Mon frère et moi, il y a treize ans, nous écrivions en tête de GerminieLacerteux:
«Aujourd'hui que le roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient par l'analyse et la recherche psychologique l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le roman s'est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises.»
En 1877, ces libertés et ces franchises, je viens seul, et une dernière fois peut-être, les réclamer hautement et bravement pour ce nouveau livre, écrit dans le même sentiment de curiosité intellectuelle et de commisération pour les misères humaines.
Ce livre, j'ai la conscience de l'avoir fait austère et chaste, sans que jamais la page échappée à la nature délicate et brûlante de mon sujet, apporte autre chose à l'esprit de mon lecteur qu'une méditation triste. Mais il m'a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d'analyser, de décrire tout ce qu'il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture: Étude ou tout autre intitulé grave. On ne peut, à l'heure qu'il est, vraiment plus condamner le genre à être l'amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. Nous avons acquis depuis le commencement du siècle, il me semble, le droit d'écrire pour des hommes faits, sinon s'imposerait à nous la douloureuse nécessité de recourir aux presses étrangères, et d'avoir comme sous Louis XIV et sous Louis XV, en plein régime républicain de la France, nos éditeurs de Hollande.
Les romans à l'heure présente sont remplis des faits et gestes de la prostitution clandestine, graciés et pardonnés dans une prose galante et parfois polissonne. Il n'est question dans les volumes florissant aux étalages que des amours vénales de dames aux camélias, de lorettes, de filles d'amour en contravention et en rupture de ban avec la police des moeurs, et il y aurait un danger à dessiner une sévère monographie de la prostituée non clandestine, et l'immoralité de l'auteur, remarquez-le, grandirait en raison de l'abaissement du tarif du vice? Non, je ne puis le croire!
Mais la prostitution et la prostituée, ce n'est qu'un épisode; la prison et la prisonnière: voilà l'intérêt de mon livre. Ici, je ne me cache pas d'avoir, au moyen du plaidoyer permis du roman, tenté de toucher, de remuer, de donner à réfléchir. Oui! cette pénalité du silence continu, ce perfectionnement pénitentiaire, auquel l'Europe n'a pas osé cependant emprunter ses coups de fouet sur les épaules nues de la femme, cette torture sèche, ce châtiment hypocrite allant au delà de la peine édictée par les magistrats et tuant pour toujours la raison de la femme condamnée à un nombre limité d'années de prison, ce régime américain et non français, ce système Auburn, j'ai travaillé à le combattre avec un peu de l'encre indignée qui, au dix-huitième siècle, a fait rayer la torture de notre ancien droit criminel. Et mon ambition, je l'avoue, serait que mon livre donnât la curiosité de lire les travaux sur la folie pénitentiaire [Rapports des docteurs Lélut et Baillarger dans la Revue pénitentiaire, t. II, 1845. – Exemples de folie pénitentiaire aux États-Unis, cités par le Dictionnaire de la politique, de Maurice Block.], amenât à rechercher le chiffre des imbéciles qui existent aujourd'hui dans les prisons de Clermont, de Montpellier, de Cadillac, de Doullens, de Rennes, d'Auberive, fît, en dernier ressort, examiner et juger la belle illusion de l'amendement moral par le silence, que mon livre enfin eût l'art de parler au coeur et à l'émotion de nos législateurs.
Décembre 1876.
La femme allait-elle être condamnée à mort?
Par le jour tombant, par le crépuscule jaune de la fin d'une journée de décembre, par les ténèbres redoutables de la salle des Assises entrant dans la nuit, pendant que sonnait une heure oubliée à une horloge qu'on ne voyait plus, du milieu des juges aux visages effacés dans des robes rouges, venait de sortir de la bouche édentée du président, comme d'un trou noir, l'impartial Résumé.
La Cour retirée, le jury en sa chambre de délibération, le public avait fait irruption dans le prétoire. Entre deux dos de municipaux coupés de buffleteries, il se poussait autour de la table des pièces à conviction, tripotant le pantalon garance, dénouant la chemise ensanglantée, s'essayant à faire rentrer le couteau dans le trou du linge raidi.
Le monde de l'audience était confondu. Des robes de femmes se détachaient lumineusement claires sur des groupes sombres de stagiaires. Au fond, la silhouette rouge de l'avocat général se promenait, bras dessus, bras dessous, avec la silhouette noire de l'avocat de l'accusée. Un sergent de ville se trouvait assis sur le siége du greffier. Mais cette confusion, cette mêlée, ce désordre, ne faisaient pas de bruit, n'avaient, pour ainsi dire, pas de paroles, et un silence étrange et un peu effrayant planait sur le remuement muet de l'entr'acte.
Tous songeaient en eux-mêmes: les femmes avec leurs paupières abaissées et leur regard voilé, les titis de la galerie avec l'immobilité de leurs mains gesticulantes paralysées sur le rebord de bois. Dans un coin, un garde municipal, son shako posé au-dessus d'une barrière devant lui, frottait contre la dure visière un front bourgeonné et méditatif. Entre causeurs à voix basse des phrases commencées se taisaient tout à coup… Chacun, en sa pensée trouble, sondait le drame obscur de ce soldat de ligne tué par cette femme, et chacun se répétait:
La femme allait-elle être condamnée à mort?
Le silence devenait plus profond en l'obscurité plus intense, et dans les poitrines s'amassait, mélangée de curiosité cruelle, la grande émotion électrique, qu'apporte dans une assemblée de vivants la peine de mort, suspendue sur la tête d'un semblable.
Les heures s'écoulaient, et angoisseuse devenait l'attente.
De temps en temps, des claquements de fermeture dans les murs intérieurs du Palais de Justice remuaient toutes les immobilités, faisaient tourner les yeux de tout le monde du côté de la petite porte, par où devait rentrer l'accusée, et les regards s'arrêtaient un moment sur son chapeau, qui pendait attaché, avec une épingle, au bout de rubans flasques.
Puis tous ces hommes et toutes ces femmes redevenaient immobiles. Peu à peu, dans les imaginations, avec la durée de la discussion et le retardement de mauvais augure de l'arrêt, se dressaient le bois rouge de la guillotine, le bourreau, la mise en scène épouvantante d'une exécution capitale, et, parmi le panier de son, une tête sanglante: la tête de la vivante qui était là, – séparée par une cloison.
La délibération du jury était longue, longue, bien longue.
La salle n'avait plus que l'éclairage de l'azur blême d'une nuit glacée passant à travers les carreaux.
Dans la clarté crépusculaire, avec les clopinements d'un vieux diable, un garçon de la cour, bancal, empaquetait, sous l'étiquette du parquet, les linges maculés de taches brunâtres.
