La famille de Don Juan.—Maternité douloureuse.—Le baptême.—Chez l'astrologue.—Alchimie et magie.—Les rêves de la comtesse.—Le langage des astres.—Jacobi assommé.—La revanche du hibou.—Les prétentions de Don Jorge.
Don Juan Tenorio était le fils de Don Diego Pons Tenorio, quinzième seigneur de Cabezan en Asturie, onzième seigneur de Peral y Cobos en Vieille-Castille, sixième seigneur de Fuente-Palmera en Andalousie. C'est dire qu'il descendait d'une antique et noble lignée.
Don Diego était un personnage considérable. Il possédait, outre ses seigneuries, gagnées par ses ancêtres à la pointe de l'épée, un palais à Séville où il séjournait une partie de l'année. Il y gérait l'Intendance des dîmes et des bâtiments pour l'ordre religieux militaire dont il était commandeur. La totalité de ses revenus était estimée à dix-huit mille ducats d'or.
Lorsque sa femme, la belle comtesse Clara, se sentit prise des douleurs de l'enfantement, il y eut un grand émoi dans le château. Elle passa tristement les mois de sa grossesse. Il semblait qu'une maladie terrible et mystérieuse se fût abattue sur elle. Souvent on la voyait pleurer sans motif ou tressaillir d'épouvante. Parfois, l'œil fixe, la poitrine haletante, elle paraissait subir la fascination de quelque fantôme visible à elle seule. En vain passait-elle la plus grande partie de ses nuits enfermée dans son oratoire. On l'entendait murmurer de longues prières, entrecoupées de sanglots convulsifs. Des rêves d'épouvante troublaient ses nuits, et maintes fois elle s'éveilla en sursaut, poussant des cris étouffés. Ni les soins affectueux de son mari, ni les encouragements du chapelain ne pouvaient lui rendre le calme.
À l'annonce de la délivrance, attendue par la comtesse avec une si singulière appréhension, on fit venir de Séville un des plus illustres médecins du temps.
C'était un juif baptisé du nom d'Alonzo Levita. Il avait étudié dans toutes les Universités d'Europe.
Il interrogea la malade, examina les symptômes et rassura tout le monde. Quelques heures après, en effet, Doña Clara accouchait d'un beau garçon.
Ce fut une chèvre qui servit de nourrice à Don Juan, une chèvre sauvage de la haute sierra.
Il fut baptisé en grande cérémonie dans la cathédrale de Grenade, en présence des rois catholiques et de leur cour. Il eut pour marraine Doña Francesca Pacheco, marquise de Mondejar et pour parrain Don Juan de Ganelès, dont il prit le nom selon l'usage.
La comtesse avait fait un projet. Elle voulait consulter un astrologue fameux qui lui avait été recommandé par Don Alonzo Levita. Les soucis qui l'avaient hantée dès les premiers jours de la conception de l'enfant ne s'étaient pas dissipés en effet.
Elle s'en fut donc trouver Don Jorge, le frère de son mari, au cours d'un voyage à Séville, et lui fit part de son désir de se rendre en sa compagnie chez l'homme des sciences occultes.
«Il me semble naturel en effet, Doña Clara, lui dit Jorge, que vous consultiez un professionnel de la Kabbale sur l'avenir de votre fils… Mais il faut prendre garde que ces kabbalistes sont souvent de simples coquins, fort capables d'attenter à la bourse et même à la vie des honnêtes gens. Je vous accompagnerai…
–Jorge, je vous demande le secret. Si l'astrologue venait à me prédire quelque chose de fâcheux…
–Je lui couperai les oreilles! Je n'entends pas qu'un drôle de cette espèce s'avise de faire de la peine à ma jolie belle-sœur.»
Après l'oraison du soir, Don Jorge et Doña Clara, guidés par maître Alonzo Levita, se rendaient donc chez l'astrologue qui demeurait dans une rue déserte, à l'une des extrémités de la ville.
Maître Max Jacobi avait été prévenu par son compère de l'honorable et lucrative visite qu'il allait recevoir. Aussi le guichet s'ouvrit-il au premier coup de marteau.
Une vieille à tête de sorcière montra à travers les barreaux de fer sa lampe fumeuse. Son œil chassieux dévisageait avec méfiance les visiteurs.
«Ouvrez, Barbara, dit le médecin. Votre maître nous attend.»
La vieille obéit, en silence.
Ayant suivi un long couloir sinueux, ils arrivèrent à une porte que Levita ouvrit sans plus de cérémonies, et ils se trouvèrent dans le laboratoire de l'astrologue qui était en même temps un alchimiste.
