Je dédie ce livre à HECTOR MALOT,
Comme un témoignage de mon amitié.
FERDINAND FABRE.
Septembre 1874.
…C’est une chose désolante! On m’écrit du Midi qu’un à un les ermitages se ferment, que les ermites, besace au dos, quittent leurs chapelles solitaires et qu’on ne les voit plus revenir. Les ordres sont-ils partis de la préfecture ou de l’évêché? Des deux côtés à la fois, pense-t-on. Quel dommage! Ah! le pittoresque, cette richesse de nos contrées, va perdre singulièrement!
Mon Dieu, je sais bien que les Frères libres de Saint-François, comme aimaient à se faire appeler les membres de cette corporation absolument laïque, avaient à la longue infiltré dans la pratique de la règle plus de liberté qu’il ne convenait. Par exemple, il était peu édifiant, à Bédarieux, de voir, le lundi, jour de marché, les ermites des montagnes voisines sortir du cabaret de la Grappe-d’Or en titubant, en se bousculant, en vociférant, puis regagner, à la nuit, leurs demeures isolées en décrivant des zigzags ridicules dans la poussière des chemins…
Mais puisque ces frocards grotesques, qu’on regardait s’en aller «dodelinant de la tête et marmottant de la bouche,» ne scandalisaient en aucune façon nos populations méridionales, qui ne confondirent jamais les détenteurs des ermitages avec les curés des paroisses, pourquoi leur enlever violemment ces moines fantaisistes, sans caractère religieux véritable, recrutés dans les fermes, non dans les séminaires, paysans dans le fond, nullement prêtres, et capables, quand la besogne pressait aux champs, de manœuvrer pour le premier venu ou la serpette dans la vigne, ou la gaule dans l’olivette, ou la faucille dans les blés? Hélas! ils avaient leurs faiblesses, paraît-il, et ces faiblesses les ont perdus.
Qui tiendra désormais les ermitages en état? Va-t-on laisser s’écrouler, à la cime de nos montagnes sourcilleuses, ces maisonnettes parfois si gaies, parfois si terribles, selon les dispositions gracieuses ou violentes du site, mais toujours si hospitalières et si charmantes?
En décembre, étiez-vous surpris par la neige, chassant la grive parmi les genévriers de Camplong, ou le lièvre dans les pierrailles semées de thym de Lunas, vite vous couriez frapper à l’ermitage de Saint-Sauveur ou à celui de Notre-Dame de Nize, et vous étiez accueilli à bras ouverts. Quel feu flambant de ramures sèches de châtaigniers dans l’âtre, et quelles santés à saint Hubert avec le vin quêté aux meilleurs endroits du pays! Pour les chiens, vous n’aviez pas à vous en occuper; cela regardait l’ermite, qui les caressait, les pansait s’ils étaient blessés, et les installait en un coin sur de la paille fraîche, une écuelle bien remplie sous le nez. Ces braves Frères libres de Saint-François, quel entrain, quelle verve et quels rires éclatants avec les chasseurs!
Du reste, il était de tradition en nos Cévennes, quand le titulaire d’un ermitage venait à mourir, de lui donner pour successeur un homme «gai et bien délibéré.» Les curés exigeaient bien du candidat certaines garanties: il fallait qu’il fût réputé honnête par toute la contrée, qu’il pratiquât très ostensiblement la religion, qu’il fût célibataire ou veuf… Mais il avait beau réunir les conditions requises, si on lui connaissait l’esprit morose, il était impitoyablement rejeté.
«Avant d’endosser l’habit de saint François, va-t-en apprendre à rire,» dit un jour Simon Garidel, maire des Aires, à un rustre mélancolique qui sollicitait en larmoyant son appui pour obtenir l’ermitage de Saint-Michel.
Maintenant, un mot, au point de vue historique, sur nos ermites cévenols.
La Confrérie des Frères libres de Saint-François, qui vient de disparaître, était fort ancienne; les renseignements puisés aux meilleures sources en font remonter l’établissement dans nos pays au commencement du treizième siècle, à la guerre des Albigeois.
Après le sac de Béziers, des reîtres, détachés des bandes de Simon de Montfort, s’éparpillèrent dans nos villages où, trouvant le vin bon, les femmes jolies, ils contractèrent des alliances et se fixèrent.