Du mystère se dégageait des choses. La salle, les tribunes, les boiseries qui venaient d'être refaites et n'avaient point encore entendu de condamnation à mort, toutes pleines du travail suspect et des bruits douteux du bois neuf dans les ombres du soir, semblaient s'émouvoir d'une vie nocturne, paraissaient s'inquiéter si elles n'étrenneraient pas d'une tête.
Tout à coup le tintement d'une sonnette retentissante. Et aussitôt debout, devant la petite porte d'introduction de l'accusée, qu'il tient fermée derrière lui, un capitaine de gendarmerie. Aussitôt sur leurs siéges les juges. Aussitôt les jurés, descendant le petit escalier, qui les mène de leur lieu de délibération dans la salle.
Des lampes à abat-jour ont été apportées, elles mettent un peu de rougeoiement sur la table du tribunal, sur les papiers, sur le Code.
Dans la foule, un recueillement religieux retient tous les souffles.
Les jurés sont à leurs places. Ils sont graves, sévères, pensifs et comme enveloppés, par-dessus leurs redingotes, de la majesté solennelle de grands justiciers.
Alors le président du jury, un vieillard à la barbe blanche, se lève sur le premier banc, déplie un papier, et, la voix subitement enrouée par ce qu'elle va lire, laisse douloureusement tomber:
«Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est: Oui, sur toutes les questions à la majorité.»
La mort! la mort! la mort! cela, dit tout bas, court les lèvres; et, gagnant de proche en proche, le murmure d'effroi, pareil à un écho qui se prolonge indéfiniment, redit longtemps encore aux extrémités de la salle: la mort! la mort! la mort!
En le saisissement de ce mortel «Oui, sans circonstances atténuantes», de ce «Oui» redouté, mais non attendu – du froid passe dans tous les dos, et le frisson des spectateurs remonte jusqu'aux impassibles exécuteurs de la loi.
Un moment – dans le déroulement de la tragédie – l'émoi humain impose un court temps d'arrêt, pendant lequel, à la lueur des lustres qui s'allument, on aperçoit des gestes irréfléchis, errants, des mains boutonnant, sans y prendre garde, un habit sur les battements d'un coeur.
Enfin l'ordre est donné d'introduire l'accusée. Des gens, pour mieux voir la souffrance et la décomposition de son visage, à la lecture de l'arrêt, sont montés sur les banquettes.
La fille Élisa, d'un bond, apparaît sur la petite porte avec un regard interrogateur fouillant les yeux du public, lui demandant de suite son destin.
Les yeux se baissent, se détournent, se refusant à lui rien dire.
Beaucoup de ceux qui sont montés sur les banquettes redescendent.
L'accusée s'assied, s'agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc, le visage dissimulé, les mains croisées derrière le dos, comme si déjà elle les avait liées et que la femme fût bouclée.
Le greffier lit le verdict du jury à l'accusée.
Le président de la Cour donne la parole à l'avocat général qui requiert l'application de la loi.
Le président, d'une voix où il ne reste plus rien du timbre mordant et ironique d'un vieux juge, demande à la condamnée ce qu'elle peut avoir à dire sur la peine.
La condamnée s'est rassise. Dans sa bouche desséchée sa langue cherche de la salive qui n'y est plus, pendant qu'un larmoiement intérieur lui fait la narine humide. Elle est toujours remuante, avec toujours les mains derrière le dos, et sans avoir l'air de bien comprendre.
Alors la Cour se lève, les têtes des juges se rapprochent, des paroles basses sont échangées, durant quelques secondes, sous des acquiescements de fronts pâles. Puis le président ouvre le Code qu'il a devant lui, lit sourdement:
«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.»
Au mot de «tête tranchée» la condamnée, se jetant en avant dans un élancement suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s'étranglent, se met à pétrir entre des doigts nerveux son chapeau qui devient une loque… tout à coup le porte à sa figure… se mouche dans la chose informe… et, sans dire un mot, retombe sur le banc, prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des mains qui retiendraient sur des épaules une tête vacillante.
La femme, la prostituée condamnée à mort, était la fille d'une sage-femme de la Chapelle. Son enfance avait grandi dans l'exhibition intime et les entrailles secrètes du métier. Pendant de longues maladies, couchée dans un cabinet noir attenant à la chambre aux speculum, – le cabinet de visite de sa mère, – elle entendit les confessions de l'endroit. Tout ce qui se murmure dans des larmes, tout ce qui parle haut dans un aveu cynique, arriva à ses jeunes oreilles. La révélation des mystères et des hontes du commerce de l'homme et de la femme de Paris vint la trouver dans sa couchette, presque dans son berceau. La croyance naïve de la petite fille au nouveau-né trouvé sous le buisson de roses de l'enseigne maternelle fut emportée par des paroles cochonnes, instruisant son ignorance avec d'érotiques détails, des matérialités de la procréation. Du milieu de la nuit de son cabinet, l'enfant alitée, l'enfant à la pensée inoccupée, rêvassante, assista aux aventures du déshonneur, aux drames des liaisons cachées, aux histoires des passions hors nature, aux consultations pour les maladies vénériennes, à la divulgation quotidienne de toutes les impuretés salissantes, de tous les secrets dégoûtants de l'Amour coupable et de la Prostitution.
Une abominable vie que la vie de la petite Élisa chez sa mère. L'effort de «tirer des enfants», la montée quotidienne de cinquante étages, les sorties de jour et de nuit par tous les temps que Dieu fait, les veilles, la privation de sommeil, les gardes dans les logis sans feu, la peine et l'éreintement d'une existence surmenée, exaspéraient l'humeur de la sage-femme, la tenaient en l'irritation grondante des gens qui triment dans un métier d'enfer. Puis la copieuse nourriture et les verrées de vin, à l'aide desquelles la créature du peuple cherchait la réparation de ses forces pour l'accouchement en expectative, faisaient cette irritation prompte aux giffles. Parfois, il y avait bien, dans une tape, l'attendrissement colère du coeur de cette femme, revenant à la fois apitoyée et enragée, d'un de ces spectacles de misère, comme seules les grandes capitales en recèlent dans leurs profondeurs cachées.
