Après avoir réussi, non sans quelque peine, à rassembler une partie de nos hommes, je rentrai dans le jungle pour appeler de Ruyter, dont la longue absence me causait de vives inquiétudes. À ma grande satisfaction, j'entendis bientôt sa voix appeler, en le désignant par son nom, un homme du grab; je courus à la rencontre de mon ami, et je m'aperçus qu'un vif chagrin préoccupait son esprit. Les yeux inquiets de de Ruyter erraient autour de lui, et il disait d'un ton alarmé:
– Cherchez dans le bois, mes enfants, fouillez le jungle, il doit être égaré.
– Qui est égaré? demandai-je.
– Un Français, mon secrétaire.
Comme tous les tigres avaient fui dans la plaine, nous pûmes sans danger nous diviser en groupes de trois ou quatre, et nous disperser dans le jungle pour découvrir le protégé de de Ruyter. Mais nos courses dans toutes les directions de la grande étendue du hallier furent infructueuses; recherches, coups de mousquet, appels, tout resta inutile: le Français fut introuvable.
L'approche de la nuit nous obligea à quitter la sombre demeure des tigres, des reptiles et de la fièvre. Nous regagnâmes donc nos tentes en nous demandant entre nous, avec une superstitieuse terreur, ce qui était arrivé de fatal au pauvre Français.
Ce Français était un jeune homme que de Ruyter avait pris sous sa protection, et auquel il avait donné son amitié, dans le compatissant espoir de guérir une tristesse maladive, dont le souvenir de récents malheurs avait accablé le jeune étranger. Dans ce désir louable et généreux, de Ruyter avait enlevé le jeune homme à la monotone existence de bureau d'un de ses agents, et lui avait donné sur le grab la charge de subrécargue. Pendant les premiers jours de son installation, le nouvel employé remplit ses devoirs avec la plus scrupuleuse exactitude; il sortait à peine de sa cabine et n'avait de communication volontaire qu'avec de Ruyter.
Le pauvre et triste étranger mangeait à peine, lisait du matin au soir, et les poésies qu'il composait paraissaient avoir seules le pouvoir d'apporter un peu de consolation dans sa désespérante mélancolie. Il restait plongé pendant des heures entières dans ses rêveuses pensées, et ces pensées n'étaient chassées loin de lui que lorsque sa main pâle et frêle frôlait, pour en tirer de divins accords, les cordes d'une guitare cassée. Quand je me trouvais sur le grab, j'apercevais l'étranger, et plus d'une fois j'eus la sottise de me formaliser de ses manières froides, de son air indifférent, prenant pour de l'orgueil le navrant mutisme d'un profond chagrin. Un jour même, emporté par cette égoïste personnalité qui fait commettre de si lourdes fautes, j'adressai au subrécargue une question presque insolente, et à laquelle il ne répondit pas. Mais ma question parut si douloureusement le blesser, qu'il descendit du couronnement de la poupe, et rentra dans la cabine.
Van Scolpvelt, qui avait été témoin de ma petite attaque, me dit assez aigrement:
– Vous avez très-mal agi, capitaine; vous blessez cruellement, et par manière de jouer, un homme fort malheureux, un homme qui est hypocondriaque, et que mes conseils seuls pourront empêcher de devenir fou. Comme cet infortuné prend plus d'opium qu'un Chinois, je le crois en outre un philosophe rêveur. Pendant l'hallucination produite par cette drogue, ses facultés sont extatiques; il est frappé de folie, et compose des vers. Il ne peut le nier, quand bien même il le voudrait: je l'ai pris sur le fait. Les imbéciles peuvent croire que l'étranger est inspiré; moi, je sais qu'il est fou, car il faut être fou pour faire des vers. Les maniaques ont généralement des intervalles lucides, et cet éclair de raison donne l'espoir qu'avec le temps leur maladie peut s'amoindrir et devenir guérissable, mais ceux qui ont la folie de l'esprit ne donnent aucun espoir. Pour eux, la terre et la science sont sans remède.