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Edouard

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Madame de Duras
Edouard

INTRODUCTION

J'allais rejoindre à Baltimore mon régiment, qui faisait partie des troupes françaises employées dans la guerre d'Amérique; et, pour éviter les lenteurs d'un convoi, je m'étais embarqué à Lorient sur un bâtiment marchand armé en guerre. Ce bâtiment portait avec moi trois autres passagers. L'un deux m'intéressa dès le premier moment que je l'aperçus: c'était un grand jeune homme d'une belle figure, dont les manières étaient simples et la physionomie spirituelle; sa pâleur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses actions étaient comme empreintes éveillaient à la fois l'intérêt et la curiosité. Il était loin de les satisfaire; il était habituellement silencieux, mais sans dédain; on aurait dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait survécu à d'autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-même de rien de ce qu'il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de pitié que les plaintes les plus éloquentes.

Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgré l'espèce d'intimité forcée qu'amène la vie d'un vaisseau, je n'avançais pas. Lorsque j'allais m'asseoir auprès de lui et que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions, et, si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du coeur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait quelquefois une réflexion; mais, dès que je voulais entrer dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'âme, ce qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque confidence de sa part, il se levait, il s'éloignait, ou sa physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi de la part de tout autre, car il avait un esprit singulièrement original; il ne voyait rien d'une manière commune, et cela venait de ce que la vanité n'était jamais mêlée à aucun de ses jugements. Il était l'homme le plus indépendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme étranger aux autres hommes; il était juste parce qu'il était impartial, et impartial parce que tout lui était indifférent. Lorsqu'une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste, elle développe le jugement et accroît les facultés de l'intelligence. On voyait que son esprit avait été fort cultivé; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l'arrière du vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage à regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur les flots. Un jour il me dit: "Quel fidèle emblème de la vie! ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de misère qui se referme après nous. – A votre âge, lui dis-je, comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? – On est vieux, dit-il, quand on n'a plus d'espérance. – Ne peut-elle donc renaître? lui demandai-je. – Jamais," répondit-il. Puis, me regardant tristement: "Vous avez pitié de moi, me dit-il, je le vois; croyez que j'en suis touché, mais je ne puis vous ouvrir mon coeur; ne le désirez même pas: il n'y a point de remède à mes maux, et tout m'est inutile désormais, même un ami." Il me quitta en prononçant ces dernières paroles.

J'essayai peu de jours après de reprendre la même conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient épargné une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, être aujourd'hui pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous êtes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents; l'âme qui peut les contenir se suffit à elle-même; il faut entrevoir ailleurs l'espérance pour sentir le besoin de l'intérêt des autres. A quoi bon toucher à des plaies inguérissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis déjà, à mes yeux, comme si je n'étais plus." Il se leva, se mit à marcher sur le pont, et bientôt alla s'asseoir à l'autre extrémité du navire.

Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la facilité d'y revenir: c'était sa place favorite, et souvent même il y passait les nuits. Nous étions alors dans le parallèle des vents alizés, à l'ouest des Açores, et dans un climat délicieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits des Tropiques: le firmament, semé d'étoiles, se réfléchit dans une mer tranquille. On se croirait placé, comme l'Archange de Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul coup d'oeil la création tout entière.

Le jeune passager remarquait un soir ce magnifique spectacle: "L'infini est partout, dit-il: on le voit là (en montrant le ciel), on le sent ici (en montrant son coeur); et cependant quel mystère! qui peut le comprendre! Ah! la mort en a le secret; elle nous l'apprendra peut-être, ou peut-être nous fera-t-elle tout oublier. Tout oublier! répéta-t-il d'une voix tremblante. – Vous n'entretenez pas une pensée si coupable? lui dis-je. – Non, répondit-il: qui pourrait douter de l'existence de Dieu en contemplant ce beau ciel? Dieu a répandu ses dons également sur tous les êtres; il est souverainement bon; mais les institutions des hommes sont toutes-puissantes aussi, et elles sont la source de mille douleurs. Les anciens plaçaient la fatalité dans le ciel; c'est sur la terre qu'elle existe, et il n'y a rien de plus inflexible dans le monde que l'ordre social tel que les hommes l'ont créé." Il me quitta en achevant ces mots. Plusieurs fois je renouvelai mes efforts: tout fut inutile; il me repoussait sans me blesser, et cette âme inaccessible aux consolations était encore généreuse, bienveillante, élevée; elle aurait donné le bonheur qu'elle ne pouvait plus recevoir.