– «Oui! s'exclamait la sage-femme en rentrant comme un ouragan, oui, mes enfants! de la volige disjointe: c'est les murs, et de la terre battue: voilà le plancher… là-dessus, pour le mari et la femme, un tas de sciure de bois, avec autour, – comme qui dirait le fond d'une bière, – quatre planches pour la pudeur et que les enfants ne voient pas… Sept enfants, s'il vous plaît, sur deux méchantes paillasses; trois à la tête, trois aux pieds; ceux-là, les mignons, ne pouvant allonger leurs petites jambes par rapport au panier du dernier-né… Et rien de rien là dedans… Un peigne, une bouteille, un trognon de pain, sur une table bancroche, après laquelle, – j'en ai encore les sangs tournés, – grimpait, à tout moment, un rat gros comme un chat qui emportait son chicot de pain. C'est dans les baraquements du clos Saint-Lazare, là, vous savez, où il y a eu tant de vieilles maisons démolies… Puis ne voilà-t-il pas qu'un sacré polisson de salopiat de singe… oui, le gagne-pain du petit savoyard de la chambre d'à côté… ne le voilà-t-il pas avec des plaintes, des gémissements, et toutes les satanées inventions de ces farceurs d'animaux, qui se met à imiter le travail de ma femme en douleur… et qu'à la fin des fins, il vous pisse par une fente sur les mignons… Une layette que vous dites, une layette, je vous en souhaite, c'est mon mouchoir de poche qui a été la layette… et quand le nouveau-né, il m'a fallu le laver, une poignée de paille arrachée dans le creux d'une paillasse, c'est avec ça que j'ai fait tiédir l'eau.»
Le plus souvent la cause des emportements de la mère d'Élisa était autre. Les accouchements du bureau de bienfaisance à huit francs, les accouchements de la maison à cinquante francs, y compris les neuf jours de traitement, ne couvraient pas toujours les dépenses de l'entreprise. Dans l'année, presque tous les mois, revenaient des semaines, où des billets, plusieurs fois renouvelés, se trouvaient chez l'huissier, où le crédit s'arrêtait chez le boucher, la fruitière, le charbonnier. Ces semaines-là, le portier avait l'occasion de voir redescendre, toute pâle et se tenant à la rampe, la jeune fille montée, quelques heures avant, chez la sage-femme. De ce quantième du mois commençaient, pour la misérable femme, les jours inquiets, les jours anxieux, les jours tremblante du Crime, les jours où dans le regard qui s'arrêtait sur elle, elle percevait un soupçon; où dans la parole, qui, sur son passage, s'occupait d'elle, elle flairait une dénonciation; où la lettre qu'on lui remettait lui faisait trembler les mains, comme à la réception de la lettre de mort de l'avortée; des jours enfin, où chaque coup de sonnette lui semblait le coup de sonnette «du chien du commissaire». Ce souvenir obsédant, elle voulait qu'il cessât, au moins pendant quelques heures, d'être toujours là présent et menaçant dans sa mémoire, et elle buvait, et ses noires ivresses finissaient toujours par des violences.
Mais ces coups encore, Élisa les préférait aux nuits passées avec sa mère! Alors que la pauvre maison avait toutes ses chambres prises par les pensionnaires, la sage-femme, chassée de son lit, partageait celui de son enfant. Des cauchemars, des sursauts d'effroi, des cris de terreur, le dramatique et haletant somnambulisme du Remords dans une nature apoplectique, tenaient, jusqu'à l'aube, la fillette éveillée avec le frissonnant récit, par cette bouche qui dormait, de détails d'agonie inoubliables et de suprêmes paroles de jeunes mourantes. Des nuits, au bout desquelles, à moitié étouffée par l'étreinte de ce gros corps cramponné à son petit corps, comme si l'invisible main de la Justice tirait la sage-femme à bas du lit, – Élisa se levait, gardant au fond d'elle une secrète épouvante de sa mère.
Dans l'espace de moins de six années, de sept à treize ans, Élisa avait eu deux fois la fièvre typhoïde. Un miracle qu'elle fût encore en vie! Longtemps dans le quartier, sur sa petite tête penchée, descendit l'apitoiement, qui plane au-dessus des jeunes filles destinées à ne pas faire de vieux os. Elle se rétablissait cependant tout à fait. Mais de cette insidieuse et traîtresse maladie, que les médecins ne semblent pas chasser tout entière d'un corps guéri, et qui, après la convalescence, emporte à celui-ci les dents, à celui-là les cheveux, laisse dans le cerveau de ce dernier l'hébétement, Élisa garda quelque chose. Ses facultés n'éprouvèrent pas une diminution; seulement tous les mouvements passionnés de son âme prirent une opiniâtreté violente, une irraison emportée, un affolement, qui faisaient dire à la mère de sa fille, qu'elle était une bernoque. «Bernoque» était le nom dont la sage-femme baptisait les lubies fantasques, étonnant le droit bon sens de sa parfaite santé, les colères blanches dont l'enragement lui faisait parfois peur. Toute enfant, les mains qui la fouettaient, Élisa les mordait avec des dents qu'on avait autant de peine à desserrer que les dents d'un jeune boule-dogue entrées dans de la chair. Plus tard, la violence que se faisait la grande fille pour ne pas rendre coup pour coup à sa mère, la mettait dans un tel état de furie intérieure, qu'elle battait les murs comme si elle voulait s'y fracasser le crâne. Mais ces colères n'étaient rien auprès des entêtements, des concentrations silencieuses, des obstinations ironiques, dont sa mère ne pouvait jamais tirer une parole ayant l'apparence de la soumission. Sa fille, la sage-femme, la sachant une coureuse de barrières, une effrénée de danse, une baladeuse, donnant rendez-vous à tous les jeunes garçons de la rue, qui passaient, à tour de rôle, les uns après les autres, pour ses amants, – la sage-femme lui répétait qu'elle ne s'avisât pas de faire un enfant. «Savoir!» lui répondait la jeune fille, avec un air de défi, à donner à la mère envie de la tuer.
Un caractère intraitable, un être désordonné dont on ne pouvait rien obtenir, sur lequel rien n'avait prise. En même temps une nature capricieuse et mutable, où la répulsion d'Élisa pour sa mère se transformait, certains jours, en une affection amoureuse, en un culte adorateur de sa beauté restée grande encore, en une tendresse filiale, se témoignant avec ces caresses de petites filles, qui se promènent sur le décolletage de leur mère parée pour un bal. Aussi brusquement, se changeaient en antipathies les préférences de ce coeur, ainsi que le témoignaient les paroles échappant à l'habituée de bals publics, montrant ses entrevues avec ses danseurs comme des rencontres le plus souvent taquines et batailleuses, des amours pleines de disputes et de coups de griffes. Les hauts et les bas des humeurs d'Élisa semblaient se retrouver dans le jeu des forces de son corps, et les fluctuations de son activité. Un jour c'étaient une rage de travail, un lavage à grandes eaux, un balayage fougueux de tout l'appartement, retentissant de coups de balai; puis les jours d'après, les semaines suivantes, un engourdissement, une torpeur, un cassement de bras et de jambes, une paresse qu'aucune puissance humaine n'avait le pouvoir de secouer.