C'était une grande pièce à haute voûte cintrée qu'éclairait une lampe suspendue à un crampon de fer. Des ombres irrégulières se jouaient sur les murs noircis de fumée. Il y avait peu de meubles mais beaucoup d'objets et ustensiles de science: fourneaux, soufflets, cornues, fioles, alambics, sphères, compas, équerres, sabliers, métaux, pierres, plantes desséchées, animaux empaillés, squelettes, ossements, une tête de mort à mâchoire démesurée entre autres, mille autres bric-à-brac accrochés, pendus, posés sur des planches, entassés ou épars sur le sol. Perché sur une carcasse mobile, au fond d'un angle obscur, un hibou se balançait en roulant dans l'ombre ses yeux lumineux et sinistres.
La comtesse frissonna; Don Jorge leva les épaules avec une grimace. Quant à Levita, il souriait.
Dans le coin le plus éloigné se trouvait une table singulièrement encombrée. Une petite lampe mobile projetait une lumière assez vive sur ce pêle-mêle. Dans un grand livre ouvert, posé sur un vieux pupitre, lisait l'astrologue. Sa tête chauve, où brillait le reflet de la lampe, reposait immobile entre ses deux mains. Il était tellement absorbé qu'il n'entendit pas les visiteurs entrer.
Jorge, se penchant sur le livre, aperçut un grimoire indéchiffrable qui lui donna une opinion médiocre de l'orthodoxie du maître. Mais comme il ne s'en souciait pas autrement, il lui frappa sur l'épaule:
«Hé! l'ami, voici que vous rend visite une dame de condition suffisamment élevée pour que vous preniez la peine de vous lever. Debout donc!»
Don Jorge, vieux militaire, affectait un langage simple et cru.
Maître Max Jacobi se leva en effet, salua gravement la comtesse et attendit. Son aspect n'allait pas sans en imposer: son front était vaste, ses yeux longs brillaient d'un regard intérieur, un regard de savant accoutumé à transformer en abstractions imprévues les images fournies à la méditation par la contemplation de la nature; sa tête présentait les modifications énergiques dues à des habitudes ascétiques.
«Que voulez-vous savoir? madame, dit-il.
–L'avenir de mon plus jeune fils.
–Quelle partie de la science désirez-vous consulter, la chiromancie, la sciomancie, la néomancie, la nécromancie, l'oniromancie?
–Parlez chrétien, interrompit brusquement Don Jorge. Madame n'entend pas l'hébreu!
–Je vous demande, madame, s'il vous plaît d'interroger les signes de la main, les nombres ou les morts?…
–Pas les morts! s'écria la comtesse avec effroi.
–Les songes, continuait Jacobi, les astres…
–Oui, les songes et les astres.
–Les mains et les jeux de cartes, reprit Don Jorge d'un air entendu, cela est bon pour les petites gens qui se font tirer la bonne aventure à un maravédis par tête. Les songes me plaisent médiocrement, puisque toutes les vieilles commères s'en mêlent… Je me fais cependant une raison à leur endroit. Mais ce qui me convient tout à fait, ce sont les étoiles. Elles sont d'usage chez les princes et dans les familles considérables. Parlez donc, maître astrologue, mais faites-moi le plaisir de ne prédire à ma belle-sœur que choses agréables… Nous aurions autrement à en découdre ensemble. Je suis maître des hommes d'armes du Grand Capitaine et n'ai point le poignet pourri. Faites-en votre compte.
–Monseigneur, répliqua l'astrologue, je ne suis que l'interprète des arrêts du ciel et ne dois point en subir les responsabilités.
–Cela est juste, Don Jorge, dit la comtesse. Je vous prie de laisser parler en toute franchise le savant homme que j'interroge. Comment me pourrait-il dire la vérité s'il n'était pas libre de ses paroles?
–N'en parlons plus. Ce qui est dit est dit. À bon entendeur, salut!
«J'ai souvent rêvé, dit la comtesse à la demande de l'astrologue, que, pendant mon sommeil, un serpent se réfugiait dans mon sein pour s'y réchauffer. Éperdue d'horreur et de crainte par le contact de ses écailles glacées, je voulais le rejeter loin de moi. Mais il était si beau, il me regardait avec des yeux si doux et si tristes que je n'avais plus le courage de m'en défaire. Alors il se mettait à siffler langoureusement, comme pour me remercier, et je me rendormais le cœur attendri et troublé…
–Ensuite?
–La première fois, le rêve se termina là… Un autre jour, je vis les fleurs de mon jardin s'agiter en même temps, couvertes de sang, et le serpent glissait rapidement au milieu d'elles. Et j'entendis que les fleurs chantaient, et elles disaient: «Justice! justice! Il nous tue.» Mais le serpent enroulé près de moi reprenait: «Ne les crois pas. Ce sont elles qui m'ont blessé avec leurs épines. Ce sang que tu vois est le mien. Sauve-moi.» Il paraissait souffrir autant que les fleurs. Je me mis à pleurer. Il but mes larmes, et nous nous rendormîmes tous les deux.
