Bien que la ville de San Miguel de Tucumán ne soit pas très ancienne et que sa construction remonte à peine à deux cents ans, cependant, grâce peut-être à la population calme et studieuse qui l'habite, elle a un certain parfum moyen âge qui s'exhale à profusion des vieux cloîtres de ses couvents et des murs épais et noircis de ses églises; l'herbe, dans les bas quartiers de la ville, croît en liberté dans les rues presque constamment solitaires; et çà et là, quelque masure décrépite, fendillée par le temps, penchée sur le fleuve, dans lequel elle plonge ses pieds, et au-dessus duquel elle semble se soutenir par un miracle incompréhensible d'équilibre, offre aux regards curieux du voyageur artiste, les effets les plus pittoresques et les points de vue les plus saisissants.
Le Callejón de las Cruces surtout, rue étroite et tortueuse bordée de maisons basses et sombres, qui donne d'un bout à la rivière et de l'autre dans la rue de Los Mercaderes, est sans contredit une des plus singulièrement pittoresques de la ville.
A l'époque où se passe notre histoire, et probablement encore aujourd'hui, la plus grande partie du côté droit du Callejón de las Cruces était occupée par une longue et large maison, d'un aspect sombre et froid, que ses murs épais et les barreaux de fer dont ses fenêtres étroites étaient garnies faisaient ressembler à une prison.
Cependant, il n'en était rien; cette maison était une espèce de béguinage comme on en rencontre tant aujourd'hui encore dans les Flandres belges et hollandaises, si longtemps possédées par les Espagnols, et servait de retraite à des femmes de toutes les classes de la société, qui, sans avoir positivement prononcé de vœux, voulaient vivre à l'abri des orages du monde et consacrer le temps, qui leur restait à passer encore sur la terre, à des exercices de piété et à des œuvres de bienfaisance.
Du reste, ainsi que l'a pu voir le lecteur, après la description que nous avons faite du lieu où elle s'élevait, cette maison était parfaitement appropriée à sa destination, et il régnait constamment autour d'elle un calme et une tranquillité qui la faisaient plutôt ressembler à une vaste nécropole qu'à une communauté quasi religieuse de femmes.
Tous les bruits venaient mourir sans écho sur le seuil de la porte de cette sinistre maison: les cris de joie comme les cris de colère, le brouhaha des fêtes comme les grondements de l'insurrection, rien ne parvenait à la galvaniser et à la faire sortir de sa majestueuse et sombre indifférence.
Cependant, un soir, la nuit même du jour où le gouverneur de San Miguel avait donné au Cabildo un bal en réjouissance de la victoire remportée par Zéno Cabral sur les Espagnols, vers minuit, une troupe d'hommes armés, dont les pas cadencés résonnaient sourdement dans les ténèbres, avaient débouché de la rue de Los Mercaderes, tourné dans le Callejón de las Cruces, et, arrivés devant la porte massive et solidement verrouillée de la maison dont nous avons parlé, ils s'étaient arrêtés.
Celui qui paraissait le chef de ces hommes avait frappé trois fois du pommeau de son épée sur la porte qui s'était immédiatement ouverte.
Cet homme avait alors échangé à voix basse quelques paroles avec une personne invisible; puis, sur un signe de lui, les rangs de sa troupe s'étaient ouverts; quatre femmes, quatre spectres peut-être, drapées dans de longs voiles, qui ne laissaient apercevoir aucun détail de leur personne, étaient entrés silencieusement et à la file dans la maison. Quelques mots avaient encore été échangés entre le chef de la troupe et l'invisible portier de cette habitation sinistre; puis la porte s'était refermée sans bruit, comme elle s'était ouverte; les soldats avaient repris le chemin par lequel ils étaient venus, et tout avait été dit.
Ce fait singulier s'était passé sans éveiller en aucune façon l'attention des pauvres gens qui habitaient aux alentours. La plupart assistaient à la fête dans les rues ou sur les places des hauts quartiers de la ville; les autres dormaient ou étaient trop indifférents pour se soucier d'un bruit quelconque à une heure aussi avancée de la nuit.