Entre la sage-femme et Élisa, parmi les nombreux sujets de conversation propres à les mettre aux mains, un sujet plus particulièrement amenait des scènes quotidiennes, dans lesquelles la rébellion muettement gouailleuse de la fille, trouvait, au dire de la mère, le moyen de faire sortir «un saint de ses gonds». Malgré les duretés, les alarmes continuelles du métier, la sage-femme avait l'orgueil de sa profession. Elle se sentait fière du rôle qu'elle jouait à la mairie dans les déclarations de naissance. Elle se gonflait de cette place d'honneur, donnée à ses pareilles par les gens du peuple, dans les repas de baptême. Elle goûtait encore la popularité de la rue, où les marchandes qu'elle avait délivrées, où les filles de ces marchandes qu'elle avait mises au monde et accouchées, où les enfants, les mères, les grand'mères: trois générations sur le pas des portes, lui criaient bonjour, avec un «maman Alexandre» familièrement respectueux. Son rêve était de voir sa fille lui succéder, la remplacer, la perpétuer. La fille, quand elle se donnait la peine de répondre, disait qu'elle n'avait pas la caboche faite pour y faire entrer des livres embêtants. Elle ne trouvait pas non plus rigolo de voir, à tout moment, comme ça, des oreillers retournés par les doigts crispés de l'Éclampsie.
Élisa montrait enfin la résolution arrêtée de se faire assommer, plutôt que de prendre l'état de sa mère.
Ainsi, pour la petite fille, l'initiation presque dès le berceau, à tout ce que les enfants ignorent de l'amour. Plus tard, quand Élisa fut mise trois ans chez les dames de Saint-Ouen, la fillette, rentrant le matin de ses congés, était souvent, les jours d'hiver, obligée de démêler, sur le pied du lit de sa mère, son petit manteau du pantalon d'un chantre de la Chapelle de la Maternité, une vieille liaison à laquelle l'ancienne élève sage-femme était restée fidèle. Plus tard encore, la jeune fille avait sous les yeux, jour et nuit, l'exemple que lui montrait sa vie de bonne et de garde-malade près de toutes ces filles-mères.
Chaque printemps, «pour se porter bien et être belle toute l'année», une femme venait se faire saigner chez Mme Alexandre. Était-ce une vieille tradition médicale conservée par des bonnes femmes de la campagne, mêlée d'un rien de superstition religieuse? la femme arrivait toujours présenter son bras à la lancette, le 14 février, jour de la Saint-Valentin. Cette femme était une fille d'une maison de prostitution de la province, qui dans le temps, lors d'une courte domesticité dans la capitale, avait accouché en cachette chez la sage-femme. Toutes les fois qu'elle venait à Paris, la lorraine restait huit jours pour les commissions et les affaires de la maison, huit jours, où elle logeait chez Mme Alexandre, comme elle aurait logé à l'hôtel. La trop bien portante provinciale, qui était sur pied le lendemain de sa saignée, qui s'ennuyait de ne rien faire, devenait, tout le long des journées qu'elle n'était pas dehors, l'aide d'Élisa, se chargeant de la bonne moitié de sa tâche, ne craignant pas de mettre la main à tout. Quelquefois, le soir, elle emmenait Élisa au spectacle. Elle riait toujours la lorraine, et ses paroles, avec l'accent doucement traînant de son pays, prenaient la confiance des gens comme avec de la glu. Elle ne partait jamais sans faire un petit cadeau à Élisa, qui l'avait prise en amitié et, tous les ans, voyait arriver avec une certaine satisfaction le jour de la Saint-Valentin.
Le soir de la saignée de la lorraine, au sortir d'une scène abominable avec sa mère, Élisa, en bordant le lit de la femme, laissait jaillir, en phrases courtes et saccadées, la détermination secrète et irrévocable de sa pensée depuis plus de six mois.
«Elle avait plein le dos de l'existence avec sa mère… l'ouvrage du bazar était trop abîmant… elle ne voulait pas devenir une tire-enfants… voici bien des semaines qu'elle l'attendait… c'était fini, elle avait pris son parti de donner dans le travers… elle allait partir avec elle… si elle ne l'emmenait pas… elle entrerait dans une maison de Paris, la première venue… s'entendre avec sa mère, c'était vouloir débarbouiller un mort… Elle se sentait par moments la tête évaporée… elle connaissait bien un garçon qui avait un sentiment pour elle… mais ses amies qui s'étaient emménagées avec des amants, elle les trouvait par trop esclaves… elle aimait mieux être comme la lorraine… elle aurait du plaisir à se voir à la campagne… et au moins là, elle pourrait dormir tout plein.»
– Da! fit la lorraine un peu étonnée, mais au fond très-enchantée de la proposition – elle n'avait pas l'habitude de faire de telles recrues – et après s'être assurée qu'Élisa avait plus de seize ans, lui avouait qu'elle ne demanderait pas mieux, mais qu'elle craignait que sa mère fît quelque esclandre chez le commissaire.
– Ayez pas de crainte; maman! elle ne mettra jamais la police dans ses affaires, et pour cause… Elle me croira chez un de mes danseurs de la Boule-Noire. Ce sera tout…
Puis Élisa assurait à la lorraine, craignant au fond de perdre sa saigneuse, qu'il y avait moyen d'arranger la chose, de manière que sa mère n'eût pas le moindre soupçon sur son compte. Élisa décamperait quelques jours avant sa sortie. La lorraine se ferait reconduire par la sage-femme au chemin de fer de Mulhouse – et retrouverait sa compagne de voyage seulement à la première station.
Les deux femmes convenaient du jour de leur départ, et la fille disparaissait de la maison maternelle, le lendemain de cette soirée.
À la descente du chemin de fer, Élisa montait avec sa compagne dans un omnibus, qui la promenait le long de maisons noires, par des rues interminables. Enfin l'omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gelé.
La voiture avançait péniblement au milieu d'une tourmente d'hiver, à travers laquelle, – une seconde – vaguement, Élisa aperçut, flagellé par les rafales de givre, un grand Christ en bois, aux plaies saignantes, que l'on entendait geindre sous la froide tempête.
Quelques instants après, au loin, dans un espace vague, au-dessus de l'unique maison bâtie en cet endroit, Élisa voyait une lumière rouge. En approchant, elle reconnaissait que c'était une grande lanterne carrée, qu'elle s'étonnait, quand elle fut à quelques pas, de trouver défendue contre les pierres des passants, par un grillage qui l'enfermait dans une cage.
Élisa était devant la maison à la lanterne rouge, qui s'affaissait ainsi que la ruine croulante d'un vieux bastion, et dont la porte, fermée et verrouillée, laissait filtrer, par l'ouverture d'un judas, une lueur pâle sur la blancheur glacée du chemin.