«Une autre fois, c'étaient des colombes blanches qui voletaient autour de moi en poussant des cris désespérés. Le serpent se jouait autour de mon cou et caressait mes cheveux. «Il a dévoré nos petits, disaient les colombes, venge-nous…» Mais le serpent murmura à mon oreille: «Elles se trompent… L'aigle a mangé leurs petits, et moi j'ai tué l'aigle.» Se penchant sur mon épaule, il me montra un grand oiseau de proie qui se débattait à terre dans les convulsions de l'agonie. Puis il redressa la tête en sifflant d'une manière terrible. Les colombes s'enfuirent en criant: «Malheur à toi! malheur à toi!»
«La dernière nuit enfin, je me sentis piquée au cœur. «Ingrat, m'écriais-je, assassin de ta bienfaitrice!» Et j'arrachai le serpent de mon sein. Tombé à terre, il y resta sans mouvement. Mais il me dit avec tant de douceur que j'en fus navrée: «Plains-moi si je t'ai tuée, c'est parce que je t'aime. Je vivais par toi, je n'ai pas voulu mourir sans toi.» Il se métamorphosa en fleur. Moi, je me trouvai changée en colombe. Je saisis la fleur, mais elle s'était changée en aigle. L'aigle me prit dans ses serres et m'emporta dans le soleil où nous fûmes consumés ensemble.
«Je n'ai plus rêvé depuis.»
–Vos rêves ont une signification claire, dit maître Jacobi. Ce serpent, c'est votre fils.
–Hum, hum, gronda Jorge.
–Ce serpent, disais-je, représente votre fils. Ces fleurs sont l'emblème de la joie, les colombes de l'affection, l'aigle du courage, le soleil de la gloire. C'est la loi des contrastes qui règle la divination de l'onirocritique, et les songes disent le contraire de ce qu'ils semblent dire. Ainsi votre songe signifie que vous aurez un fils dont la tendresse fera votre bonheur et la vaillance votre gloire.
–Les bonnes paroles, maître, s'écria la comtesse toute joyeuse. Comptez sur ma reconnaissance.
–L'explication est convenable, daigna approuver Jorge.
–Maître, reprit la comtesse, je vous prie maintenant de consulter les astres. Puisse leur réponse être aussi favorable que l'a été celle des songes!
–Il me faudrait l'état du ciel au moment de la naissance.
–Je l'ai dressé très exactement, dit Levita, tirant un papier de sa poche.
L'astrologue examina le dessin tout en murmurant des formules cabalistiques.
«Orion vers l'Orient. Bras gauche en l'air. Sirius au plus haut. Hum! hum! Le cœur. Jupiter en conjonction avec le Taureau. Aldebaran, étoile de la Bohême. Vénus absente. C'est bien, très bien… Traçons le carré magique.»
L'astrologue inscrivit sur un papier deux carrés l'un dans l'autre et partagea l'intervalle en douze triangles égaux.
«Qu'est-ce que c'est que ces petites machines? demanda Don Jorge, qui paraissait s'intéresser fort à l'opération.
–Les douze maisons du soleil.
–Et qu'est-ce qu'il y fait?
–Il les visite tour à tour. Dans chacune est une phase de la vie humaine… Maisons de la santé, des richesses, des héritages, des biens patrimoniaux, des legs et donations…, maisons des chagrins et des maladies, du mariage et des noces, maisons de l'effroi et de la mort, de la religion et des voyages, des charges et dignités, des amis, des emprisonnements et de la mort violente…
L'astrologue se tut. Dans le silence général, il avait ouvert un livre rempli de signes astronomiques et tourna plusieurs feuillets, comparant ensemble les observations du médecin, le carré magique et les formules consacrées. Enfin, après de longues méditations, il reprit:
–Voici, madame, l'horoscope de votre fils. La conjonction de Jupiter avec le Taureau annonce beaucoup de souhaits qui se réaliseront, grands voyages et abondantes richesses. Votre fils sera élégant dans ses vêtements et honoré dans sa vie. Mais qu'il y prenne garde! Orion influe sur son bras gauche et commence à se renverser, preuve que son cœur sera souvent menacé. Il ne s'agit, au reste, que d'un danger moral. Le Soleil n'ayant point visité la douzième maison, votre fils ne doit point mourir de mort violente, cependant… ce point présente une particularité inconnue dans les annales de l'astrologie.
–Oh! mon Dieu! fit la comtesse.
–En tout cas, il ne sera pas dépourvu d'argent, s'en étant procuré par legs, donations et autres moyens encore.
–Qu'est-ce à dire? fit Don Jorge.
–Oh! avouables, tout à fait avouables en notre temps.
–Sera-t-il heureux? demanda la comtesse.
–Si la fortune, la santé, la puissance et la célébrité peuvent faire son bonheur.
