Boulogne-sur-Mer. – L'officier municipal maître d'anglais. – Arrivée de Pereyra, agent du comité de salut public. – Une famille d'émigrés. – Avis important. – Arrivée de Joseph Lebon. – Liste des suspects. – Stupeur causée par les arrestations pendant la nuit. – Le perruquier Agneret. – Je suis arrêtée ainsi que la famille de lady Montaigue. On nous conduit dans la cathédrale. – La soeur de mademoiselle Desgarcins. – J'obtiens une entrevue avec Joseph Lebon. – Manière dont je me tire d'affaire. – Un bal de section.
À notre retour il y avait beaucoup d'Anglais à Boulogne-sur-Mer, et notre société fut aussi agréable et aussi paisible qu'on pouvait l'espérer à une pareille époque, jusqu'à l'arrivée d'un commissaire de la convention.
C'était un nommé Pereyra, ce même juif portugais qui avait accompagné Marat chez Talma. Je le connaissais donc de vue et de réputation; il avait de l'esprit et beaucoup d'astuce, de bonnes manières, des formes convenables; enfin c'était un homme dangereux. Il parlait parfaitement anglais. Il chercha à s'introduire dans plusieurs maisons anglaises, ce qui ne lui fut pas difficile. Quelqu'un me dit d'avertir mes amis de prendre garde à ce qu'ils diraient devant lui, parce que c'était un espion du comité de salut public. Je m'en doutais du reste, car j'avais remarqué qu'à table il trouvait le moyen de griser promptement ces messieurs, et que tout en buvant autant et même plus qu'eux, il conservait toute sa tête et son sang-froid. Je les en avertis plusieurs fois; mais ce Pereyra profitait de l'usage qui oblige les dames de quitter la table, au dessert, tandis que les hommes restent à fumer, à boire et à parler politique. Plusieurs de ceux qui furent arrêtés dans la suite ne le durent qu'à cette circonstance.
Quant à moi, il cherchait à m'effrayer sur le sort à venir des personnes de ma connaissance ou de mes amis, peut-être dans l'espoir de me faire parler aussi, mais nous jouions au plus fin, car je causais volontiers avec lui dans la même intention. Il y avait à Boulogne une famille d'émigrés; je ne la connaissais pas, mais lorsque nous nous rencontrions à la promenade nous nous saluions. Pereyra parlant souvent d'eux, je cherchai l'occasion de leur dire en passant un mot, pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Je fus assez long-temps sans pouvoir y parvenir: enfin, un jour que Pereyra me plaisantait, en les appelant mes amis, car il avait remarqué que je leur portais intérêt, je cherchai à lui faire dire quelque chose de plus.
– Que pourrait-il donc leur arriver de si fâcheux, s'ils étaient arrêtés? lui dis-je en m'efforçant de sourire.
– Ah! une misère! ils seraient fusillés.
Je fis un mouvement.
– Je croyais qu'ils seraient seulement enfermés jusqu'à la paix, repris-je.
– Du tout; la loi sur les émigrés est précise. Il n'en manque pas ici: c'est le foyer de l'émigration.
Je fus fort effrayée, et il me sembla que je me ferais un reproche toute ma vie, s'il leur arrivait malheur. J'écrivis au crayon, sur un petit morceau de papier: «Ne restez pas ici, vous seriez arrêtés.»