Le conducteur s'arrêtait, et, sans descendre, tendait leurs malles aux deux femmes. Cela fait, ricanant et goguenardant, le grand Lolo, dit le Tombeur des Belles, fouailla, du haut de son siége, les deux voyageuses d'un petit coup de fouet d'amitié.
Au petit jour, le surlendemain de son arrivée, Élisa était éveillée par le bruit d'un cheval sous sa fenêtre.
Elle se levait en chemise, et un peu peureusement, allait regarder, par l'entrebâillement d'un rideau, ce qui se passait dans la cour.
Dans le brouillard blanc du matin, un gros jeune homme, la blouse bleue sur des vêtements bourgeois, dételait le cheval d'un tape-cul de campagne, en causant avec la maîtresse de maison ainsi qu'avec une vieille connaissance.
– Le carcan m'a rudement mené, disait-il en promenant une main, comme une éclanche de mouton, sur la croupe de la bête; voyez, la mère, il fume comme le cuveau de votre lessive…
Et comme la vieille femme s'apprêtait à prendre le cheval par la bride: – Merci, pas besoin de vous, on connaît le chemin de l'écurie… Et il y a du nouveau à la maison, hein, la grosse mère?
Élisa s'était donnée au premier venu. Élisa s'était faite prostituée, simplement, naturellement, presque sans un soulèvement de la conscience. Sa jeunesse avait eu une telle habitude de voir, dans la prostitution, l'état le plus ordinaire de son sexe. Sa mère faisait si peu de différence entre les femmes en cartes et les autres… les femmes honnêtes. Depuis de longues années, en sa vie de garde-malade près des filles, elle les entendait se servir avec une conviction si profonde du mot travailler, pour définir l'exercice de leur métier, qu'elle en était venue à considérer la vente et le débit de l'amour comme une profession un peu moins laborieuse, un peu moins pénible que les autres, une profession où il n'y avait point de morte-saison.
Les coups donnés par sa mère, les terreurs des nuits passées dans le même lit, comptaient pour quelque chose dans la fuite d'Élisa de la Chapelle et son entrée dans la maison de Bourlemont, mais au fond la vraie cause déterminante était la paresse, la paresse seule. Élisa en avait assez de la laborieuse domesticité, que demandaient les lits, les feux, les bouillons, les tisanes, les cataplasmes de quatre chambres, presque toujours pleines de pensionnaires. Et le jour, où elle succombait sous cette tâche de manoeuvre, regardant autour d'elle, elle se sentait également incapable de l'application assidue qu'exige le travail de la couture ou de la broderie. Peut-être y avait-il bien, dans cette paresse, un peu de la lâcheté physique, qui chez quelques jeunes filles persiste longtemps après la formation de la femme, pendant quelques années les prive – les malheureuses, quand elles sont pauvres – de toute la vitalité des forces de leur corps, de toute l'activité obligée de leurs doigts. La paresse et la satisfaction d'un sentiment assez difficile à exprimer, mais bien particulier à cette nature portée aux coups de tête: l'accomplissement d'une chose violente, extrême, ayant et le dédain d'une résolution contemptrice du qu'en dira-t-on et le caractère d'un défi; voilà les deux seules raisons, qui avaient métamorphosé Élisa, si soudainement, en une prostituée.
Il n'y avait en effet, chez Élisa, ni ardeur lubrique, ni appétit de débauche, ni effervescence des sens. Les appréhensions qu'avait bien souvent laissé échapper la sage-femme, sur les suites des rapports de sa fille avec ses danseurs de bals publics, et que celle-ci, par un esprit de contrariété vraiment diabolique, s'amusait à tenir continuellement dans l'éveil, dans la peur de la réalité redoutée, n'avaient pas lieu d'exister. Élisa était vierge. Oh! une innocence entamée par le corrupteur spectacle de l'intérieur de sa mère, par la fréquentation de sales bals de barrière… Mais enfin… si l'occasion de fauter, ainsi que parle la langue du peuple, ne s'était pas présentée, Élisa n'avait pas été au-devant!.. et son corps demeurait intact.
Il arrivait alors, que le doux honneur de ce corps, que sa virginité devenait en cette maison, pour Élisa, pendant trente-six heures, un tracas, un tourment, un sujet d'émoi tremblant, la tare d'un secret vice rédhibitoire qu'elle s'ingéniait à cacher, à dissimuler, à dérober à la connaissance de tous, peureuse de se trahir, craignant que la divulgation de sa chasteté n'empêchât son inscription. Et la fille-vierge, en son imagination, se voyant ramenée chez sa mère, venait de jouer avec le hobereau campagnard une comédie de dévergondage propre à le tromper, à lui donner à croire que la novice était déjà une vieille recrue de la prostitution.
Élisa se voyait délivrée de sa mère. Sa vie de chaque jour était assurée. Le lendemain, le lendemain, cette préoccupation de l'ouvrière… elle n'avait point à y songer. Les hommes qui venaient dans la maison ne battaient pas les femmes. Aucune de ces «dames» ne lui cherchait misère. Monsieur et Madame semblaient de bonnes gens. Elle était bien nourrie. Au bout de journées sans travail, elle avait de tranquilles soirées de paresse pareilles à celle-ci:
Au dehors, aucun bruit, la paix d'un quartier mort, le silence d'une rue où l'on ne passe plus, la nuit tombée. Au dedans, l'atmosphère tiède d'un poêle chauffé à blanc, où l'humidité chaude de linge, séchant sur les meubles, se mêlait à l'odeur fade de châtaignes bouillant dans du vin sucré. Une chatte pleine mettant un rampement noir sur un tapis usé. Des femmes à moitié endormies dans des poses de torpeur, sur les deux canapés. Monsieur, avec son épaisse barbiche aux poils tors et gris, dans son gilet aux manches de futaine, une petite casquette à la visière imperceptible enfoncée sur sa tête jusqu'aux oreilles, les mains plongées dans les goussets de son pantalon, les pouces en dehors, regardant bonifacement de ses gros yeux, sillonnés de veines variqueuses, les illustrations d'un volume des Crimes célèbres, que lisait le fils de la maison. Le fils de la maison, un joli jeune homme pâle, aux pantoufles en tapisserie sur lesquelles était brodée une carte représentant un neuf de coeur, un joli jeune homme pâle, si pâle que papa et maman l'envoyaient coucher neuf heures sonnantes. Et comme fond du tableau, dans une robe de chambre d'homme à carreaux rouges et noirs, Madame, la grasse et bédonnante Madame, occupée à se rassembler, à se ramasser, repêchant autour d'elle sa graisse débordante, calant, avec un rebord de table, des coulées de chair flasque, Madame, toute la soirée, remontant ses reins avachis d'une main, cramponnée au dossier de sa chaise, avec des han gémissants et des «Mon doux Jésus» soupirés par une voix à la note cristalline et fêlée d'un vieil harmonica, – pendant que, de loin en loin, la chute sur le parquet d'une de ses galoches à semelle de bois, faisait un flac, qui était là la plate et mate sonnerie de ces heures repues et sommeillantes.
