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Le Rhin, Tome IV

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Victor Hugo
Le Rhin, Tome IV

LETTRE XXXII
BALE

Paysages. – Profil des compagnons de voyage de l'auteur. – Joli costume des jeunes filles. – Ce qu'un philosophe peut conduire. – Ici le lecteur voit passer un peu de forêt Noire. – Bâle. – L'hôtel de la Cigogne. – Théorie des fontaines. – Tombeau d'Erasme. – Autres tombeaux.

Bâle, 7 septembre.

Hier, cher ami, à cinq heures du matin, j'ai quitté Freiburg. A midi j'entrais dans Bâle. La route que je fais est chaque jour plus pittoresque. J'ai vu lever le soleil. Vers six heures il a puissamment troué les nuages, et ses rayons horizontaux sont allés au loin faire surgir à l'horizon les gibbosités monstrueuses du Jura. Ce sont déjà des bosses formidables. On sent que ce sont les dernières ondulations de ces énormes vagues de granit qu'on appelle les Alpes.

Le coupé de la diligence badoise était pris. L'intérieur était ainsi composé: un bibliothécaire allemand, triste d'avoir oublié sa blouse dans une auberge du mont Rigi; un petit vieillard habillé comme sous Louis XV, se moquant d'un autre vieillard en costume d'incroyable qui me faisait l'effet d'Elleviou en voyage, et lui demandant s'il avait vu le pays des Grisons; enfin un grand commis-marchand, colporteur d'étoffes et déclarant avec un gros rire que, comme il n'avait pu placer ses échantillons, il voyageait en vins (en vain); de plus, ayant sur les joues des favoris comme les caniches tondus en ont ailleurs. – Voyant ceci, je suis monté sur l'impériale.

Il faisait assez froid; j'y étais seul.

Les jeunes filles de ce côté du Haut-Rhin ont un costume exquis: cette coiffure-cocarde dont je vous ai parlé, un jupon brun à gros plis assez court et une veste d'homme en drap noir avec des morceaux de soie rouge imitant des crevés et des taillades cousus à la taille et aux manches. Quelques-unes, au lieu de cocarde, ont un mouchoir rouge noué en fichu sous le menton. Elles sont charmantes ainsi. Cela ne les empêche pas de se moucher avec leurs doigts.

Vers huit heures du matin, dans un endroit sauvage et propre à la rêverie, j'ai vu un monsieur d'âge vénérable, vêtu d'un gilet jaune, d'un pantalon gris et d'une redingote grise, et coiffé d'un vaste chapeau rond, ayant un parapluie sous le bras gauche et un livre à la main droite. Il lisait attentivement. Ce qui m'inquiétait, c'est qu'il avait un fouet à la main gauche. De plus, j'entendais des grognements singuliers derrière une broussaille qui bordait la route. Tout à coup la broussaille s'est interrompue, et j'ai reconnu que ce philosophe conduisait un troupeau de cochons.

Le chemin de Freiburg à Bâle court le long d'une magnifique chaîne de collines déjà assez hautes pour faire obstacle aux nuages. De temps en temps on rencontre sur la route un chariot attelé de bœufs, conduit par un paysan en grand chapeau, dont l'accoutrement rappelle la Basse-Bretagne; ou bien un roulier traîné par huit mulets; ou une longue poutre qui a été un sapin, et qu'on transporte à Bâle sur deux paires de roues qu'elle réunit comme un trait d'union; ou une vieille femme à genoux devant une vieille croix sculptée. Deux heures avant d'arriver à Bâle, la route traverse un coin de forêt: des halliers profonds, des pins, des sapins, des mélèzes; par moments une clairière, dans laquelle un grand chêne se dresse seul comme le chandelier à sept branches; puis des ravins où l'on entend murmurer des torrents. C'est la forêt Noire.

Je vous parlerai de Bâle en détail dans ma prochaine lettre. Je me suis logé à la Cigogne, et de la fenêtre où je vous écris, je vois dans une petite place deux jolies fontaines côte à côte, l'une du quinzième siècle, l'autre du seizième. La plus grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans un bassin de pierre plein d'une belle eau verte, moirée, que les rayons du soleil semblent remplir, en s'y brisant, d'une foule d'anguilles d'or.

C'est une chose bien remarquable d'ailleurs que ces fontaines. J'en ai compté huit à Freiburg; à Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abondent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela est propre aux montagnes. Les montagnes engendrent les torrents, les torrents engendrent les ruisseaux, les ruisseaux produisent les fontaines; d'où il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs des Alpes.

J'ai vu de belles choses à la cathédrale, et j'en ai vu de curieuses, entre autres le tombeau d'Erasme. C'est une simple lame de marbre, couleur café, posée debout, avec une très-longue épitaphe en latin. Au-dessus de l'épitaphe est une figure qui ressemble, jusqu'à un certain point, au portrait d'Erasme par Holbein, et au bas de laquelle est écrit ce mot mystérieux: Terminus. Il y a aussi le sarcophage de l'impératrice Anne, femme de Rodolphe de Habsbourg, avec son enfant endormi près d'elle; et, dans un bras de la croisée, une autre tombe du quatorzième siècle, sur laquelle est couchée une sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg. – Mais je ne veux pas empiéter; je vous conterai Bâle dans ma prochaine lettre.

Demain, à cinq heures du matin, je pars pour Zurich, où vient d'éclater une petite chose qu'on appelle ici une révolution. Que j'aie une tempête sur le lac, et le spectacle sera complet.

LETTRE XXXIII
BALE

La Plume et le Canif, élégie. – Frick. – Bâle. – La cathédrale. – Indignation du voyageur. – Le badigeonnage. – Les flèches. – La façade. – Les deux seuls saints qui aient des chevaux. – Le portail de gauche. – La rosace. – Le portail de droite. – Le cloître. – Regret amer au cloître de Saint-Wandrille. – Luxe des tombeaux. – Intérieur de l'église. – Les stalles. – La chaire. – La crypte. – Peur qu'on y a. – Les archives. – Le haut des clochers. – Bâle à vol d'oiseau. – Promenade dans la ville. – Ce que l'architecture locale a de particulier. – La maison des armuriers. – L'hôtel de ville. – Munatius Plancus. – L'auteur rencontre avec plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. – L'archéologie serait perdue si les servantes ne venaient pas au secours des antiquaires. – La bibliothèque. – Holbein partout. – La table de la diète. – Soins admirables et exemplaires des bibliothécaires de Bâle pour un tableau de Rubens. – Remarque importante et dernière sur la bibliothèque. – Fin de l'élégie de la Plume et du Canif.

Frick, 8 septembre.

Cher ami, j'ai une affreuse plume, et j'attends un canif pour la tailler. Cela ne m'empêche pas de vous écrire, comme vous voyez. L'endroit où je suis s'appelle Frick, et ne m'a rien offert de remarquable qu'un assez joli paysage et un excellent déjeuner que je viens de dévorer. J'avais grand'faim. – Ah! on m'apporte un canif et de l'encre. J'avais commencé cette lettre avec ma carafe pour écritoire. Puisque j'ai de bonne encre, je vais vous parler de Bâle, comme je vous l'ai promis.

Au premier abord, la cathédrale de Bâle choque et indigne. Premièrement, elle n'a plus de vitraux; deuxièmement, elle est badigeonnée en gros rouge, non-seulement à l'intérieur, ce qui est de droit, mais à l'extérieur, ce qui est infâme; et cela, depuis le pavé de la place jusqu'à la pointe des clochers: si bien que les deux flèches, que l'architecte du quinzième siècle avait faites charmantes, ont l'air maintenant de deux carottes sculptées à jour. – Pourtant, la première colère passée, on regarde l'église, et l'on s'y plaît; elle a de beaux restes. Le toit, en tuiles de couleur, a son originalité et sa grâce (la charpente intérieure est de peu d'intérêt). Les flèches, flanquées d'escaliers-lanternes, sont jolies. Sur la façade principale il y a quatre curieuses statues de femmes: deux femmes saintes qui rêvent et qui lisent; deux femmes folles, à peine vêtues, montrant leurs belles épaules de Suissesses fermes et grasses, se raillant et s'injuriant avec de grands éclats de rire des deux côtés du portail gothique. Cette façon de représenter le diable est neuve et spirituelle. Deux saints équestres, saint Georges et saint Martin, figurés à cheval et plus grands que nature, complètent l'ajustement de la façade. Saint Martin partage à un pauvre la moitié de son manteau, qui n'était peut-être qu'une méchante couverture de laine, et qui maintenant, transfiguré par l'aumône, est en marbre, en granit, en jaspe, en porphyre, en velours, en satin, en pourpre, en drap d'argent, en brocart d'or, brodé en diamants et en perles, ciselé par Benvenuto, sculpté par Jean Goujon, peint par Raphaël. – Saint Georges, sur la tête duquel deux anges posent un morion germanique, enfonce un grand coup de lance dans la gueule du dragon qui se tord sur une plinthe composée de végétaux hideux.

Le portail de gauche est un beau poëme roman. Sous l'archivolte, les quatre évangélistes; à droite et à gauche, toutes les œuvres de charité figurées dans de petites stalles superposées, encadrées de deux piliers et surmontées d'une architrave. Cela fait deux espèces de pilastres, au sommet desquels un ange glorificateur embouche la trompette. Le poëme se termine par une ode.

