainsi de nullifier la majorité ou en d'autres termes de gouverner les uns par les autres.
Note 1:(retour) A short view of the present state of the Eastern townships etc., by the Honble. and Revd. Chs. Stewart A. M. minister of St. Armand Lower Canada and Champlain to the Lord Bishop of Québec, 1815.
Dans la nouvelle constitution, le roi ou plutôt le bureau colonial, car le bureau colonial seul en Angleterre connaissait ce qui se passait en Canada, formait une branche; le conseil législatif la seconde, mais comme il était à la nomination de la couronne, il devait être nécessairement la créature de l'exécutif, composé d'hommes dévoués à toutes ses volontés, en possession de toutes ses sympathies et toujours prêts à lui servir de bouclier contre les représentans du peuple.
Telle fut dès le début la mise en pratique de l'acte de 91. La division du Canada en deux parties pour assurer à ses anciens habitans leurs usages et leur nationalité, suivant l'intention de Pitt, manqua son but et ne donna réellement la prépondérance à personne. Quant au conseil exécutif lui-même, qui devait être l'image du ministère en Angleterre, il ne fut qu'un instrument servile entre les mains des gouverneurs, et ce fut là ce qui amena plus tard la ruine de la nouvelle constitution. En effet, qui allait conserver l'harmonie entre les deux chambres, si le bureau colonial ne le voulait pas? Tout dépendait de cette volonté, puis qu'elle était maîtresse du conseil exécutif et du conseil législatif dont elle avait la nomination.
Les membres du conseil exécutif choisis parmi les anciens habitans y furent toujours en petit nombre, excepté à son origine, où les Canadiens se trouvèrent quelque temps, comme dans le conseil législatif, dans la proportion de 4 sur 8. Mais plus tard l'on garda les plus obéissans et l'on repoussa les autres, car dès 99 ce conseil ne contenait plus que six Canadiens sur quinze membres.
Sir Alured Clarke fixa les élections pour le mois de juin et la réunion des chambres pour le mois de décembre.
Après toutes les tentatives du parti anglais depuis 64 pour les faire proscrire, l'on aurait pu croire que les Canadiens, le coeur encore ulcéré de l'exclusion dont on avait voulu les frapper, eussent refusé leurs suffrages à tous les candidats connus pour lui appartenir. Il n'en fut rien cependant à l'étonnement de beaucoup de monde. Deux choses contribuèrent à cette conduite; d'abord le peuple en général ignorait une partie des intrigues des Anglais qui avaient soin de se tenir dans l'ombre de ce côté-ci de l'Océan, ou de dissimuler leur conduite par des explications trompeuses, chose facile à faire à une époque où les journaux ne contenaient aucune discussion politique sur les événemens du jour; en second lieu, ils jugèrent, non sans raison, que ceux qui avaient été élevés au milieu d'un pays en possession depuis longtemps d'institutions dont ils allaient faire l'essai, devaient posséder une expérience utile au bon fonctionnement de la nouvelle constitution, et ils les choisirent partout où ils se présentaient sans exiger d'autre garantie que leurs déclarations verbales.
Les Anglais qui connaissaient tout le prix de l'instrument qu'on mettait ainsi à leur disposition, montrèrent la plus grande activité et une audace qui doit nous étonner aujourd'hui. C'était un spectacle nouveau que de voir le peuple assemblé pour se choisir des représentans; mais c'en était un qui l'était encore plus que de voir tous les Anglais tant soit peu respectables de Montréal et de Québec courir partout solliciter les suffrages de cette race dont ils avaient demandé l'anéantissement politique avec tant d'ardeur et tant de persévérance, et les obtenir pour la plupart en opposition à ses propres enfans. Seize Anglais sur cinquante membres furent élus, lorsque pas un seul ne l'eut été si les électeurs eussent montré le même esprit d'exclusion que les pétitionnaires de 73 et les électeurs anglais d'aujourd'hui. C'était une grande hardiesse de la part du peuple que de hasarder ainsi les intérêts de sa nationalité en mettant sa cause entre les mains de ses ennemis les plus acharnés; mais les anciens gouverneurs ne l'avaient rendu ni défiant ni vindicatif; le vote sur l'usage de la langue française qui eut lieu à l'ouverture de la session, put seul réveiller des soupçons dans son coeur naturellement honnête et confiant, et lui montrer le danger de sa facile générosité.
