Messieurs,
Le mot de Jurés semble réveiller l'idée de l'une des institutions sociales les plus précieuses à l'humanité: mais la chose qu'il exprime est loin d'être universellement connue, et clairement définie; ou plutôt, il est clair que, sous ce nom, on peut établir des choses essentiellement différentes par leur nature et par leurs effets. La plupart des Français n'y attachent guère aujourd'hui qu'une certaine idée vague du système anglais, qui ne leur est point parfaitement connu. Au reste, il nous importe bien moins de savoir ce qu'on fait ailleurs, que de trouver ce qu'il nous convient d'établir chez nous. Les Comités de constitution et de judicature pourraient même avoir calqué exactement une partie du plan qu'ils vous proposent sur les Jurés connus en Angleterre, et n'avoir encore rien fait pour le bien de la nation; car les avantages et les vices d'une institution dépendent presque toujours de leurs rapports avec les autres parties de la législation, avec les usages, les moeurs d'un pays, et une foule d'autres circonstances locales et particulières. On pourrait de plus les avoir modifiés de telle manière, et attachés à de telles circonstances, qu'au lieu des fruits heureux que les Anglais en auraient recueillis, les Jurés ne produisissent chez nous que des poisons mortels pour la liberté. Attachons-nous donc à la nature même de la chose, au principe de toute bonne constitution judiciaire, et de l'institution des Jurés.
Son caractère essentiel, c'est que les citoyens soient jugés par leurs pairs; son objet, est que les citoyens soient jugés avec plus de justice et d'impartialité; que leurs droits soient à l'abri des coups du despotisme judiciaire. Comparons d'abord avec ces principes le système des Comités. C'est pour avoir de véritables jurés, que je vais prouver qu'ils ne nous en présentent que le masque et le fantôme.
Dans l'étendue d'un département, deux cents citoyens seront pris, seulement, parmi ceux qui paient la contribution exigée pour être éligibles aux places administratives. Ces deux cents éligibles seront choisis par le procureur-général syndic de l'administration du département. Sur ces deux cents, douze seront tirés au sort; ce sont ces douze qui, sous le titre de jurés de jugement, décideront si le crime a été commis, si l'accusé est coupable. Il faut observer seulement que, sur les deux cents éligibles qui formaient la liste des jurés, l'accusateur public et l'accusé ont également la faculté d'en récuser chacun vingt.
Maintenant, pour embrasser l'ensemble du système, pour en saisir l'esprit, et en calculer les effets, il faut rapprocher de cette organisation des jurés celle du tribunal qui doit intervenir dans les procès criminels et prononcer la peine.
Un tribunal criminel, unique par chaque département, composé de juges pris à tour de rôle, et tous les trois mois, parmi les membres du tribunal de district que renfermera le département.
A la tête de ce tribunal, un magistrat permanent, un président, nommé pour l'espace de douze années, qui, indépendamment des fonctions de juge, est seul revêtu d'une autorité infiniment étendue, que nous ferons connaître dans la suite.
Contentons-nous maintenant de développer les vices cachés, pour ainsi dire, dans la combinaison des dispositions que nous venons d'annoncer.
Quels sont-ils, ces jurés, ces hommes appelés à décider de la condamnation ou du salut des accusés? Deux cents citoyens choisis par le procureur-syndic du département. Voilà donc un seul homme, un officier d'administration maître de donner au peuple les juges qu'il lui plaît. Voilà tout ce que le génie de la législation pouvait inventer pour garantir les droits les plus effacés de l'homme et du citoyen, qui aboutit à la sagesse, à la volonté, au caprice d'un procureur-syndic. Je sais bien que, sur ces deux cents, douze seront tirés au sort, et que l'accusé pourra en récuser vingt: mais le sort ne pourra jamais s'exercer que sur deux cents hommes choisis par le procureur-syndic; mais, après les récusations, il ne restera jamais que des hommes dont le choix ne prouvera, tout au plus, que la confiance du procureur-syndic; mais, en dernière analyse, il demeure certain que vous abandonnez au procureur-syndic une influence aussi étrange que redoutable sur l'honneur, sur la liberté, sur la vie, peut-être, des citoyens. J'aurais pu observer aussi que l'effet de la faculté de récuser, que vous donnez à l'accusé, est anéanti ou compensé par celle que vous accordez à l'accusateur public, puisque, si d'un côté il peut écarter les vingt jurés qui pourraient lui être les plus suspects, son adversaire peut lui ravir, de l'autre, le même nombre de ceux en qui il aurait le plus de confiance.