Une rosace byzantine complète ce portail; et, par un beau soleil, c'est un tableau charmant dans une bordure superbe.

Le portail de droite est moins curieux, mais il communique avec un noble cloître du quinzième siècle, pavé, lambrissé et plafonné de pierres sépulcrales, qui a quelque analogie avec l'admirable cloître de Saint-Wandrille, si stupidement détruit par je ne sais quel manufacturier inepte. Les tombeaux pendent et se dressent de toutes parts sous les ogives à meneaux flamboyants; ce sont des lames ouvragées, celles-ci en pierres, d'autres en marbre, quelques-unes en cuivre; elles tombent en ruine; la mousse mange le granit, l'oxyde mange le bronze. C'est, du reste, une confusion de tous les styles depuis cinq cents ans, qui fait voir l'écroulement de l'architecture. Toutes les formes mortes de ce grand art sont là, pêle-mêle, se heurtant par les angles, démolies l'une par l'autre, comme ensevelies dans ces tombes: l'ogive et le plein cintre, l'arc surbaissé de Charles-Quint, le fronton échancré de Henri III, la colonne torse de Louis XIII, la chicorée de Louis XV. Toutes ces fantaisies successives de la pensée humaine, accrochées au mur comme des tableaux dans un salon, encadrent des épitaphes. Une idée unique est au centre de ces créations éblouissantes de l'art, – la mort. La végétation variée et vivante de l'architecture fleurit autour de cette idée.

Au centre du cloître, il y a une petite cour carrée pleine de cette belle herbe épaisse qui pousse sur les morts.

Dans l'intérieur de l'église, outre les tombes dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, j'ai trouvé des stalles en menuiserie du quinzième et du seizième siècle. Ces petits édifices en bois ciselé sont pour moi des livres très-amusants à lire; chaque stalle est un chapitre. La grande boiserie d'Amiens est l'iliade de ces épopées.

La chaire, qui est du quinzième siècle, sort du pavé comme une grosse tulipe de pierre, enchevêtrée sous un réseau d'inextricables nervures. Ils ont mis à cette belle fleur une coiffe absurde, comme à Freiburg. – En général, le calvinisme, sans mauvaise intention d'ailleurs, a malmené cette pauvre église; il l'a badigeonnée, il a blanchi les fenêtres, il a masqué d'une balustrade à mollets le bel ordre roman des hautes travées de la nef, et puis il a répandu sous cette belle voûte catholique je ne sais quelle atmosphère puritaine qui ennuie. La vieille cathédrale du prince-évêque de Bâle, lequel portait d'argent à la crosse de sable, n'est plus qu'une chambre protestante.

Pourtant le méthodisme a respecté les chapiteaux romans du chœur, qui sont des plus mystérieux et des plus remarquables; il a respecté la crypte placée sous l'autel, où il y a des piliers du douzième siècle et des peintures du treizième. Quelques monstres romans, d'une difformité chimérique, arrachés de je ne sais quelle église ancienne disparue, gisent là, sur le sombre pavé de cette crypte, comme des dogues endormis. Ils sont si effrayants qu'on marche auprès d'eux dans l'ombre avec quelque peur de les réveiller.

La vieille femme qui me conduisait m'a offert de me montrer les archives de la cathédrale, j'ai accepté. Voici ce que c'est que ces archives: un immense coffre en bois sculpté du quinzième siècle, magnifique, mais vide. – Quand on entre dans la chambre des archives, on entend un bâillement effroyable; c'est le grand coffre qui s'ouvre. – Je reprends. Une vaste armoire du même temps, à mille tiroirs. J'ai ouvert quelques-uns de ces tiroirs; ils sont vides. Dans un ou deux j'ai trouvé de petites gravures représentant Zurich, Berne ou le mont Rigi; dans le plus grand il y a une image de quelques hommes accroupis autour d'un feu; en bas de cette image, qui est du goût le plus suisse, j'ai lu cette inscription: Bivoic des Bohémiens. Ajoutez à cela quelques vieilles bombes en fer posées sur l'appui d'une fenêtre, une masse d'armes, deux épieux de paysan suisse qui ont peut-être martelé Charles le Téméraire sous leurs quatre rangées de clous disposées en mâchoires de requin, de médiocres reproductions en cire de la Danse macabre de Jean Klauber, détruite en 1805 avec le cimetière des Dominicains; une table chargée de fossiles de la forêt Noire; deux briques-faïences assez curieuses du seizième siècle; un almanach de Liége pour 1837, et vous aurez les archives de la cathédrale de Bâle. On arrive à ces archives par une belle grille noire, touffue, tordue, et savamment brouillée, qui a quatre cents ans. Des oiseaux et des chimères sont perchés çà et là dans ce sombre feuillage de fer.

Du haut des clochers la vue est admirable. J'avais sous mes pieds, à une profondeur de trois cent cinquante pieds, le Rhin large et vert; autour de moi le grand Bâle, devant moi le petit Bâle: car le Rhin a fait de la ville deux morceaux; et, comme dans toutes les villes que coupe une rivière, un côté s'est développé aux dépens de l'autre. A Paris c'est la rive droite, à Bâle c'est la rive gauche. Les deux Bâle communiquent par un long pont de bois, souvent rudoyé par le Rhin, qui n'a plus de piles de pierre que d'un seul côté, et au centre duquel se découpe une jolie tourelle-guérite du quinzième siècle. Les deux villes font au Rhin des deux côtés une broderie ravissante de pignons taillés, de façades gothiques, de toits à girouettes, de tourelles et de tours. Cet ourlet d'anciennes maisons se répète sur le Rhin et s'y renverse. Le pont reflété prend l'aspect étrange d'une grande échelle couchée d'une rive à l'autre. Des bouquets d'arbres et une foule de jardins suspendus aux devantures des maisons se mêlent aux zigzags de toutes ces vieilles architectures. Les croupes des églises, les tours des enceintes fortifiées, font de gros nœuds sombres auxquels se rattachent de temps en temps les lignes capricieuses qui courent en tumulte des clochers aux pignons, des pignons aux lucarnes. Tout cela rit, chante, parle, jase, jaillit, rampe, coule, marche, danse, brille au milieu d'une haute clôture de montagnes qui ne s'ouvre à l'horizon que pour laisser passer le Rhin.

Je suis redescendu dans la ville, qui abonde en fantaisies exquises, en portes bien imaginées, en ferrures extravagantes, en constructions curieuses de toutes les époques. Il y a, entre autres, un grand logis qui sert aujourd'hui de hangar à un roulage, et qui a à toutes les baies, guichets, portes, fenêtres, des nœuds gordiens de nervures, souvent tranchés par l'architecte et les plus bizarres du monde. Je n'ai rien rencontré de pareil nulle part. La pierre est là tordue et tricotée comme de l'osier. Vous pouvez voir des anses de panier en Normandie; mais, pour voir le panier tout entier, il faut venir à Bâle. Près de ce roulage, j'ai visité l'ancienne maison des armuriers, bel édifice du seizième siècle, avec des peintures en plein air sur la devanture, dans lesquelles Vénus et la Vierge sont fort accortement mêlées.

L'hôtel de ville est du même temps. La façade, surmontée d'un homme d'armes empanaché, qui porte l'écu de la ville, serait belle si elle n'était badigeonnée (en rouge toujours!) et, qui plus est, ornée d'affreux personnages peints accoudés à un balcon figuré qui est dans le style gothique de 1810. La cour intérieure a subi le même tatouage. Le grand escalier aboutit à deux statues: l'une, qui est en bas, est un fort beau guerrier de la renaissance qui a la prétention de représenter le consul romain Munatius Plancus; l'autre, qui est en haut, au coin de l'imposte d'une porte surbaissée, est un valet de ville qui tient une lettre à la main; il est peint, vêtu mi-partie de noir et de blanc, qui est le blason de la ville, et la lettre, bien pliée, a un cachet rouge. Ce valet de ville gothique a surnagé sur toutes les révolutions de l'Europe. Je l'avais rencontré le matin même près de l'hôtel des Trois-Rois, allant par la ville, bien portant et bien vivant, précédé de son homme d'armes portant une épée; ce qui faisait beaucoup rire quelques commis-marchands, lesquels lisaient le Constitutionnel à la porte d'un estaminet.

Une fraîche servante est sortie tout à coup de la porte surbaissée; elle m'a adressé quelques paroles en allemand, et, comme je ne la comprenais pas, je l'ai suivie. Bien m'en a pris. La bonne fille m'a introduit dans une chambre où il y a un escalier à vis des plus exquis, puis dans une salle toute en chêne poli, avec de beaux vitraux aux croisées et une superbe porte de la renaissance à la place où nous mettons d'ordinaire la cheminée: ici, comme en Alsace, comme en Allemagne, il n'y a pas de cheminées, il y a des poêles. Voyant toutes ces merveilles, j'ai donné à la gracieuse fille une belle pièce d'argent de France qui l'a fait sourire.

Sur l'escalier de cet hôtel de ville il y a une curieuse fresque du Jugement dernier, qui est du seizième siècle.

Je n'aurais pas quitté Bâle sans visiter la Bibliothèque. Je savais que Bâle est pour les Holbein ce que Francfort est pour les Albert Durer. A la Bibliothèque, en effet, c'est un nid, un tas, un encombrement; de quelque côté qu'on se tourne, tout est Holbein. Il y a Luther, il y a Erasme, il y a Mélanchthon, il y a Catherine de Bora, il y a Holbein lui-même; il y a la femme de Holbein, belle femme d'une quarantaine d'années, encore charmante, qui a pleuré et qui rêve entre ses deux enfants pensifs, qui vous regarde comme une femme qui a souffert et qui pourtant vous donne envie de baiser son beau cou. Il y a aussi Thomas Morus avec toute sa famille, avec son père et ses enfants, avec son singe, car le grave chancelier aimait les singes. Et puis il y a deux Passions, l'une peinte, l'autre dessinée à la plume; deux Christ morts, admirables cadavres qui font tressaillir. Tout cela est de Holbein; tout cela est divin de réalité, de poésie et d'invention. J'ai toujours aimé Holbein; je trouve dans sa peinture les deux choses qui me touchent, la tristesse et la douceur.

Outre les tableaux, la Bibliothèque a des meubles; force bronzes romains trouvés à Augst, un coffre chinois, une tapisserie-portière de Venise, une prodigieuse armoire du seizième siècle (dont on a déjà offert douze mille francs, me disait mon guide), et enfin la table de la Diète des treize cantons. C'est une magnifique table du seizième siècle, portée par des guivres, des lions et des satyres qui soutiennent le blason de Bâle, ciselée aux armes des cantons, incrustée d'étain, de nacre et d'ivoire; table autour de laquelle méditaient ces avoyers et ces landammans redoutés des empereurs; table qui faisait lire à ces gouverneurs d'hommes cette solennelle inscription: Supra naturam præsto est Deus. – Elle est, du reste, en mauvais état. La bibliothèque de Bâle est assez mal tenue; les objets y sont rangés comme des écailles d'huîtres. J'ai vu sur un bahut un petit tableau de Rubens qui est posé debout contre une pile de bouquins, et qui a déjà dû tomber bien des fois, car le cadre est tout brisé. – Vous voyez qu'il y a un peu de tout dans cette bibliothèque, des tableaux, des meubles, des étoffes rares; il y a aussi quelques livres.

Mon ami, j'arrête ici cette lettre, griffonnée, comme vous le pouvez voir, sur je ne sais quel papyrus égyptien plus poreux et plus altéré qu'une éponge. Voici un supplice que j'enregistre parmi ceux que je ne souhaite pas à mes pires ennemis: écrire avec une plume qui crache sur du papier qui boit.

LETTRE XXXIV
ZURICH

L'auteur entend un tapage nocturne, se penche et reconnaît que c'est une révolution. – Sérénité de la nuit. – Vénus. – Choses violentes mêlées aux petites choses. – Enceinte murale de Bâle. – Quel succès les Bâlois obtiennent dans le redoutable fossé de leur ville. – Familiarités hardies de l'auteur avec une gargouille. – Les portes de Bâle. – L'armée de Bâle. – Une fontaine en mauvais lieu. – Route de Bâle à Zurich. – Creuzach. – Augst. – L'Ergolz. – Warmbach. – Rhinfelden. – Une fontaine en bon lieu. – L'auteur prend place parmi les chimistes.

9 septembre.

Je suis à Zurich. Quatre heures du matin viennent de sonner au beffroi de la ville avec accompagnement de trompettes. J'ai cru entendre la diane, j'ai ouvert ma fenêtre. Il fait nuit noire et personne ne dort. La ville de Zurich bourdonne comme une ruche irritée. Les ponts de bois tremblent sous le pas mesuré des bataillons qui passent confusément dans l'ombre. On entend le tambour dans les collines. Des marseillaises alpestres se chantent devant les tavernes allumées au coin des rues. Des bisets zurichois font l'exercice dans une petite place voisine de l'hôtel de l'Epée, que j'habite, et j'entends les commandements en français: Portez arme! Arme bras! De la chambre à côté de la mienne, une jeune fille leur répond par un chant tendre, héroïque et monotone, dont l'air m'explique les paroles. Il y a une lucarne éclairée dans le beffroi et une autre dans les hautes flèches de la cathédrale. La lueur de ma chandelle illumine vaguement un grand drapeau blanc étoilé de zones bleues, qui est accroché au quai. On entend des éclats de rire, des cris, des bruits de portes qui se ferment, des cliquetis bizarres. Des ombres passent et repassent partout. Une joyeuse rumeur de guerre tient ce petit peuple éveillé. Cependant, sous le reflet des étoiles, le lac vient majestueusement murmurer jusqu'auprès de ma fenêtre toutes ces paroles de tranquillité, d'indulgence et de paix que la nature dit à l'homme. Je regarde se décomposer et se recomposer sur les vagues les sombres moires de la nuit. Un coq chante, et là-haut, à ma gauche, au-dessus de la cathédrale, entre les deux clochers noirs, Vénus étincelle comme la pointe d'une lance entre deux créneaux.

C'est qu'il y a une révolution à Zurich. Les petites villes veulent faire comme les grandes. Tout marquis veut avoir un page. Zurich vient de tuer son bourgmestre et de changer son gouvernement.

Moi, puisqu'ils m'ont éveillé, je profite de cela pour vous écrire, mon ami. Voilà ce que vous gagnerez à cette révolution.

Le jour se levait hier matin quand j'ai quitté Bâle. La route qui mène à Zurich côtoie pendant un demi-quart de lieue les vieilles tours de la ville. Je ne vous ai pas parlé des tours de Bâle; elles sont pourtant remarquables, toutes de formes et de hauteurs différentes, séparées les unes des autres par une enceinte crénelée appuyée sur un fossé formidable où la ville de Bâle cultive avec succès les pommes de terre. Du temps des arcs et des flèches, cette enceinte était une forteresse redoutable; maintenant ce n'est plus qu'une chemise.

Les entrées de la ville sont encore ornées de ces belles herses du quatorzième siècle, dont les dents crochues garnissent le haut des portes, si bien qu'en sortant d'une tour on croit sortir de la gueule d'un monstre. A propos, avant-hier, au plus haut de la flèche de Bâle, il y avait une gargouille qui me regardait fixement; je me suis penché, je lui ai mis résolûment la main dans la gueule, il n'en a été que cela. Vous pouvez conter la chose aux gens qui s'émerveillent de Van-Amburgh.

Presque toutes les entrées du grand Bâle sont des portes-forteresses d'un beau caractère, surtout celle qui mène au polygone, fier donjon à toit aigu, flanqué de deux tourelles, orné de statues comme la porte de Vincennes et l'ancienne porte du vieux Louvre. Il va sans dire qu'on l'a ratissé, raboté, mastiqué et badigeonné (en rouge). Deux archers sculptés dans les créneaux sont curieux. Ils appuient contre le mur leurs souliers à la poulaine et semblent soutenir avec d'énormes efforts les armes de la ville, tant elles sont lourdes à porter. En ce moment passait sous la porte un peloton d'environ deux cents hommes qui revenaient du polygone avec un canon. Je crois que c'est l'armée de Bâle.

Près de cette porte est une délicieuse fontaine de la renaissance qui est couverte de canons, de mortiers et de piles de boulets sculptés autour de son bassin, et qui jette son eau avec le gazouillement d'un oiseau. Cette pauvre fontaine est honteusement mutilée et dégradée; la colonne centrale était chargée de figures exquises dont il ne reste plus que les torses, et, par-ci, par-là, un bras ou une jambe. Pauvre chef-d'œuvre violé par tous les soudards de l'arsenal! – Mais je reprends la route de Bâle à Zurich.

Pendant quatre heures, jusqu'à Rhinfelden, elle côtoie le Rhin dans une vallée ravissante où pleuvaient, du haut des nuages, toutes les lueurs humides du matin. On laisse à gauche Creuzach, dont la haute tour, tachée d'un cadran blanc, s'aperçoit des clochers de Bâle; puis on traverse Augst. Augst, voilà un nom bien barbare. Eh bien, ce nom, c'est Augusta. Augst est une ville romaine, la capitale des Rauraques, l'ancienne Raurica, l'ancienne Augusta Rauracorum, fondée par le consul Munatius Plancus, auquel les Bâlois ont érigé une statue dans leur hôtel de ville, avec épitaphe rédigée par un brave pédant qui s'appelait Beatus Rhenanus. Voilà une bien grosse gloire, disais-je, et une bien petite ville. En effet, l'Augusta Rauracorum n'est plus maintenant qu'un adorable décor pour un vaudeville suisse. Un groupe de cabanes pittoresques, posé sur un rocher, rattaché par deux vieilles portes-forteresses; deux ponts moisis, sous lesquels galope un joli torrent, l'Ergolz, qui descend de la montagne en écartant les branches des arbres; un bruit de roues de moulins, des balcons de bois égayés de vignes, un vieux cimetière où j'ai remarqué en passant une tombe étrange du quatrième siècle et qui a l'air de s'écrouler dans le Rhin, auquel il est adossé; voilà Augst, voilà Raurica, voilà Augusta. Le sol est bouleversé par les fouilles. On en tire un tas de petites statuettes de bronze dont la bibliothèque de Bâle se fait un petit dunkerque.