Les lieux mêmes, ce faubourg reculé, cette construction renfrognée, perdaient de leur horreur auprès d'Élisa; elle ne les voyait plus avec les yeux, un peu effrayés, du jour de son arrivée. Le bourgeonnement des arbustes, la verdure maraîchère sortant de dessous la neige avec la fin des grands froids, commençaient à rendre aimable cette extrémité de ville, qui semblait un grand jardin avec de rares habitations, semées de loin en loin, dans les arbres. La maison, elle aussi, en dépit de son aspect de vieille fortification, avait pour ses habitantes une distraction, un charme, une singularité. Des battements d'ailes et des chants d'oiseaux l'enveloppaient tout le jour. C'était, cette maison, l'ancien grenier à sel de la ville. Les murailles, infiltrées et encore transsudantes de la gabelle emmagasinée pendant des siècles, disparaissaient, à tout moment, sous le tourbillonnement de centaines d'oisillons donnant un coup de bec au crépi salé, puis montant dans le ciel à perte de vue, puis planant une seconde, puis redescendant entourer le noir bâtiment des circuits rapides de leur joie ailée. Et toujours, depuis l'aurore jusqu'au crépuscule, le tournoiement de ces vols qui gazouillaient. La maison était éveillée par une piaillerie aiguë, disant bonjour au premier rayon du soleil tombant sur la façade du levant; la même piaillerie disait bonsoir au dernier rayon s'en allant de la façade du couchant. Les jours de pluie, de ces chaudes et fondantes pluies d'été, on entendait de l'intérieur – bruit doux à entendre – un perpétuel frou-frou de plumes battantes contre les parois, un incessant petit martelage de tous les jeunes becs picorant, à coups pressés, l'humidité et la larme du mur.
Les femmes, au milieu desquelles se trouvait Élisa, étaient pour la plupart des bonnes de la campagne, séduites et renvoyées par leurs maîtres. Vous les voyez! ces épaisses créatures, dont la peau conservait, en dépit de la parfumerie locale, le hâle de leur ancienne vie en plein soleil, dont les mains portaient encore les traces de travaux masculins, dont les rigides boutons de seins faisaient deux trous dans la robe usée, à l'endroit contre lequel ils frottaient. Une jupe noire aux reins, une camisole blanche au dos, ces femmes aimaient à vivre les pieds nus dans des pantoufles, les épaules couvertes du fichu jaune, affectionné par la fille soumise de la province. Chez ces femmes aucune coquetterie, nul effort pour plaire, rien de cet instinct féminin, désireux, même chez la prostituée, d'impressionner, de provoquer une préférence, de faire naître un caprice, de mettre enfin l'apparence et l'excuse de l'amour dans la vénalité de l'amour; seulement une amabilité banale, où l'humilité du métier se confondait avec la domesticité d'autrefois, et qui avait à la bouche, pour l'homme pressé entre les bras, le mot «Monsieur» dans un tutoiement. Ni atmosphère de volupté, ni effluves amoureux autour de ces corps balourds, de ces gestes patauds. La ruée des femelles dans le salon, où elles se poussaient en se bousculant, montrait quelque chose de l'animalité inquiète et effarée d'un troupeau, et elles se hâtaient, le choix de l'une faite, de se rassembler, de se parquer en quelque coin reculé de la maison, loin de la compagnie et de la conversation de l'homme. Des êtres, pour la plupart, n'ayant, pour ainsi dire, rien de la femme dont elles faisaient le métier, et dont la parole libre et hardie n'était même jamais érotique, – des êtres qui paraissaient avoir laissé dans leurs chambres leur sexe, comme l'outil de leur travail.
Toutes passaient les heures inoccupées de leurs journées dans l'espèce d'ensommeillement stupide d'un paysan conduisant, sous le midi, une charrette de foin. Toutes, aussitôt qu'il y avait une lumière allumée, étaient prises d'envie de dormir ainsi que de vraies campagnardes qu'elles étaient restées. Toutes s'éveillaient au jour, cousant dans leur lit, trolant dans leur chambre jusqu'à l'heure où la porte était ouverte. Beaucoup, nourries toute leur jeunesse de potée et de fromage, ne mangeaient de la viande que depuis leur entrée dans la maison. Quelques-unes voulaient avoir à table, à côté d'elles, un litre, disant que ce litre leur rappelait le temps où, toutes petites filles, elles allaient tirer le vin au tonneau. La grande distraction de ce monde était de parler patois, de gazouiller, au milieu de rires idiots où revenait le passé, le langage rudimentaire du village qui leur avait donné le jour.
La moins brute de la compagnie était une grande fille, à l'étroit front bombé, aux noirs sourcils reliés au-dessus de deux yeux de gazelle, aux joues briquetées d'un rouge dénonçant un estomac nourri de cochonneries, à la petite bouche accompagnée de fossettes ironiques, à l'ombre follette de cheveux tombant sur le sourire cerné de ses yeux et répandant, dans toute sa physionomie, quelque chose de sylvain et d'égaré. Chez la rustique et étrange créature, la fantasque déraison d'une santé de femme mal équilibrée éclatait à tout moment, en taquineries violentes, en caprices méchants, en actes d'une domination contrariante.
Elle s'appelait de son nom de baptême: Divine. La fille du Morvan avait eu l'enfance pillarde d'une petite voleuse des champs. Cette vie de rapine dans les clos et dans les vergers se mêlait à une curiosité amoureuse du ciel, à des attaches mystérieuses aux astres de la nuit, qui bien souvent la faisaient coucher à la belle étoile. Dans le pays superstitieux, on disait l'enfant possédé du diable. Elle vivait vagabondant ainsi le jour et la nuit, quand arrivait une diseuse de bonne aventure, une ancienne vivandière quêtant avec un sac sur les grands chemins. Le beurre fondu, la confiture de carotte de la chaumière, passaient dans la besace de la femme, à laquelle à la fin, Divine donnait quinze livres de lard pour que la sorcière lui fît le grand jeu. La chose découverte avait valu à la jeune fille, toute grande qu'elle était déjà, une fessée d'orties, si douloureuse qu'elle s'était sauvée de la maison paternelle.
Dans la Divine d'alors, il était resté beaucoup de la petite Morvannaise d'autrefois. Sortait-elle? il n'y avait pas de haie capable de défendre les pois, les chicots de salade, qu'elle mangeait tout crus. La lune était-elle dans son plein? Bon gré, mal gré, elle faisait cligner les yeux à ses compagnes jusqu'à ce qu'elles eussent vu, dans le dessin brouillé de l'astre pâle – et nettement vu – «Judas et son panier de choux.»
Parmi ces femelles, la plupart originaires du Bassigny, Élisa apportait dans sa personne la femminilité, que donne la grande capitale civilisée à la jeune fille élevée, grandie entre ses murs. Elle avait une élégante tournure, de jolis gestes; dans le chiffonnage des étoffes légères et volantes habillant son corps, elle mettait de la grâce de Paris. Ses mains étaient bien faites, ses pieds étaient petits; la délicatesse pâlement rosée de son teint contrastait avec les vives couleurs des filles de la plantureuse Haute-Marne. Elle parlait presque comme le monde qui parle bien, écoutait ce qui se disait avec un rire intelligent, se répandait certains jours en une verve gouailleuse d'enfant du pavé parisien, étonnant de son bruit le mauvais lieu de la petite ville. Mais ce qui distinguait surtout Élisa, lui donnait là, au milieu de la soumission servile des autres femmes, une originalité piquante, c'était l'indépendance altière et séductrice avec laquelle elle exerçait son métier. Sous la brutalité d'une caresse, ou sous l'insolent commandement du verbe, il fallait voir le redressement tout à la fois rageur et aphrodisiaque de l'être vénal, qui sottisant et coquettant et mettant le feu aux poudres avec la dispute de sa bouche et la tentation ondulante de son corps provocateur, arrivait à exiger du désir qui la voulait des excuses amoureuses, des paroles lui faisant humblement la cour.
Élisa devenait la femme, dont à l'oreille et en rougissant, se parlaient les jeunes gens de la ville, la femme baptisée du nom de la parisienne, la femme désirée entre toutes, la femme convoitée par la vanité des sens provinciaux.
Monsieur et Madame consultaient maintenant Élisa pour leurs affaires. Elle était le secrétaire qu'ils employaient pour écrire à une fille élevée dans un couvent de Paris. Elle prenait la plume pour répondre aux lettres du jour de l'an commençant et se terminant ainsi: «Chers parents, qu'il me soit permis, au commencement de cette année, de vous exprimer ma reconnaissance pour la sollicitude continuelle dont vous m'entourez et les sacrifices que vous ne cessez de faire… Chers parents, soyez heureux autant que vous le méritez et rien ne manquera à votre bonheur et à ma félicité!»
Divine, qui, depuis quelques années, exerçait dans l'intérieur la petite tyrannie despotique d'une femme malade, dépitée de tomber au second plan, quittait la maison. Et devant la considération témoignée par Madame à Élisa, ses compagnes descendaient naturellement à se faire ses domestiques.
Au moment du départ de Divine, un événement fortuit grandissait encore la position de la Parisienne. Elle avait la fortune de faire naître un coup de coeur chez le fils du maire de l'endroit. De ce jour affichant à son cou, dans un grand médaillon d'or, l'image photographiée du fils de l'autorité municipale, Élisa conquérait dans l'établissement le caractère officiel de la maîtresse déclarée d'un héritier présomptif. Elle pouvait s'affranchir des corvées de l'amour, son linge était changé tous les jours. Au lieu de la soupe que l'on mangeait le matin, elle prenait, ainsi que Madame, une tasse de chocolat. Au dîner elle buvait du vin de Bordeaux, du vin du fils de la maison pour sa maladie.
Un verger s'étendait derrière la maison. Aux premières tiédeurs du printemps, les femmes quittaient le salon pour habiter toute la journée le jardin, ne rentrant qu'à la nuit tombante. Les habitués étaient accueillis dans de petits bosquets de chèvrefeuille, grimpés aux branches de vieux abricotiers en plein vent, sous lesquels ils buvaient du cassis, de la bière, de la limonade gazeuse. Là, parmi la floraison des arbres fruitiers, au milieu du reverdissement de la terre, sous le bleu du ciel, un peu de l'innocence de leur enfance revenait chez ces femmes dans la turbulence d'ébats enfantins. Le plaisir de petites filles qu'elles prenaient à courir, à jouer, effaçait en elles l'animalité impudique, rapportait à leurs gestes de la chasteté, rajustait sur leurs corps gaminants une jeune pudeur. Dans le jardin, ces femmes ne semblaient plus guère des prostituées, et les hommes, sans savoir pourquoi, se sentaient plus de retenue avec elles.
Le verger, avec de la grande herbe jusqu'à mi-jambes, et çà et là dans l'herbe, des carrés de légumes pour la consommation de la maisonnée, laissait passer, par endroits, les vestiges d'un ancien parc dessiné par un Lenôtre de province. Tout au fond, – le long d'une ruelle, la sente du Pinchinat, séparant le clos de grandes chènevières, d'où se levaient, dans le chaud de l'été, des senteurs capiteuses et troublantes, – il restait encore debout le débris, plusieurs fois foudroyé, d'un labyrinthe planté de buis centenaires. Le fils de la maison, avant sa maladie, avait l'habitude, en ses loisirs artistiques, de tailler les survivants en manière de coqs et de poules. Ces antiques arbres, aux formes à la fois ridicules et fantastiques, formaient un grand rond; quand vint le mois de juin, on y dansa toute l'après-midi, les dimanches, ainsi que cela avait lieu depuis des années.
Le violonneux n'était point un musicien de la ville, mais un paysan d'un village voisin, qui était et l'ami, et le confident, et le conseiller, et l'homme d'affaires des dames de la maison.
Une curieuse figure, ce vieillard passant pour vivre de l'industrie de fabricateur d'huile de fênes, connu sous le sobriquet de Gros-Sou, et que l'on disait le fils naturel de l'abbé de Saint-Clair, le plus énorme bombancier et le plus intrépide chasseur de la contrée avant la révolution. Et vraiment Gros-Sou semblait avoir, en ses veines villageoises, du sang du grand veneur ecclésiastique. On le citait comme le tireur et le pêcheur destructeur du département. D'un canton il connaissait, sous des noms par lui donnés, tous les lièvres, les attendait à tant de livres, les tuait l'un après l'autre. D'un bras de rivière, en dépit de ses soixante-seize ans, plongeant une partie de la nuit, il prenait tout le poisson, saisi par les ouïes, dans ses retraites les plus profondes. Puis avait-il vendu pour 150, pour 200 francs de gibier ou de poisson, Monseigneur le braconnier, retiré dans l'arrière-salle d'une auberge hantée par les fines gueules de l'arrondissement, ordonnait au tambour de l'endroit de tambouriner que Gros-Sou donnait rendez-vous à ses amis; et deux ou trois jours, il tenait table ouverte, versant du champagne à tout venant. Dans sa jeunesse Gros-Sou était un fort endiableur de filles. À cette heure il avait dételé, mais il aimait encore la société des femmes folles de leur corps, ainsi que les nommait le vieux passionné, se plaisant à leur contact sensuel, prenant une jouissance toute particulière à se faire conter leurs petites affaires, à les confesser, à les conseiller, jouant auprès d'elles une espèce de rôle de directeur, grâce à l'onction paysannesque de sa parole, grâce à l'empire qu'ont sur toutes les femmes les hommes qu'elles sentent demeurés des amants de leur sexe.