Les chambres se réunirent le 17 décembre dans le palais épiscopal occupé par le gouvernement depuis la conquête. Lorsqu'elles eurent prêté serment, le gouverneur assis sur un trône et entouré d'une suite nombreuse, requit les communes de se choisir un président et de le présenter le jeudi suivant à son approbation.
Ce choix fit connaître leur caractère. Le parti anglais proposa de suite l'abolition de la langue française dans les procédés législatifs et la nomination d'un président de son origine nationale. Cette nomination qui fournit le sujet de la première discussion, fut ajournée au lendemain après des débats et une division provoquée par le désir de chaque parti de connaître ses forces, qui se trouvèrent dans le rapport de un à deux.
Le lendemain, M. Dunière proposa M. J. Antoine Panet. Les Anglais opposèrent successivement à ce candidat M. Grant, M. McGill et un M. Jordan, trois hommes que rien ne recommandait à ce poste élevé que leurs heureuses spéculations dans le commerce. Ils espéraient par cette persévérance intimider leurs adversaires nouveaux dans les luttes parlementaires, et qu'ils taxaient déjà de factieux dès qu'ils osaient manifester une opinion indépendante. Les débats qui furent très animés, se prolongèrent longtemps et annoncèrent une session orageuse. McGill qui avait proposé Grant et qui était lui-même proposé par un autre, déclara pour raison de son opposition à M. Panet, que le président devait connaître les deux langues et surtout la langue anglaise. On lui répondit que ce candidat entendait assez cette langue pour la conduite des affaires publiques. Un autre membre, M. Richardson, avança que les Canadiens étaient tenus par tous les motifs d'intérêt et de reconnaissance d'adopter la langue de la métropole, et soutint sa proposition avec tant d'apparence de conviction qu'il acquit M. P. L. Panet à son parti. «Le pays n'était-il pas une dépendance britannique demanda ce représentant? la langue anglaise n'était-elle pas celle du souverain et de la législature? Ne devait-on pas conclure de là que, puisque l'on parlait anglais à Londres, l'on devait le parler à Québec.» Ce raisonnement qui paraissait plus servile que logique ne convainquit personne. La discussion sur un pareil sujet était de nature à exciter les passions les plus haineuses. «Est-ce parce que le Canada fait partie de l'empire britannique, s'écria M. Papineau dont la parole avait d'autant plus de poids qu'il s'était distingué par son zèle et sa fidélité durant la révolution américaine, est-ce parce que les Canadiens ne savent pas la langue des habitans des bords de la Tamise qu'ils doivent être privés de leurs droits?» Cette apostrophe suivie d'un discours plein de force et de logique déconcerta l'opposition, dont les faits cités ensuite par MM. Bedard, de Bonne et J. A. Panet achevèrent la défaite. Ce dernier rappela que dans les îles de la Manche comme Jersey et Guernesey, l'on parlait le français; que ces îles étaient attachées à l'Angleterre depuis Guillaume le conquérant, et que jamais population n'avait montré plus de fidélité à l'Angleterre que celle qui les habitait.» Il aurait pu ajouter encore que pendant plus de trois siècles après la conquête normande, la cour, l'église la robe, les tribunaux, la noblesse, tout parlait français en Angleterre; que c'était la langue maternelle de Richard coeur-de-lion, du Prince noir et même de Henri V; que tous ces personnages illustres étaient de bons Anglais; qu'ils élevèrent avec leurs arbalétriers bretons et leurs chevaliers de Guyenne la gloire de l'Angleterre à un point où les rois de la langue saxonne n'avaient jamais pu la faire parvenir; 2 enfin que c'était la langue de la grande Charte, et que l'origine de la grandeur présente de l'empire était due à ces héros et aux barons normands qui l'avaient signée et dont les opinions avaient toujours conservé la plus grande influence sur le pays.
Note 2:(retour) On sait que les deux tiers de l'armée du Prince noir à la bataille de Poitiers étaient composés de Gascons, de Français.