Une demi-heure plus loin, sur l'autre rive du Rhin, ce joli ruban de vieilles maisons de bois, coupé par une cascade, c'est Warmbach. Et puis, après une demi-lieue d'arbres, de ravins et de prairies, le Rhin s'ouvre; au milieu de l'eau s'accroupit un gros rocher couvert de ruines et rattaché aux deux rives par un pont couvert, bâti en bois, d'un aspect singulier. Une petite ville gothique, hérissée de tours, de créneaux et de clochers, descend en désordre vers ce pont: c'est Rhinfelden, une cité militaire et religieuse, une des quatre villes forestières, un lieu célèbre et charmant. Cette ruine au milieu du Rhin, c'est l'ancien château, qu'on appelle la Pierre-de-Rhinfelden. Sous ce pont de bois qui n'a qu'une arche, au delà du rocher, du côté opposé à la ville, le Rhin n'est plus un fleuve, c'est un gouffre. Force bateaux s'y perdent tous les jours. – Je me suis arrêté un grand quart d'heure à Rhinfelden. Les enseignes des auberges pendent à d'énormes branches de fer touffues, les plus amusantes du monde. La grande rue est réjouie par une belle fontaine dont la colonne porte un noble homme d'armes qui porte lui-même les armes de la ville de son bras élevé fièrement au-dessus de sa tête.

Après Rhinfelden jusqu'à Bruck, le paysage reste charmant, mais l'antiquaire n'a rien à regarder, à moins qu'il ne soit comme moi plutôt curieux qu'archéologue, plutôt flâneur de grandes routes que voyageur. Je suis un grand regardeur de toutes choses, rien de plus; mais je crois avoir raison; toute chose contient une pensée; je tâche d'extraire la pensée de la chose. C'est une chimie comme une autre.

LETTRE XXXV
ZURICH

Paysages. – Tableaux flamands en Suisse. – La vache. – Le cheval qui ne se cabre jamais. – Le rustre qui se comporte avec le beau sexe comme s'il était élève de Buckingham. – La ruche et la cabane. – Microcosme. – Le grand dans le petit. – Sekingen. – La vallée de l'Aar. – Quelle ruine fameuse la domine. – Brugg. – L'auteur, après une longue et patiente étude, donne une foule de détails scientifiques et importants touchant la tête de Hun qui est sculptée dans la muraille de Brugg. – Costumes et coutumes. – Les femmes et les hommes à Brugg. – Chose qui se comprend partout, excepté à Brugg. – L'auteur décrit, dans l'intérêt de l'art, une coiffure qui est à toutes les coiffures connues ce que l'ordre composite est aux quatre ordres réguliers. – Danger de mal prononcer le premier mot d'une proclamation. – Baden. – La Limmat. – Fontaine qui ressemble à une arabesque dessinée par Raphaël. —Aquæ verbigenæ.– Soleil couchant. – Paysage. – Sombre vision et sombre souvenir. – Les villages. – Théorie de la chaumière zuriquoise. – Le voyageur s'endort dans sa voiture. – Où et comment il se réveille. – Une crypte comme il n'en a jamais vu. – Zurich au grand jour. – L'auteur dit beaucoup de mal de la ville et beaucoup de bien du lac. – La gondole-fiacre. – L'auteur s'explique l'émeute de Zurich. – Le fond du lac – A qui la ville de Zurich doit beaucoup plaire. – Qu'est devenue la tour de Wellemberg? – L'auteur cherche à nuire à l'hôtel de l'Epée, par la raison qu'il y a été fort mal. – Un vers de Ronsard dont l'hôtelier pourrait faire son enseigne. – Etymologie, archéologie, topographie, érudition, citation et économie politique en huit lignes. – Où l'auteur prouve qu'il a les bras longs.

Septembre.

Quand on voyage en plaine, l'intérêt du voyage est au bord de la route, quand on parcourt un pays de montagnes, il est à l'horizon. Moi, – même avec cette admirable ligne du Jura sous les yeux, – je veux tout voir, et je regarde autant le bord du chemin que le bord du ciel. C'est que le bord de la route est admirable dans cette saison et dans ce pays. Les prés sont piqués de fleurs bleues, blanches, jaunes, violettes, comme au printemps; de magnifiques ronces égratignent au passage la caisse de la voiture; çà et là des talus à pic imitent la forme des montagnes, et des filets d'eau gros comme le pouce parodient les torrents; partout les araignées d'automne ont tendu leurs hamacs sur les mille pointes des buissons: la rosée s'y roule en grosses perles.

Et puis ce sont des scènes domestiques où se révèlent les originalités locales. Près du Rhinfelden, trois hommes ferraient une vache qui avait l'air très-bête, empêchée et prise dans le travail. A Augst, un pauvre arbre difforme, appuyé sur fourche, servait de cheval aux petits garçons du village, gamins qui ont Rome pour aïeule. Près de la porte de Bâle, un homme battait sa femme, ce que les paysans font comme les rois. Buckingham ne disait-il pas à madame de Chevreuse qu'il avait aimé trois reines, et qu'il avait été obligé de les gourmer toutes les trois? A cent pas de Frick je voyais une ruche posée sur une planche au-dessus de la porte d'une cabane. Les laboureurs entraient et sortaient par la porte de la cabane, les abeilles entraient et sortaient par la porte de la ruche; hommes et mouches faisaient le travail du bon Dieu.

Tout cela m'amuse et me ravit. A Freiburg, j'ai oublié longtemps l'immense paysage que j'avais sous les yeux pour le carré de gazon dans lequel j'étais assis. C'était sur une petite bosse sauvage de la colline. Là aussi il y avait un monde. Les scarabées marchaient lentement sous les fibres profondes de la végétation; des fleurs de ciguë en parasol imitaient les pins d'Italie; une longue feuille, pareille à une cosse de haricots entr'ouverte, laissait voir de belles gouttes de pluie comme un collier de diamants dans un écrin de satin vert; un pauvre bourdon mouillé, en velours jaune et noir, remontait péniblement le long d'une branche épineuse; des nuées épaisses de moucherons lui cachaient le jour; une clochette bleue tremblait au vent, et toute une nation de pucerons s'était abritée sous cette énorme tente; près d'une flaque d'eau qui n'eût pas rempli une cuvette, je voyais sortir de la vase et se tordre vers le ciel, en aspirant l'air, un ver de terre semblable aux pythons antédiluviens, et qui a peut-être aussi, lui, dans l'univers microscopique, son Hercule pour le tuer et son Cuvier pour le décrire. En somme, cet univers-là est aussi grand que l'autre. Je me supposais Micromégas; mes scarabées étaient des megatheriums giganteums, mon bourdon était un éléphant ailé, mes moucherons étaient des aigles, ma cuvette d'eau était un lac, et ces trois touffes d'herbe haute étaient une forêt vierge. – Vous me reconnaissez là, n'est-ce pas, ami? – A Rhinfelden, les exubérantes enseignes d'auberge m'ont occupé comme des cathédrales; et j'ai l'esprit fait ainsi, qu'à de certains moments un étang de village, clair comme un miroir d'acier, entouré de chaumières et traversé par une flottille de canards, me régale autant que le lac de Genève.

A Rhinfelden on quitte le Rhin et on ne le revoit plus qu'un instant à Sekingen: laide église, pont de bois couvert, ville insignifiante au fond d'une délicieuse vallée. Puis la route court, à travers de joyeux villages, sur un large et haut plateau autour duquel on voit bondir au loin le troupeau monstrueux des montagnes.

Tout à coup on rencontre un bouquet d'arbres près d'une auberge, on entend le bruit de la roue qui s'enraye, et la route plonge dans l'éblouissante vallée de l'Aar.

L'œil se jette d'abord au fond du ciel et y trouve, pour ligne extrême, des crêtes rudes, abruptes et rugueuses, que je crois être les cimes Grises; puis il va au bas de la vallée chercher Brugg, belle petite ville roulée et serrée dans une ligature pittoresque de murs et de créneaux, avec pont sur l'Aar; puis il remonte le long d'une sombre ampoule boisée et s'arrête à une haute ruine. Cette ruine, c'est le château de Habsburg, le berceau de la maison d'Autriche. J'ai regardé longtemps cette tour d'où s'est envolée l'aigle à deux têtes.

L'Aar, obstrué de rochers, déchire en caps et en promontoires le fond de la vallée. Ce beau paysage est un des grands lieux de l'histoire. Rome s'y est battue, la fortune de Vitellius y a écrasé celle de Galba, l'Autriche y est née. De ce donjon croulant, bâti au onzième siècle par un simple gentilhomme d'Alsace appelé Radbot, découle sur toute l'histoire de l'Europe moderne le fleuve immense des archiducs et des empereurs.

Au nord, la vallée se perd dans une brume. Là est le confluent de l'Aar, de la Reuss et de la Limmat. La Limmat vient du lac de Zurich et apporte les fontes du mont Todi; l'Aar vient des lacs de Thun et de Brienz, et apporte les cascades du Grimsell; la Reuss vient du lac des Quatre-Cantons, et apporte les torrents du Rigi, du Windgalle et du mont Pilate. Le Rhin porte tout cela à l'Océan.

Tout ce que je viens de vous écrire, ces trois rivières, cette ruine et la forme magnifique des blocs que ronge l'Aar, emplissaient ma rêverie pendant que la voiture descendait au galop vers Brugg. Tout à coup j'ai été réveillé par la manière charmante dont se compose la ville quand on en approche. C'est un des plus ravissants tohu-bohu de toits, de tours et de clochers que j'aie encore vus. Je m'étais toujours promis, si jamais j'allais à Brugg, de faire grande attention à un très-ancien bas-relief incrusté dans la muraille près du pont, qui, dit-on, représente une tête de Hun. Comme c'était dimanche, le pont était couvert d'un tas de jolies filles curieuses, souriantes, dans leurs plus beaux atours, si bien que j'ai oublié la tête du Hun.