Le voyage finit; nous débarquâmes à Baltimore. Le jeune passager me demanda de l'admettre comme volontaire dans mon régiment; il y fut inscrit, comme sur le registre du vaisseau, sous le seul nom d'Edouard. Nous entrâmes en campagne, et, dès les premières affaires que nous eûmes avec l'ennemi, je vis qu'Edouard s'exposait comme un homme qui veut se débarrasser de la vie. J'avoue que chaque jour m'attachait davantage à cette victime du malheur; je lui disais quelquefois: "J'ignore votre vie, mais je connais votre coeur; vous ne voulez pas me donner votre confiance, mais je n'en ai pas besoin pour vous aimer. Souffrir profondément appartient aux âmes distinguées, car les sentiments communs sont toujours superficiels."

"Edouard, lui dis-je un jour, est-il donc impossible de vous faire du bien?" Les larmes lui vinrent aux yeux. "Laissez-moi, me dit-il; je ne veux pas me rattacher à la vie." Le lendemain nous attaquâmes un fort sur la Skulkill. S'étant mis à la tête d'une poignée de soldats, Edouard emporta la redoute l'épée à la main. Je le suivais de près; je ne sais quel pressentiment me disait qu'il avait fixé ce jour-là pour trouver la mort qu'il semblait chercher. En effet, je le vis se jeter dans les rangs des soldats ennemis qui défendaient les ouvrages intérieurs du fort. Préoccupé de l'idée de garantir Edouard, je ne pensais pas à moi-même: je reçus un coup de feu tiré de fort près et qui lui était destiné. Nos gens arrivèrent et parvinrent à nous dégager. Edouard me souleva dans ses bras, me porta dans le fort, banda ma blessure, et, soutenant ma tête, il attendit ainsi le chirurgien. Jamais je n'ai vu une physionomie exprimer si vivement des émotions si variées et si profondes: la douleur, l'inquiétude, la reconnaissance, s'y peignaient avec tant de force et de fidélité qu'on aurait voulu qu'un peintre pût en conserver les traits. Lorsque le chirurgien prononça que mes blessures n'étaient pas mortelles, des larmes coulèrent des yeux d'Edouard. Il me pressa sur son coeur. "Je serais mort deux fois," me dit-il. De ce jour il ne me quitta plus; je languis longtemps: ses soins ne se démentirent jamais; ils prévenaient tous mes désirs. Edouard, toujours sérieux, cherchait pourtant à me distraire; son esprit piquant amenait et faisait naître la plaisanterie: lui seul n'y prenait aucune part; seul il restait étranger à cette gaieté qu'il avait excitée lui-même. Souvent il me faisait la lecture; il devinait ce qui pouvait soulager mes maux. Je ne sais quoi de paisible, de tendre, se mêlait à ses soins et leur donnait le charme délicat qu'on attribue à ceux des femmes: c'est qu'il possédait leur dévouement, cette vertu touchante qui transporte dans ce que nous aimons ce moi, source de toutes les misères de nos coeurs, quand nous ne le plaçons pas dans un autre.

Edouard cependant gardait toujours sur lui-même ce silence qui m'avait longtemps affligé; mais chaque jour diminuait ma curiosité, et maintenant je craignais bien plus de l'affliger que je ne désirais le connaître. Je le connaissais assez: jamais un coeur plus noble, une âme plus élevée, un caractère plus aimable, ne s'étaient montrés à moi. L'élégance de ses manières et de son langage montrait qu'il avait vécu dans la meilleure compagnie. Le bon goût forme entre ceux qui le possèdent une sorte de lien qu'on ne saurait définir. Je ne pouvais concevoir pourquoi je n'avais jamais rencontré Edouard, tant il paraissait appartenir à la société où j'avais passé ma vie. Je le lui dis un jour, et cette simple remarque amena ce que j'avais si long-temps sollicité en vain. "Je ne dois plus vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre, tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine. "Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous plaindrez plus qu'il n'y a pas de passé dans notre amitié. Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient; ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots, et je lus ce qui va suivre.

EDOUARD

Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à voir le soleil couchant; je serais resté des journées entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose d'incomplet au fond de mon âme.

Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait point là de village; il était situé à un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me réveillait comme d'un songe.

Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partagé.

J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, mais je restais toujours au même point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger était grand, car, en approchant de la forge, la rivière encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. – Essaye donc," répondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais dévoué ma vie pour un autre!

De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute l'éducation."

Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont point de secret pour qui sait les étudier, point de contradiction pour qui sait les comprendre.

Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il possédait au suprême degré l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger.

C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la vie amène et produit la mort.

Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et le plaisir de les réparer.

La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu.