Si l'on se reporte au programme du «Système de philosophie synthétique», on verra que les chapitres détachés de l'ensemble pour former le volume actuel 1 constituent la première partie des Principes de morale qui doivent terminer le système. Comme le second et le troisième volume des Principes de sociologie ne sont pas encore publiés, l'apparition de l'ouvrage qui en forme la suite logique semblera peut-être prématurée.
J'ai été amené à m'écarter de l'ordre fixé, par la crainte de ne pouvoir, si je continuais à suivre cet ordre, exécuter l'oeuvre qui est le terme de la série. Des avertissements, répétés dans ces dernières années à des intervalles plus rapprochés et avec plus de clarté, m'ont appris que je pouvais être définitivement privé de mes forces, – en supposant même que ma vie se prolonge, – avant d'avoir achevé la tâche que je m'étais marquée à moi-même. Cette dernière partie de la tâche est celle pour laquelle toutes les parties précédentes ne sont, à mon avis, qu'une préparation. Remontant à l'année 1842, mon premier essai, – des lettres sur La sphère propre du gouvernement, – indiquait vaguement que je concevais l'existence de certains principes généraux de bien et de mal dans la conduite politique; depuis cette époque, mon but final, poursuivi à travers tous les buts prochains que je me suis proposés, a toujours été de découvrir une base scientifique pour les principes du bien et du mal dans la conduite en général. Manquer ce but, après avoir fait pour y arriver des travaux si considérables, serait un malheur dont je n'aime pas à envisager la possibilité, et j'ai à coeur de le prévenir, sinon complètement, du moins en partie. De là l'avance que je prends. Bien que cette première division de l'ouvrage qui termine la Philosophie synthétique ne puisse, naturellement, contenir les conclusions particulières à établir dans l'ouvrage entier, elle les implique cependant, de sorte que pour les formuler avec rigueur il suffit de recourir à une déduction logique.
J'ai surtout à coeur d'esquisser cet ouvrage final, si je ne puis l'achever entièrement, parce qu'il y a un pressant besoin d'établir sur une base scientifique les règles de la conduite droite. Aujourd'hui que les prescriptions morales perdent l'autorité qu'elles devaient à leur prétendue origine sacrée, la sécularisation de la morale s'impose. Il est peu de désastres plus redoutables que la décadence et la mort d'un système régulateur devenu insuffisant désormais, alors qu'un autre système plus propre à régler les moeurs n'est pas encore prêt à le remplacer. La plupart de ceux qui rejettent la croyance commune paraissent admettre que l'on peut impunément se passer de l'action directrice qu'elle exerçait et laisser vacant le rôle qu'elle jouait. En même temps, ceux qui défendent la croyance commune soutiennent que, faute de la direction qu'elle donne, il n'y a plus de direction possible: les commandements divins, à leur avis, sont les seules règles que l'on puisse connaître. Ainsi, entre les partisans de ces deux doctrines opposées, il y a une idée commune. Les uns prétendent que le vide laissé par la disparition du code de morale surnaturelle n'a pas besoin d'être comblé par un code de morale naturelle, et les autres prétendent qu'il ne serait pas possible de le combler ainsi. Les uns et les autres reconnaissent le vide; les uns le désirent, les autres le redoutent. Le changement que promet ou menace de produire parmi nous cet état, désiré ou craint, fait de rapides progrès: ceux qui croient possible et nécessaire de remplir le vide sont donc appelés à faire quelque chose en conformité avec leur foi.
A cette raison spéciale je puis en ajouter une autre plus générale. Il est résulté un grand dommage de l'aspect repoussant ordinairement donné à la règle morale par ceux qui l'exposent, et l'on peut espérer d'immenses avantages si on la présente sous l'aspect attrayant qu'elle a lorsqu'elle n'est pas déformée par la superstition et l'ascétisme. Si un père, donnant avec sévérité de nombreux ordres, les uns nécessaires, les autres inutiles, aggrave son austère surveillance par une manière d'être tout à fait antipathique; si ses enfants sont obligés de s'amuser en cachette; si, en se détournant timidement de leurs jeux, ils ne rencontrent qu'un regard froid ou même un froncement de sourcils, fatalement l'autorité de ce père ne sera pas aimée, sera peut-être haïe, et l'on ne cherchera qu'à s'y soustraire le plus possible. Au contraire, un père qui, tout en maintenant avec fermeté les défenses nécessaires pour le bien-être de ses enfants ou celui d'autres personnes, non seulement s'abstient de défenses inutiles, mais encore donne sa sanction à tous leurs plaisirs légitimes, pourvoit aux moyens de les leur procurer et regarde avec un sourire d'approbation leurs ébats, un tel père est presque sûr de gagner une influence qui ne sera pas moins efficace dans le temps présent et le sera en outre d'une manière durable. L'autorité de chacun de ces deux pères est le symbole de l'autorité de la morale comme on l'a faite et de la morale comme elle devrait être.
Le dommage ne résulte pas seulement de cette sévérité excessive de la doctrine morale léguée par un passé trop dur. Il vient aussi de l'impossibilité d'atteindre son idéal. Dans une réaction violente contre le profond égoïsme de la vie telle qu'elle se présente dans des sociétés barbares, on a insisté sur le devoir de vivre d'une manière toute désintéressée. Mais comme l'égoïsme rampant d'une milice brutale ne pouvait pas être corrigé par la tentative d'imposer au moi une sujétion absolue dans les couvents et les monastères, de même il ne fallait pas chercher à corriger l'inconduite de la commune humanité, telle qu'elle est aujourd'hui, en proclamant le principe d'une abnégation à laquelle l'homme ne peut arriver. L'effet est plutôt de produire un renoncement désespéré à toute tentative de rendre la vie meilleure. On cesse tout effort pour atteindre l'impossible et le possible est discrédité en même temps. Par une association avec des règles qui ne peuvent être obéies, les règles qui pourraient l'être perdent leur autorité.
On fera, je n'en doute pas, plus d'une objection à la théorie de la conduite droite esquissée dans les pages suivantes. Des critiques d'une certaine classe, loin de se réjouir de voir les principes moraux qu'ils justifient autrement coïncider avec des principes moraux scientifiquement déduits, seront choqués de cette coïncidence. Au lieu d'avouer une ressemblance essentielle, ils exagèrent des différences superficielles. Depuis les temps de persécution, un curieux changement s'est produit dans les dispositions de la prétendue orthodoxie à l'égard de la prétendue hétérodoxie. Autrefois un hérétique, forcé par la torture à se rétracter, satisfaisait l'autorité par une docilité extérieure; un accord apparent suffisait, quelle que fût en réalité la profondeur du désaccord. Maintenant qu'un hérétique ne peut plus être contraint par la force à professer la foi ordinaire, on fait ce que l'on peut pour que sa foi paraisse le plus éloignée possible de la foi commune. Se sépare-t-il du dogme théologique établi? On le traitera d'athée, quelle que soit à ses yeux l'impropriété de ce terme. Pense-t-il que l'explication spiritualiste des phénomènes n'est pas fondée? On le rangera parmi les matérialistes, bien qu'il repousse ce nom avec indignation. De même, quelle que petite que soit la différence entre la morale naturelle et la morale surnaturelle, c'est une mode de l'exagérer au point d'y voir un antagonisme fondamental. Par l'effet de cette mode, on isolera probablement de ce volume, pour les condamner, des théories qui, prises en elles-mêmes, peuvent facilement être présentées comme profondément mauvaises. Pour être plus clair, j'ai traité séparément quelques aspects corrélatifs de la conduite et donné des conclusions dont chacune est faussée dès qu'on la sépare des autres; j'ai ainsi fourni de nombreuses occasions d'être mal compris.
Les relations de cet ouvrage avec ceux qui le précèdent dans la série sont de nature à rendre nécessaires de fréquents renvois. Comme il contient en réalité les conséquences de principes déjà établis dans chacun d'eux, il m'a paru impossible de me dispenser de rétablir ces principes. En outre, les présentant dans leurs rapports avec différentes théories morales, j'ai été obligé chaque fois de rappeler brièvement au lecteur quels ils sont et comment ils sont déduits. De là une foule de répétitions qui paraîtront peut-être fastidieuses à quelques-uns. Je ne puis cependant regretter beaucoup ce résultat presque inévitable; car c'est seulement par des itérations multipliées que des conceptions étrangères peuvent s'imposer à des esprits prévenus.
1. Les termes corrélatifs s'impliquent l'un l'autre; ainsi l'on ne peut penser à un père sans penser à un enfant, à un supérieur sans penser à un inférieur. Un des exemples les plus communs donnés à l'appui de cette doctrine, c'est le lien nécessaire qui unit la conception d'un tout à celle d'une partie.
Il est impossible de concevoir l'idée d'un tout sans faire naître aussitôt l'idée des parties qui le constituent, et l'on ne peut pas davantage concevoir l'idée d'une partie sans provoquer aussitôt l'idée de quelque tout auquel elle appartient. Mais il faut ajouter que l'on ne saurait avoir une idée correcte d'une partie sans avoir aussi une idée correcte du tout correspondant. La connaissance inadéquate de l'un de ces termes entraîne, de plusieurs manières, la connaissance inadéquate de l'autre.
Si l'on pense à une partie sans la rapporter au tout, elle devient elle-même un tout, une entité indépendante, et l'on se fait une idée fausse de ses relations à l'existence en général. En outre, on doit apprécier mal la grandeur de la partie par rapport à la grandeur du tout, si l'on se borne à reconnaître que celui-ci contient celle-là, si l'on ne se le représente pas exactement dans toute son étendue. Enfin on ne peut pas connaître avec précision la position relative de cette partie et des autres, à moins de connaître le tout dans la distribution de ses parties aussi bien que dans son ensemble.