Quand je m'en suis souvenu, la ville était à une lieue derrière moi.

Avec leur cocarde de rubans sur le front, moins exagérée qu'à Freiburg, leur cuirasse de velours noir traversée de chaînes d'argent et de rangées de boutons, leur cravate de velours à coins brodés d'or serrée au cou comme le gorgeret de fer des chevaliers, leur jupe brune à plis épais et leur mine éveillée, les femmes de Brugg paraissent toutes jolies; beaucoup le sont. Les hommes sont habillés comme nos maçons endimanchés et sont affreux. Je comprends qu'il y ait des amoureux à Brugg; je ne conçois pas qu'il y ait des amoureuses.

La ville, propre, saine, heureuse d'aspect, faite de jolies maisons presque toutes ouvragées, n'est pas moins appétissante au dedans qu'au dehors. Une chose singulière, c'est que les deux sexes, dans leurs réunions du dimanche, y jouent le jeu d'Alphée et d'Aréthuse. Quand j'ai traversé la ville, j'ai vu toutes les femmes à la porte du Pont, et tous les hommes à l'autre bout de la grande rue, à la porte de Zurich. Dans les champs, les sexes ne se mêlent pas davantage; on rencontre un groupe d'hommes, puis un groupe de femmes; cet usage, que les enfants eux-mêmes subissent, est propre à tout le canton et va jusqu'à Zurich. C'est une chose étrange, et, comme beaucoup de choses étranges, c'est une chose sage. Dans ce pays de séve et de beauté, de nature exubérante et de costumes exquis, la nature tend à rendre l'homme entreprenant, le costume rend la femme coquette; la coutume intervient, sépare les sexes et pose une barrière.

Cette vallée, du reste, n'est pas seulement un confluent de rivières, c'est aussi un confluent de costumes. On passe la Reuss, la cuirasse de velours noir devient un corselet de damas à fleurs, au beau milieu duquel elles cousent un large galon d'or. On passe la Limmat, la jupe brune devient une jupe rouge avec un tablier de mousseline brodée. Toutes les coiffures se mêlent également; en dix minutes on rencontre de belles filles avec de grands peignes exorbitants comme à Lima, avec des chapeaux de paille noire à haute forme comme à Florence, avec une dentelle comme à Madrid. Toutes ont un bouquet de fleurs naturelles au côté. Raffinement.

La variété des coiffures est telle, que je m'attendais à tout. Après le pont de la Reuss, il y a une petite côte. Je la montais à pied. Je vois venir à moi une vieille femme coiffée d'une espèce de vaste sombrero espagnol en cuir noir, dans l'ornement duquel entraient pour couronnement une paire de bottes et un parapluie. J'allais enregistrer cette coiffure bizarre, quand je me suis aperçu que cette bonne femme portait tout simplement sur sa tête la valise d'un voyageur. Le voyageur suivait à quelques pas; brave homme, qui se piquait probablement de parler français, et qui m'a accosté pour me raconter la révolution de Zurich. Tout ce que j'ai pu comprendre, à travers force baragouin, c'est qu'il y avait eu une proclamation du bourgmestre, et que cette proclamation commençait ainsi: Braves Iroquois!– Je présume que le digne homme voulait dire: Braves Zuriquois.

La vallée de l'Aar a deux bracelets charmants: Brugg qui l'ouvre, Baden qui la ferme. Baden est sur la Limmat. On suit depuis une demi-heure le bord de la Limmat, qui fait un tapage horrible au fond d'un charmant ravin dont tous les éboulements sont plantés de vignes. Tout à coup une porte-donjon à quatre tourelles barre la route; au-dessous de cette porte se précipitent pêle-mêle dans le ravin des maisons de bois dont les mansardes semblent se cahoter; au-dessus, parmi les arbres, se dresse un vieux château ruiné dont les créneaux font une crête de coq à la montagne. Tout au fond, sous un pont couvert, la Limmat passe en toute hâte sur un lit de rochers qui donne aux vagues une forme violente. Et puis on aperçoit un clocher à tuiles de couleur qui semble revêtu d'une peau de serpent. C'est Baden.

Il y a de tout à Baden: des ruines gothiques, des ruines romaines, des eaux thermales, une statue d'Isis, des fouilles où l'on trouve force dés à jouer, un hôtel de ville où le prince Eugène et le maréchal de Villars ont échangé des signatures, etc. Comme je voulais arriver à Zurich avant la nuit, je me suis contenté de regarder sur la place, pendant qu'on changeait de chevaux, une charmante fontaine de la renaissance surmontée, comme celle de Rhinfelden, d'une hautaine et sévère figure de soldat. L'eau jaillit par la gueule d'une effrayante guivre de bronze qui roule sa queue dans les ferrures de la fontaine. Deux pigeons familiers s'étaient perchés sur cette guivre, et l'un d'eux buvait en trempant son bec dans le filet d'eau arrondi qui tombait du robinet dans la vasque, fin comme un cheveu d'argent.

Les Romains appelaient les eaux thermales de Baden les eaux bavardes, «aquæ verbigenæ.» – Quand je vous écris, mon ami, il me semble que j'ai bu de cette eau.

Le soleil baissait, les montagnes grandissaient, les chevaux galopaient sur une route excellente en sens inverse de la Limmat; nous traversions une région toute sauvage; sous nos pieds il y avait un couvent blanc à clocher rouge, semblable à un jouet d'enfant; devant nos yeux, une montagne à forme de colline, mais si haute qu'une forêt y semblait une bruyère; dans le jardin sévère du couvent, un moine blanc se promenait causant avec un moine noir; par-dessus la montagne, une vieille tour montrait à demi sa face rougie par le soleil horizontal. Qu'était cette masure? Je ne sais. Conrad de Tagerfelden, un des meurtriers de l'empereur Albert, avait son château dans cette solitude. – En était-ce la ruine? – Moi, je ne suis qu'un passant et j'ignore tout, j'ai laissé leur secret à ces lieux sinistres; mais je ne pouvais m'empêcher de songer vaguement au sombre attentat de 1308 et à la vengeance d'Agnès, pendant que cette tour sanglante, cachée peu à peu par les plis du terrain, rentrait lentement dans la montagne.

La route a tourné; une crevasse inattendue a laissé passer un immense rayon du couchant; les villages, les fumées, les troupeaux et les hommes ont reparu, et la belle vallée de la Limmat s'est remise à sourire. Les villages sont vraiment remarquables dans ce canton de Zurich. Ce sont de magnifiques chaumières composées de trois compartiments. A un bout la maison des hommes, en bois et en maçonnerie, avec ses trois étages de fenêtres croisées basses, à petits vitraux ronds; à l'autre bout, la maison des bêtes, étable et écurie, en planches; au centre, le logis des chariots et des ustensiles, fermé par une grande porte cochère. Dans le faîtage, qui est énorme, la grange et le grenier. Trois maisons sous un toit. Trois têtes sous un bonnet. Voilà la chaumière zuriquoise. Comme vous voyez, c'est un palais.

La nuit était tout à fait tombée, je m'étais tout platement endormi dans la voiture, quand un bruit de planches sous le piétinement des chevaux m'a réveillé. J'ai ouvert les yeux. J'étais dans une espèce de caverne en charpente de l'aspect le plus singulier. Au-dessus de moi, de grosses poutres courbées en cintres surbaissés et arc-boutées d'une manière inextricable portaient une voûte de ténèbres; à droite et à gauche, de basses arcades faites de solives trapues me laissaient entrevoir deux galeries obscures et étroites, percées çà et là de trous carrés par lesquels m'arrivaient la brise de la nuit et le bruit d'une rivière. Tout au fond, à l'extrémité de cette étrange crypte, je voyais briller vaguement des baïonnettes. La voiture roulait lentement sur un plancher des fentes duquel sortait une rumeur assourdissante. Une torche éloignée, qui tremblait au vent, jetait des clartés mêlées d'ombres sur ces massives arches de bois. J'étais dans le pont couvert de Zurich. Des patrouilles bivaquaient à l'entour. Rien ne peut donner une idée de ce pont, vu ainsi et à cette heure. Figurez-vous la forêt d'une cathédrale posée en travers sur un fleuve et s'ébranlant sous les roues d'une diligence.

Pendant que je vous écris tout ce fatras, le jour a paru. Je suis un peu désappointé. Zurich perd au grand jour; je regrette les vagues profils de la nuit. Les clochers de la cathédrale sont d'ignobles poivrières. Presque toutes les façades sont ratissées et blanchies au lait de chaux. J'ai à ma gauche une espèce d'hôtel Guénégaud. Mais le lac est beau; mais, là-bas, la barrière des Alpes est admirable. Elle corrige ce que le lac, bordé de maisons blanches et de cultures vertes, a peut-être d'un peu trop riant pour moi. Les montagnes me font toujours l'effet de tombes immenses; les basses ont un noir suaire de mélèzes, les hautes ont un blanc linceul de neige.

Quatre heures après midi.

Je viens de faire une promenade sur le lac dans une façon de petite gondole à trente sous par heure, comme un fiacre. J'ai jeté généreusement trois francs dans le lac de Zurich; je les regrette un peu. C'est beau, mais c'est bien aimable. Ils ont un New-Munster qu'ils vous montrent avec orgueil et qui ressemble à l'église de Pantin. Les sénateurs zuriquois habitent des villas de plâtre, lesquelles ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu me pardonne! j'ai vu passer un omnibus comme à Passy. Je ne m'étonne plus si ces gaillards-là font des révolutions.

Heureusement l'eau bleue du lac est transparente. Je voyais dans les profondeurs vitreuses des montagnes au fond du lac et des forêts sur ces montagnes. Des rochers et des algues me figuraient assez bien la terre noyée par le déluge, et, en me penchant sur le bord de mon fiacre à deux rames, j'avais les émotions de Noé quand il se mettait à la fenêtre de l'arche. De temps en temps je voyais passer de gros poissons zébrés de rubans noirs comme des tigres. J'ai sauvé du bout de ma canne deux ou trois mouches qui se noyaient.

La ville doit beaucoup plaire aux personnes qui adorent la façade du séminaire de Saint-Sulpice. On y bâtit en ce moment des édifices superbes, dont l'architecture rappelle la Madeleine et le corps de garde du boulevard du Temple. Quant à moi, en mettant à part le portail roman de la cathédrale, quelques vieilles maisons perdues et comme noyées dans les neuves, deux aiguilles d'église et trois ou quatre tours d'enceinte, dont une, qui est énorme, ressemble au ventre pantagruélique d'un bourgmestre, je ne suis pas digne d'admirer Zurich. J'ai vainement cherché la fameuse tour de Wellemberg, qui était au milieu de la Limmat, et qui avait servi de prison au comte de Habsbourg et au conseiller Waldman, décapité en 1488. L'aurait-on démolie?

Pendant que je suis en train, pardieu, parlons de l'auberge! A l'hôtel de l'Epée, le voyageur n'est pas écorché; il est savamment disséqué. L'hôtelier vous vend la vue de son lac à raison de huit francs par fenêtre et par jour. La chère que l'on fait à l'hôtel de L'Epée m'a rappelé un vers de Ronsard, qui, à ce qu'il paraît, dînait mal:

La vie est attelée

A deux mauvais chevaux, le boire et le manger.

Nulle part ces deux chevaux ne sont plus mauvais qu'à l'hôtel de l'Epée.

A propos, je ne vous ai pas dit que Zurich s'appelait autrefois Turegum. La Limmat le divise en deux villes, le grand Zurich et le petit Zurich, que réunissent trois beaux ponts, sur lesquels les bourgeois se promènent souvent, dit Georges Bruin de Cologne. La vigne est bien exposée au soleil. Il y a le vin de Zurich et le blé de Zurich.

Je vous embrasse, quoique je sois à treize cent vingt pieds au-dessus de vous.

LETTRE XXXVI
ZURICH

Il pleut. – Description d'une chambre. – Reflet du dehors dans l'intérieur. – Le voyageur prend le parti de fouiller dans les armoires. – Ce qu'il y trouve. —Amours secrètes et Aventures honteuses de Napoléon Buonaparté.– Le livre. – Les estampes. – 1814. – 1840. – Choses curieuses. – Choses sérieuses. – Il pleut.

Septembre,

J'ai quitté l'hôtel de l'Epée. Je suis venu me loger dans la ville, n'importe où. Je n'ai plus la mauvaise auberge, mais je n'ai plus la vue du lac. Il y a des moments où je regrette en bloc le méchant dîner et le magnifique paysage.

Avant-hier, c'était un de ces moments-là. Il pleuvait. J'étais enfermé dans la chambre que j'habite; – une petite chambre triste et froide, ornée d'un lit peint en gris à rideaux blancs, de chaises à dossier en lyre, et d'un papier bleuâtre bariolé de ces dessins sans goût et sans style qu'on retrouve indistinctement sur les robes des femmes mal mises et sur les murs des chambres mal meublées. J'ai ouvert la fenêtre, qui est une de ces hideuses fenêtres d'il y a cinquante ans qu'on appelait fenêtres-guillotines, et je regardais mélancoliquement la pluie tomber. La rue était déserte; toutes les croisées de la maison d'en face étaient fermées; pas un profil aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire comme des châtaignes mûres. La seule chose qui animât le paysage, c'était la gouttière du toit voisin, espèce de gargouille en fer-blanc figurant une tête d'âne à bouche ouverte, d'où la pluie tombait à flots; une pluie jaune et sale, qui venait de laver les tuiles et qui allait laver le pavé. Il est triste qu'une chose prenne la peine de tomber du ciel sans autre résultat que de changer la poussière en boue.

J'étais retenu au gîte; le gîte était médiocrement plaisant. Que faire? La Fontaine a fait le vers de la circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j'étais dans une de ces situations d'âme que vous connaissez sans doute, où l'on n'a aucune raison d'être triste et aucun motif d'être gai; où l'on est également incapable de prendre le parti d'un éclat de rire ou d'un torrent de larmes; où la vie semble parfaitement logique, unie, plane, ennuyeuse et triste; où tout est gris et blafard au dedans comme au dehors. Il faisait en moi le même temps que dans la rue, et, si vous me permettiez la métaphore, je dirais qu'il pleuvait dans mon esprit. Vous le savez, je suis un peu de la nature du lac; je réfléchis l'azur ou la nuée. La pensée que j'ai dans l'âme ressemble au ciel que j'ai sur la tête.

En retournant son œil, – passez-moi encore cette expression, – on voit un paysage en soi. Or, en ce moment-là, le paysage que je pouvais voir en moi ne valait guère mieux que celui que j'avais sous les yeux.

Il y avait deux ou trois armoires dans la chambre. Je les ouvris machinalement, comme si j'avais eu chance d'y trouver quelque trésor. Or, les armoires d'auberges sont toujours vides; une armoire pleine, c'est l'habitation permanente. N'a pas de nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les armoires.

Pourtant, au moment où je refermais la dernière, j'aperçus sur la tablette d'en haut je ne sais quoi qui me parut quelque chose. J'y mis la main. C'était d'abord de la poussière, et puis c'était un livre. Un petit livre carré comme les almanachs de Liége, broché en papier gris, couvert de cendre, oublié là depuis des années. Quelle bonne fortune! Je secoue la poussière, j'ouvre au hasard. C'était en français. Je regarde le titre: —Amours secrètes et Aventures honteuses de Napoléon Buonaparté, avec gravures. – Je regarde les gravures: – Un homme à gros ventre et à profil de polichinelle, avec redingote et petit chapeau, mêlé à toutes sortes de femmes nues. Je regarde la date: – 1814.

J'ai eu la curiosité de lire. O mon ami, que vous dire de cela? Comment vous donner une idée de ce livre imprimé à Paris par quelque libelliste et oublié à Zurich par quelque Autrichien? – Napoléon Buonaparté était laid; ses petits yeux enfoncés, son profil de loup et ses oreilles découvertes lui faisaient une figure atroce. – Il parlait mal; n'avait aucun esprit et aucune présence d'esprit; marchait gauchement; se tenait sans grâce et prenait leçon de Talma chaque fois qu'il fallait «trôner.» – Du reste, sa renommée militaire était fort exagérée; il prodiguait la vie des hommes; il ne remportait des victoires qu'à force de bataillons. (Reprocher les bataillons aux conquérants! ne croiriez-vous pas entendre ces gens qui reprochent les métaphores aux poëtes) – Il a perdu plus de batailles qu'il n'en a gagné. – Ce n'est pas lui qui a gagné la bataille de Marengo, c'est Desaix; ce n'est pas lui qui a gagné la bataille d'Austerlitz, c'est Soult; ce n'est pas lui qui a gagné la bataille de la Moskowa, c'est Ney1. – Ce n'était qu'un capitaine du second ordre, fort inférieur aux généraux du grand siècle, à Turenne, à Condé, à Luxembourg, à Vendôme; et même de nos jours, son «talent militaire» n'était rien, comparé au «génie guerrier» du duc de Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à Brienne. (A Brienne!) – Il avait vices sur vices. – Il mentait comme un laquais. – Il était avare au point de ne donner que dix francs par jour à une femme qu'il entretenait dans une petite rue solitaire du faubourg Saint Marceau (l'auteur dit: J'ai vu la rue, la maison et la femme). Il était jaloux au point d'enfermer cette femme, qui ne sortait presque jamais et vivait séparée du monde entier, sans une créature humaine pour la servir, en proie au désespoir et à la terreur. Voilà ce que c'était que l'amour de Napoléon Buonaparté! – Il avait en outre, – car ce jaloux féroce était un libertin effronté, Othello compliqué de don Juan, – il avait en outre, dans tous les quartiers de Paris, de petites chambres, des caves, des mansardes, des oubliettes louées sous des noms supposés, où il attirait sous divers prétextes des jeunes filles pauvres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d'enfants, petites dynasties inédites, relégués aujourd'hui dans des greniers ou ramassant des loques et des haillons au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier. Voilà ce que c'était que les amours de Napoléon Buonaparté! – Qu'en dites-vous? La première histoire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond de son bois; la seconde est renouvelée du Minotaure. J'en ai entrevu bien d'autres et de pires, mais je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin. Je n'ai jamais de bien longues rencontres avec ces livres que l'ennui ouvre et que le dégoût ferme.