La discussion se termina après une lutte vigoureuse par l'élection de M. Panet au fauteuil présidentiel, et la défaite de ses trois concurrens; mais pas un seul anglais ne vota pour lui, tandis que deux Canadiens votèrent contre. La division fut de 28 contre 18.
L'élément anglais malgré sa faiblesse cherchait à dominer sous le prestige de l'influence métropolitaine. Le premier président élu, sans être un homme de talens supérieurs, avait l'expérience des affaires comme l'avocat le plus employé de son temps, une abondance d'élocution qui ne tarissait point, l'esprit orné et les manières faciles et polies de la bonne société.
Le 20, le gouverneur approuva le choix de l'assemblée et adressa aux deux chambres réunies un discours dans lequel il recommanda l'harmonie et l'adoption des mesures que pouvaient demander l'avantage et la prospérité du pays. «Dans un jour comme celui-ci, dit-il, remarquable par le commencement d'une forme de gouvernement qui a porté la Grande-Bretagne au plus haut degré d'élévation, il est impossible de ne pas éprouver une émotion profonde, et que cette émotion ne soit pas partagée par tous ceux qui sont en état d'apprécier la grandeur du bienfait qui vient d'être conféré au Canada. Je me contenterai de suggérer qu'après avoir rendu des actions de grâces à l'arbitre de l'univers, nous rendions hommage à la magnanimité du roi et du parlement auxquels nous le devons en leur exprimant tous nos remercîmens et toute notre reconnaissance.»
La réponse de la chambre fut simple et respectueuse; mais le conseil législatif crut devoir lancer un anathème contre la révolution française et remercier la providence d'avoir arraché le Canada des mains d'un pays où il se passait des scènes que l'on pouvait reprocher à des barbares. Ces réflexions, qui pouvaient être bonnes en elles-mêmes, étaient impolitiques et inopportunes; elles partaient de trop loin pour atteindre la France, et le moindre bon sens aurait du faire apercevoir qu'elles ne pouvaient être agréables aux Canadiens, qui devaient conserver des sentimens de respect pour la nation d'où sortaient leurs pères. Aussi cela fut-il regardé comme une petite malice du conseil, qui voulait se donner le plaisir de dire quelque chose de désagréable pour la population.
Après ces préliminaires, les chambres votèrent une adresse au roi pour le remercier de la nouvelle constitution, et se mirent sérieusement à l'ouvrage. La discussion des règlemens pour leur régie inférieure les occupa une grande partie de la session. Elles adoptèrent les règles du parlement impérial avec les modifications nécessitées par la différence de circonstances. Ce travail ramena encore les débats sur l'idiome populaire.
Sur la proposition de dresser les procès-verbaux de l'assemblée dans les deux langues, M. Grant fit une motion d'amendement tendant à les rédiger en anglais seulement avec liberté d'en faire faire des traductions françaises pour les membres qui le désireraient. Après de violens débats, l'amendement fut rejeté. Les discussions recommencèrent lorsque le rapport du comité fut présenté. Grant proposa de nouveau qu'afin de conserver l'unité de la langue légale qu'aucune législature subordonnée n'avait le droit de changer, l'anglais fut déclaré texte parlementaire. M. de Lotbinière prit la parole: «Le plus grand nombre de nos électeurs, dit-il, étant placés dans une situation particulière, nous sommes obligés de nous écarter des règles ordinaires et de réclamer l'usage d'une langue qui n'est pas celle de l'empire, mais aussi équitables envers les autres que nous espérons qu'on le sera envers nous, mêmes nous ne voudrions pas que notre langue vint à bannir celle des autres sujets de sa Majesté. Nous demandons que l'une et l'autre soient permises. Nous demandons que nos procès-verbaux soient écrits dans les deux langues, et que lorsqu'il sera nécessaire d'y avoir recours, le texte soit pris dans la langue des motions originairement présentées, et que les bills soient passés dans la langue de la loi qui leur aura donné naissance.
Ayant eu l'honneur d'être du comité où cet objet a déjà été débattu, et ayant entendu ce qui vient d'être dit par, les honorables membres qui ont parlé avant moi, je crois qu'il est nécessaire de récapituler celles de leurs raisons qui m'ont le plus frappé, et auxquelles il est de mon devoir de répondre d'une manière détaillée.