Si la partie et le tout, au lieu de simples relations statiques, ont des relations dynamiques, il faut posséder une intelligence générale du tout pour comprendre la partie. Un sauvage qui n'a jamais vu de voiture sera incapable de concevoir l'usage et l'action d'une roue. Le disque d'un excentrique, percé d'une ouverture irrégulière, n'a, pour le paysan qui ne sait pas la mécanique, ni place ni usage déterminés. Un mécanicien même, s'il n'a jamais vu de piano, ne comprendra pas, à l'aspect d'une pédale, quelle en est la fonction ou la valeur relative.
C'est surtout lorsqu'il s'agit d'un ensemble organisé que la compréhension complète d'une partie implique une grande compréhension du tout. Supposez un être, qui ne connaîtrait pas le corps humain, placé en présence d'un bras détaché. En admettant même qu'il ne commît pas l'erreur de le prendre pour un tout au lieu de le regarder comme une partie d'un tout, il ne pourrait cependant expliquer ni ses rapports avec les autres parties de ce tout, ni sa structure. Il devinerait à la rigueur la coopération des os et des muscles; mais il n'aurait absolument aucune idée de la manière dont le bras contribue aux actions du tout auquel il appartient, et il ne saurait en aucune façon interpréter le rôle des nerfs, ni des vaisseaux qui se ramifient dans ce membre et se rattachent séparément à certains organes du tronc. Une théorie de la structure du bras implique une théorie de la structure du corps tout entier.
Cette vérité vaut non seulement pour les agrégats matériels, mais encore pour les agrégats immatériels, les ensembles de mouvements, de faits, de pensées, de mots. Les mouvements de la lune ne sont bien compris que si l'on tient compte des mouvements du système solaire tout entier. Pour arriver à bien charger une arme à feu, il faut connaître les effets qu'elle doit servir à produire. Un fragment de phrase, s'il n'est pas inintelligible, sera mal interprété en l'absence de ce qui manque. Retranchez le commencement et la fin, et le reste d'une démonstration ne prouve rien. Les explications fournies par le demandeur sont souvent trompeuses tant que l'on n'en a pas rapproché celles du défendeur.
2. La conduite est un ensemble, et, en un sens, un ensemble organique, un agrégat d'actions mutuellement liées accomplies par un organisme. La division ou l'aspect de la conduite dont traite la morale est une partie de ce tout organique, et une partie dont les composantes sont indissolublement unies avec le reste. Si l'on s'en rapporte à l'opinion commune, tisonner le feu, lire un journal, prendre un repas, sont des actes où la moralité n'a rien à voir. Ouvrir la fenêtre pour aérer une chambre, prendre un manteau quand l'air est froid ne passent pas pour des faits qui aient aucune valeur morale. Ce sont là cependant autant de parties de la conduite. La manière de vivre que nous appelons bonne, celle que nous appelons mauvaise sont comprises dans la manière de vivre en général, avec celle que nous regardons comme indifférente. Le tout dont la morale est une partie est le tout constitué par la théorie de la conduite prise dans son ensemble, et il faut comprendre ce tout avant d'en comprendre une partie.
Examinons de plus près cette proposition.
D'abord, comment définirons-nous la conduite? Il n'y a pas identité absolue entre les actes qui la composent et l'agrégat des actions, bien que la différence soit faible. Des actions comme celles d'un épileptique pendant un accès n'entrent pas dans notre conception de la conduite: cette conception exclut les actes qui ne tendent à aucune fin. En reconnaissant ce qui est ainsi exclu de cette conception, nous reconnaissons en même temps tout ce qu'elle contient, et la définition de la conduite à laquelle nous aboutissons est celle-ci: ou l'ensemble des actes adaptés à une fin, ou l'adaptation des actes à des fins, suivant que nous considérons la somme des actes toute formée, ou que nous pensons seulement à sa formation. La conduite, dans la pleine acception du mot, doit être prise comme embrassant toutes les adaptations d'actes à des fins, depuis les plus simples jusqu'aux plus complexes, quelle que soit leur nature spéciale, qu'on les considère d'ailleurs séparément ou dans leur totalité.
La conduite en général ainsi distinguée de n'importe quel tout plus large constitué par des actions en général, voyons maintenant comment on distingue habituellement du reste de la conduite la conduite sur laquelle on porte des jugements moraux. Comme nous l'avons déjà dit, une grande partie de la conduite ordinaire est indifférente. Irai-je me promener à la cascade aujourd'hui, ou bien suivrai-je le bord de la mer? Les fins sont ici moralement indifférentes. Si je vais à la cascade, passerai-je par le marais ou par le bois? Les moyens sont encore moralement indifférents. A chaque instant, la plupart de nos actions ne peuvent ainsi être jugées bonnes ou mauvaises par rapport aux fins ou aux moyens.