Vous riez de cela? Je vous avoue que je n'en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées contre les grands hommes, tant qu'ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis: Voilà donc de quelle manière la reconnaissance contemporaine a traité ces génies que la postérité entoure de respect, les uns parce qu'ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu'ils ont fait l'humanité meilleure! Soyez Molière, on vous accusera d'avoir épousé votre fille; soyez Napoléon, on vous accusera d'avoir aimé vos sœurs. – La haine et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d'être répétées. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un plagiat? – Sans doute, si le public le savait; mais est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujourd'hui du grand homme d'aujourd'hui est précisément ce qu'on disait hier du grand homme d'hier? D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela, direz-vous encore; sans doute; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souffert autant qu'ils ont dédaigné? Qui sait tout ce qu'il y a de douleurs poignantes dans les profondeurs muettes du dédain? Qu'y a-t-il de plus révoltant que l'injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on mérite une grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas été officieusement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte-Hélène, et n'a pas fait, tout stupide qu'il vous semble et qu'il est, passer une mauvaise nuit à l'homme qui dormait d'un si profond sommeil la veille de Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments où la haine, dans ses affirmations effrontées et furieuses, peut faire allusion, même au génie qui a la conscience de sa force et de son avenir? Apparaître caricature à la postérité quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j'explore les bas-fonds du passé, et quand je visite les caves ruinées d'une prison d'autrefois, je prends tout au sérieux, les vieilles calomnies que je ramasse dans l'oubli et les hideux instruments de torture rouillés que je trouve dans la poussière.

Flétrissure et ignominie à ces misérables valets des basses-œuvres qui n'ont d'autres fonctions que de tourmenter vivants ceux que la postérité adorera morts!

Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une couronne d'opprobre et de honte, de voir, chaque fois qu'il a le malheur de passer sur la place Vendôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à toute heure par la foule, enveloppé de nuées et de rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa colonne éternelle!

Depuis que j'avais fermé ce volume, tout s'était assombri; la pluie était devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fenêtre était restée ouverte, et mon regard s'attachait machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fangeux. Cette vue m'a calmé. Je me suis dit que la plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'ignorance et d'ineptie encore que de méchanceté; et je suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les enseignements mystérieux que les choses nous donnent par les harmonies qu'elles ont entre elles, le coude appuyé sur ce stupide pamphlet d'où s'était épanché tant de haine et de calomnie, et l'œil fixé sur cette bouche d'âne qui vomissait de l'eau sale.

LETTRE XXXVII
SCHAFFHAUSEN

Vue de Schaffhouse. – Schaffhausen. – Schaffouse. – Schaphuse. – Schapfuse. – Shaphusia. – Probatopolis. – Effroyable combat et mêlée terrible des érudits et des antiquaires. – Deux des plus redoutables s'attaquent avec furie. – L'auteur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les laissant aux prises. – Le château Munoth. – Ce qu'était Schaffhouse il y a deux cents ans. – Quel était le joyau d'une ville libre. L'auteur dîne. – Une des innombrables aventures qui arrivent à ceux qui ont la hardiesse de voyager à travers les orthographes des pays. – Calaïsche à la choute. – L'auteur offre tranquillement de faire ce qui eût épouvanté Gargantua.

Septembre.

Je suis à Schaffhouse depuis quelques heures. Ecrivez Schaffhausen, et prononcez tout ce qu'il vous plaira. Figurez-vous un Anxur suisse, un Terracine allemand, une ville du quinzième siècle, dont les maisons tiennent le milieu entre les chalets d'Unterseen et les logis sculptés du vieux Rouen; perchée dans la montagne, coupée par le Rhin qui se tord dans son lit de roches avec une grande clameur, dominée par des tours en ruine, pleine de rues à pic et en zigzag, livrée au vacarme assourdissant des nymphes ou des eaux, —nymphis, lymphis, transcrivez Horace comme vous voudrez, – et au tapage des laveuses. Après avoir passé la porte de la ville, qui est une forteresse du treizième siècle, je me suis retourné, et j'ai vu au-dessus de l'ogive cette inscription: SALVS EXEVNTIBVS. J'en ai conclu qu'il y avait probablement de l'autre côté: PAX INTRANTIBVS. J'aime cette façon hospitalière.

Je vous ai dit d'écrire Schaffhausen et de prononcer tout ce qu'il vous plairait. Vous pouvez écrire aussi tout ce qu'il vous plaira. Rien n'est comparable, pour l'entêtement et la diversité d'avis, au troupeau des antiquaires, si ce n'est le troupeau des grammairiens. Platine écrit Schaphuse, Strumphius écrit Schapfuse, Georges Bruin écrit Shaphusia, et Miconnis écrit Probatopolis. Tirez-vous de là. Après le nom vient l'étymologie. Autre affaire. Schaffhausen signifie la ville du mouton, dit Glarean. – Point du tout! s'exclame Strumphius. Schaffhausen veut dire port des bateaux, de schafa, barque, et de hause, maison. – Ville du mouton! répond Glarean; les armes de la ville sont d'or au bélier de sable. – Port des bateaux! repart Strumphius; c'est là que les bateaux s'arrêtent, dans l'impossibilité d'aller plus loin. – Ma foi! que l'étymologie devienne ce qu'elle pourra. Je laisse Strumphius et Glarean se prendre aux coiffes.

Il faudrait batailler aussi à propos du vieux château Munoth, qui est près de Schaffhouse, sur l'Emmersberg, et qui a pour étymologie Munitio, disent les antiquaires, à cause d'une citadelle romaine qui était là. Aujourd'hui il n'y a plus que quelques ruines, une grande tour et une immense voûte casematée qui peut couvrir plusieurs centaines d'hommes.

Il y a deux siècles, Schaffhouse était plus pittoresque encore. L'hôtel de ville, le couvent de la Toussaint, l'église Saint-Jean, étaient dans toute leur beauté; l'enceinte de tours était intacte et complète. Il y en avait treize, sans compter le château et sans compter les deux hautes tours sur lesquelles s'appuyait cet étrange et magnifique pont suspendu sur le Rhin que notre Oudinot fit sauter le 13 avril 1799, avec cette ignorance et cette insouciance des chefs-d'œuvre qui n'est pardonnable qu'aux héros. Enfin, hors de la cité, au delà de la porte-donjon qui va vers la forêt Noire, dans la montagne, sur une éminence, à côté d'une chapelle, on distinguait au loin, dans la brume de l'horizon, un hideux petit édifice de charpente et de pierre, – le gibet. Au moyen âge, et même il n'y a pas plus de cent ans, dans toute commune souveraine, une potence convenablement garnie était une chose élégante et magistrale. La cité ornée de son gibet, le gibet orné de son pendu. Cela signifiait ville libre.

J'avais grand'faim, il était tard; j'ai commencé par dîner. On m'a apporté un dîner français, servi par un garçon français, avec une carte en français. Quelques originalités, sans doute involontaires, se mêlaient, non sans grâce, à l'orthographe de cette carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches fantaisies du rédacteur local, cherchant à compléter mon dîner, au-dessous de ces trois lignes:

Haumelette au chantpinnions,
Biffeteque au craison,
Hépole d'agnot au laidgume,

je suis tombé sur ceci.

Calaïsche à la choute, – 10 francs.

Pardieu! me suis-je dit, voilà un mets du pays: calaïsche à la choute. Il faut que j'en goûte. Dix francs! cela doit être quelque raffinement propre à la cuisine de Schaffhouse. J'appelle le garçon. – Monsieur, une calaïsche à la choute. Ici le dialogue s'engage en français. Je vous ai dit que le garçon parlait français.

– Vort pien, monsir. Temain matin.

– Non, dis-je, tout de suite.

– Mais, monsir, il est pien tard.

– Qu'est-ce que cela fait?

– Mais il sera nuit tans eine hère.

– Eh bien?

– Mais monsir ne bourra bas foir.

– Voir! voir quoi? Je ne demande pas à voir.

– Che ne gombrends bas monsir.

– Ah çà! c'est donc bien beau à regarder, votre calaïsche à la choute?

– Vort peau, monsir, atmiraple, manifigue!

– Eh bien, vous m'allumerez quatre chandelles tout autour.

– Guadre jantelles! Monsir choue. (Lisez: Monsieur joue.) Che ne gombrends bas.

– Pardieu! ai-je repris avec quelque impatience, je me comprends bien, moi, j'ai faim. Je veux manger.

– Mancher gouoi?

– Manger votre calaïsche.

– Notre calaïsche?

– Votre choute.

– Notre choute! mancher notre choute! Monsir choue. Mancher la choute ti Rhin!

Ici je suis parti d'un éclat de rire. Le pauvre diable de garçon ne comprenait plus, et moi, je venais de comprendre. J'avais été le jouet d'une hallucination produite sur mon cerveau par l'orthographe éblouissante de l'aubergiste. Calaïsche à la choute signifiait calèche à la chute. En d'autres termes, après vous avoir offert à dîner, la carte vous offrait complaisamment une calèche pour aller voir la chute du Rhin à Laufen, moyennant dix francs.

Me voyant rire, le garçon m'a pris pour un fou, et s'en est allé en grommelant: – Mancher la choute! églairer la choute ti Rhin afec guadre jantelles! Ce monsir choue.

J'ai retenu pour demain matin une calaïsche à la choute.