L'original vieillard, qui avait une aptitude singulière à jouer de tous les instruments, arrivait le dimanche avec son violon, un gosier intarissable, un entrain, un enlèvement des gens, qui mettaient bientôt en branle le monde. Toute la journée, son violon faisant rage, et la verve de sa parole trouvant des stimulants drolatiques, il faisait, par ma foi, huit heures durant, bonnement sauter ces hommes et ces femmes, ainsi que d'honnêtes filles et d'honnêtes garçons dans un bal de campagne.
Il ne venait jamais, sans apporter quelque plat de poisson ou de gibier, qu'il fricotait lui-même comme onc chef de grande maison ne sut jamais cuisiner. Les jeunes gens de la ville, friands de sa cuisine, des bons contes qu'il faisait, la fourchette en main, de l'originalité qui se dégageait de ce reste de grand seigneur tombé en un homme de la nature, de l'amusement que le septuagénaire galantin et rustique apportait à un repas, – les jeunes gens de la ville étaient nombreux. En ce jour du dimanche, au milieu de ces femmes tout heureuses par lui et qui lui faisaient fête, distribuant, en roi de la table, des paroles basses à l'oreille de celle-ci, de celle-là, le paysan Gros-Sou semblait revivre dans la peau de son très-illustre père, présidant un souper d'impures.
La prostitution de la petite ville de province diffère de la prostitution des grands centres de population. Le métier pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative; l'homme s'y montre humain à la femme. Là, l'heure est plus longue pour le plaisir, et la hâte brutale commandée par l'activité de la vie des capitales n'existe pas. Une débauche plus naïve, plus sensuelle, moins cérébrale, moins hantée de lectures cruelles ne recherche point dans la Vénus physique l'humiliation et la douleur de la créature achetée. Et le public demandant en province moins de honte à la prostituée, la prostitution, en ses maisons à jardins, perd de son dégoût et de son infamie, pour se rapprocher un peu de la vénalité galante, ingénument exercée, dans la molle indulgence de peuples primitifs, sur des terres de nature.
La prostitution! D'ordinaire, à Paris, c'est la montée au hasard, par une ivresse, d'un escalier bâillant dans la nuit, le passage furieux et sans retour d'un prurit à travers la mauvaise maison, le contact colère, comme dans un viol, de deux corps qui ne se retrouveront jamais. L'inconnu, entré dans la chambre de la fille, pour la première et la dernière fois, n'a pas souci de ce que, sur le corps qui se livre, son érotisme répand de grossier et de méprisant, de ce qui se fait jour dans le délire de la cervelle d'un vieux civilisé, de ce qui s'échappe de féroce de certains amours d'hommes. Dans la petite ville, le passant est une exception. Les gens admis dans la maison, sont presque toujours connus, et condamnés, même au milieu de l'orgie, à un certain respect d'eux-mêmes dans leurs rapports avec les filles. Puis les hommes qui frappent à la porte, se présentent dans des conditions autrement et différemment amoureuses que les hommes des grandes villes. En province, le rigorisme des moeurs et la police des cancans défendent à la jeunesse la maîtresse, la vie commune avec la femme. La maison de prostitution n'est pas absolument pour le jeune homme, le lieu où il va rassasier un besoin physique, elle est avant tout, pour lui, un libre salon, dans lequel se donne satisfaction le tendre et invincible besoin de vivre avec l'autre sexe. Ce salon devient un centre où l'on cause, où l'on mange ensemble, où se noue entre ces jeunesses d'hommes et de femmes le lien d'innombrables heures passées à jouer au piquet; et à la longue avec l'ennui et l'inoccupation de la vie provinciale, les filles, les filles les plus indignes sortent de leurs rôles d'humbles machines à amours, se transforment en des espèces de dames de compagnie associées à l'existence paresseuse des jeunes bourgeois. Cette fréquentation de tous les jours fait naître chez celui-ci ou celui-là pour celle-ci ou celle-là, des atomes crochus, des habitudes, des fidélités qui ressemblent à des amours réglées. De vraies passions, tenues de trop court par l'avarice terrienne de vieux parents de sang paysan, pour se charger de l'existence d'une femme, se voient condamnées à l'aimer là. Le cas n'est pas rare, de déniaisés qui restent, jusqu'au jour de leur mariage, reconnaissants à la femme qui les a débarrassés des prémices de leur puberté.
Par toutes ces causes, et il faut le dire aussi, au bout de ce compagnonnage honteux de ces jeunes hommes avec Monsieur et Madame, de l'immixtion un peu salissante dans les choses et les secrets de la maison, de ce long spectacle démoralisateur du commerce de l'endroit, il arrive que la femme payée prend sur l'homme qui la choisit toujours, l'espèce de domination attachante d'une femme qui se donne, et que la prostituée de petite ville échappe à la dégradation de son état, triomphe souvent de l'impossibilité de pouvoir, semble-t-il, être aimée avec le coeur.
Deux années se passaient pour Élisa dans cette douceur matérielle de la vie, dans ce milieu de complaisances et de paroles flatteuses, dans cette domination acceptée de tout le monde, dans cette indépendance, presque ce bon plaisir de ses volontés et de ses actes. Tout à coup les choses changeaient. La progéniture du maire entrait dans les bureaux d'un ministère à Paris, et le départ de la jeune influence replaçait Élisa dans la situation inférieure qu'elle avait dans le passé. La rancune de ses compagnes blessées par ses airs de princesse, les exigences de ses caprices, les foucades de son caractère, s'essayait petit à petit à mordre sur elle, cherchant à se revenger à la sourdine, avec la méchanceté savante, dont les femmes même des champs ont le perfide secret. Le bonhomme Gros-Sou trouvé un matin d'hiver gelé à l'affût, n'apportait plus, les dimanches, la gaieté de son violon et de sa bien portante vieillesse. La lorraine, attaquée d'un commencement de paralysie à la suite d'une congestion cérébrale, avait été portée à l'hôpital. Monsieur, dont jusqu'alors on ne connaissait pas «la couleur des paroles», s'échappait en de grosses colères, venant de l'annonce d'une concurrence dans le voisinage. En tout et partout, ce n'était que déplaisir pour Élisa qui commençait à s'ennuyer des femmes, des hommes, du pays, en laquelle s'éveillait sourdement la sollicitation d'un changement de lieu et de demeure.
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