LETTRE XXXVIII
LA CATARACTE DU RHIN

Écrit sur place. – Arrivée. – Le château de Laufen. – La cataracte. – Aspect. Détails. – Causerie du guide. – L'enfant. – Les stations. – D'où l'on voit le mieux. – L'auteur s'adosse au rocher. – Un décor. – Une signature et un parafe. – Le jour baisse. – L'auteur passe le Rhin. – Le Rhin, le Rhône. – La cataracte en cinq parties. – Le forçat.

Laufen, septembre.

Mon ami, que vous dire? Je viens de voir cette chose inouïe. Je n'en suis qu'à quelques pas. J'en entends le bruit. Je vous écris sans savoir ce qui tombe de ma pensée. Les idées et les images s'y entassent pêle-mêle, s'y précipitent, s'y heurtent, s'y brisent, et s'en vont en fumée, en écume, en rumeur, en nuée. J'ai en moi comme un bouillonnement immense. Il me semble que j'ai la chute du Rhin dans le cerveau.

J'écris au hasard, comme cela vient. Vous comprendrez si vous pouvez.

On arrive à Laufen. C'est un château du treizième siècle, d'une fort belle masse et d'un fort bon style. Il y a à la porte deux guivres dorées, la gueule ouverte. Elles aboient. On dirait que ce sont elles qui font le bruit mystérieux qu'on entend.

On entre.

On est dans la cour du château. Ce n'est plus un château, c'est une ferme. Poules, oies, dindons, fumier, charrette dans un coin; une cuve à chaux. Une porte s'ouvre. La cascade apparaît.

Spectacle merveilleux!

Effroyable tumulte! Voilà le premier effet. Puis on regarde. La cataracte découpe des golfes qu'emplissent de larges squames blanches. Comme dans les incendies, il y a de petits endroits paisibles au milieu de cette chose pleine d'épouvante; des bosquets mêlés à l'écume; de charmants ruisseaux dans les mousses; des fontaines pour les bergers arcadiens du Poussin, ombragées de petits rameaux doucement agités. – Et puis ces détails s'évanouissent, et l'impression de l'ensemble vous revient. Tempête éternelle. Neige vivante et furieuse.

Le flot est d'une transparence étrange. Des rochers noirs dessinent des visages sinistres sous l'eau. Ils paraissent toucher la surface et sont à dix pieds de profondeur. Au-dessous des deux principaux vomitoires de la chute, deux grandes gerbes d'écume s'épanouissent sur le fleuve et s'y dispersent en nuages verts. De l'autre côté du Rhin, j'apercevais un groupe de maisonnettes tranquilles, où les ménagères allaient et venaient.

Pendant que j'observais, mon guide me parlait. – Le lac de Constance a gelé dans l'hiver de 1829 à 1830. Il n'avait pas gelé depuis cent quatre ans. On y passait en voiture. De pauvres gens sont morts de froid à Schaffhouse. —

Je suis descendu un peu plus bas, vers le gouffre. Le ciel était gris et voilé. La cascade fait un rugissement de tigre. Bruit effrayant, rapidité terrible. Poussière d'eau, tout à la fois fumée et pluie. A travers cette brume on voit la cataracte dans tout son développement. Cinq gros rochers la coupent en cinq nappes d'aspects divers et de grandeurs différentes. On croit voir les cinq piles rongées d'un pont de Titans. L'hiver, les glaces font des arches bleues sur ces culées noires.

Le plus rapproché de ces rochers est d'une forme étrange; il semble voir sortir de l'eau pleine de rage la tête hideuse et impassible d'une idole indoue, à trompe d'éléphant. Des arbres et des broussailles qui s'entremêlent à son sommet lui font des cheveux hérissés et horribles.

A l'endroit le plus épouvantable de la chute, un grand rocher disparaît et reparaît sous l'écume comme le crâne d'un géant englouti, battu depuis six mille ans de cette douche effroyable.

Le guide continue son monologue. – La chute du Rhin est à une lieue de Schaffhouse. La masse du fleuve tout entière tombe là d'une hauteur de «septante pieds.» —

L'âpre sentier qui descend du château de Laufen à l'abîme traverse un jardin. Au moment où je passais assourdi par la formidable cataracte, un enfant, habitué à faire ménage avec cette merveille du monde, jouait parmi des fleurs et mettait en chantant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses.

Ce sentier a des stations variées, où l'on paye un peu de temps en temps. La pauvre cataracte ne saurait travailler pour rien. Voyez la peine qu'elle se donne. Il faut bien qu'avec toute cette écume qu'elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves, aux nuages, elle jette aussi un peu quelques gros sous dans la poche de quelqu'un. C'est bien le moins.

Je suis parvenu par ce sentier jusqu'à une façon de balcon branlant pratiqué tout au fond, sur le gouffre et dans le gouffre.

Là, tout vous remue à la fois. On est ébloui, étourdi, bouleversé, terrifié, charmé. On s'appuie à une barrière de bois qui tremble. Des arbres jaunis, – c'est l'automne, – des sorbiers rouges entourent un petit pavillon dans le style du Café Turc, d'où l'on observe l'horreur de la chose. Les femmes se couvrent d'un collet de toile cirée (un franc par personne). On est enveloppé d'une effroyable averse tonnante.

De jolis petits colimaçons jaunes se promènent voluptueusement sous cette rosée sur le bord du balcon. Le rocher qui surplombe au-dessus du balcon pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur la roche qui est au milieu de la cataracte se dresse un chevalier-troubadour en bois peint, appuyé sur un bouclier rouge à croix blanche. Un homme a dû risquer sa vie pour aller planter ce décor de l'Ambigu au milieu de la grande et éternelle poésie de Jéhovah.

Les deux géants qui redressent la tête, je veux dire les deux plus grands rochers, semblent se parler. Ce tonnerre est leur voix. Au-dessus d'une épouvantable croupe d'écume on aperçoit une maisonnette paisible avec son petit verger. On dirait que cette affreuse hydre est condamnée à porter éternellement sur son dos cette douce et heureuse cabane.

Je suis allé jusqu'à l'extrémité du balcon; je me suis adossé au rocher.

L'aspect devient encore plus terrible. C'est un écroulement effrayant. Le gouffre hideux et splendide jette avec rage une pluie de perles au visage de ceux qui osent le regarder de si près. C'est admirable. Les quatre grands gonflements de la cataracte tombent, remontent et redescendent sans cesse. On croit voir tourner devant soi les quatre roues fulgurantes du char de la tempête.

Le pont de bois était inondé. Les planches glissaient. Des feuilles mortes frissonnaient sous mes pieds. Dans une anfractuosité du roc, j'ai remarqué une petite touffe d'herbe desséchée. Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse! dans ce déluge, une goutte d'eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui ressemblent à cette touffe d'herbe. Au milieu du tourbillon des prospérités humaines, ils se dessèchent. Hélas! c'est qu'il leur a manqué cette goutte d'eau qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel, l'amour!

Dans le pavillon turc, lequel a des vitraux de couleur, et quels vitraux! il y a un livre où les visiteurs sont priés d'inscrire leurs noms. Je l'ai feuilleté. J'y ai remarqué cette signature: Henri, avec ce parafe. Est-ce un V?

Combien de temps suis-je resté là, abîmé dans ce grand spectacle! Je ne saurais vous le dire. Pendant cette contemplation, les heures passeraient dans l'esprit comme les ondes dans le gouffre, sans laisser trace ni souvenir.

Cependant on est venu m'avertir que le jour baissait. Je suis remonté au château, et de là je suis descendu sur la grève d'où l'on passe le Rhin pour gagner la rive droite. Cette grève est au bas de la chute, et l'on traverse le fleuve à quelques brasses de la cataracte. On s'aventure pour ce trajet dans un petit batelet charmant, léger, exquis, ajusté comme une pirogue de sauvage, construit d'un bois souple comme de la peau de requin, solide, élastique, fibreux, touchant les rochers à chaque instant et s'y écorchant à peine, manœuvré comme tous les canots du Rhin et de la Meuse, avec un crochet et un aviron en forme de pelle. Rien n'est plus étrange que de sentir dans cette coquille les profondes et orageuses secousses de l'eau.

Pendant que la barque s'éloignait du port, je regardais au-dessus de ma tête les créneaux couverts de tuiles et les pignons taillés du château qui dominent le précipice. Des filets de pêcheurs séchaient sur les cailloux au bord du fleuve. On pêche donc dans ce tourbillon? Oui, sans doute. Comme les poissons ne peuvent franchir la cataracte, on prend là beaucoup de saumons. D'ailleurs, dans quel tourbillon l'homme ne pêche-t-il pas?

Maintenant je voudrais résumer toutes ces sensations si vives et presque poignantes. Première impression: on ne sait que dire, on est écrasé comme par tous les grands poëmes. Puis l'ensemble se débrouille. Les beautés se dégagent de la nuée. Somme toute, c'est grand, sombre, terrible, hideux, magnifique, inexprimable.

De l'autre côté du Rhin, cela fait tourner des moulins.

Sur une rive, le château; sur l'autre, le village, qui s'appelle Neuhausen.

Tout en nous laissant aller au balancement de la barque, j'admirais la superbe couleur de cette eau. On croit nager dans de la serpentine liquide.

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notes

1

En 1814 on se servait contre Buonaparté des noms si justement renommés des lieutenants de Napoléon; aujourd'hui tout est à sa place: Desaix, Soult, Ney, sont de grandes et illustres figures; Napoléon est dans sa gloire ce qu'il était dans son armée, l'empereur.