–Aura-t-il une nombreuse postérité? demanda enfin la comtesse.
–Je ne saurais le dire, Vénus, qui préside à la fécondité, étant cachée sous l'horizon. Tout ce que je puis vous dire, c'est que votre famille finira comme elle a commencé.
–Et que signifie? firent à la fois la comtesse et Don Jorge.
–À qui fait-on remonter son origine?
–Au fondateur de la maison de Lara, dont les Tenorio sont seuls descendants directs, à Madarra-le-Bâtard.
–Cela signifie donc, poursuivit l'astrologue penché sur ses dessins et grimoires, que votre famille finira par… par… d'innombrables bâtards!
–Misérable! Gredin! Menteur! Insolent! hurlait Don Jorge furieux.
Et laissant au médecin le soin de ranimer la comtesse évanouie, il prit celui de la venger. Avec une large règle, jadis d'usage mathématique, il entreprit de bâtonner l'infortuné Jacobi, qui criait en se débattant:
«Miséricorde! Au secours! À l'assassin!
–Je t'avais prévenu, drôle!
–Levita! Levita! Vieux camarade!»
Mais Levita se tenait prudemment dans un coin. Nul doute qu'à montrer son courage comme combattant il ne préférât intervenir plus tard comme médecin.
Soudain, Don Jorge fit un moulinet terrible qui s'en vint frapper le squelette ballant au sommet duquel se tenait perché le hibou.
Celui-ci, effrayé, secoua ses ailes. Une poussière lourde s'en dégagea, obscurcissant l'atmosphère. Peut-être l'animal n'avait-il pas bougé depuis plusieurs années. L'oiseau nocturne volait, comme fou, à travers la chambre, montant, descendant, heurtant les squelettes, dispersant les paperasses, mêlant ses ululements funèbres au concert des voix humaines. Il faut dire que Barbara, enfin accourue, poussait des hurlements semblables à ceux des chiens qui aboient à la mort.
Enfin le hibou, fatigué, s'arrêta pour prendre contact avec un objet solide. Mais lequel, grands dieux! Ainsi que l'arche sainte se posant, après le déluge, au sommet du mont Ararat, l'oiseau s'agrippa solidement au crâne de l'exaspéré Don Jorge.
Celui-ci s'enfuit épouvanté, les bras en l'air, renversant tout sur son passage. Les objets fragiles se brisaient: Patatras! Catacri! Gressecrec! La comtesse se précipita sur sa trace. Ce ne fut que sur le seuil que, de son épée tirée, Don Jorge réussit à faire lâcher prise à l'antique volatile qu'offusquait, du reste, la lumière du jour.
«Quelle caverne, criait-il. La peste soit à Levita! Le diable emporte Jacobi! Quant à ce hibou!…»
La nuit tombait. Don Jorge accompagna chez elle sa belle-sœur.
«Les moines sont des fanatiques, les médecins des ânes, les astrologues des menteurs… Faire du chagrin à ma charmante, charmante belle-sœur. Je ne le souffrirai pas…»
Et, ce disant, le vieux galantin, dans l'ombre propice, passait son bras épais autour de la taille gracile de Doña Clara.
Mais celle-ci tournait déjà dans la serrure la petite clef d'or de la porte secrète par laquelle elle s'était échappée.
«Donnez-moi un baiser afin que je garde le secret, poursuivait Don Jorge…
–Un baiser! beau-frère, vous n'êtes qu'un vieux polisson. Tenez, voici pour secouer la poussière du hibou!»
Et, poussant la porte, elle frappa d'un léger coup d'éventail le nez enluminé du soudard.
Discours de Don Jorge.—Les trois courtisanes.—Les préparatifs.—Jalousie de Niceto.—Les avances de la Pandora.—Le festin.—Les danseuses nues.—La petite Monique.—Le baiser.—L'altercation.—La bagarre.—Le duel aux flambeaux.—Niceto blessé.—Rivalité de femmes.—Première nuit d'amour.—Mort de Niceto.
À dix-sept ans, Don Juan était dans la fleur de la beauté.
«Décidément, dit un matin Don Jorge à son neveu, tu ne peux pas en rester là. Tu as eu la plus brillante éducation des Espagnes, des maîtres de toutes les langues, vivantes ou mortes, de mathématiques, de littérature et même de poésie et de musique, bref, tu es endoctriné dans les sept arts. Tu as dix-sept ans, ta moustache commence à pousser, tu montes à cheval comme Don Alexandre, l'empereur des Grecs, tu manies la lance aussi bien que Bernal del Carpio et la rapière mieux que moi, tu es beau garçon, du reste, et point sot. Il est indécent que tu n'aies pas une maîtresse.
–Une maîtresse! Une maîtresse! répétait Juan effaré.
–Tu es novice, mais non moine! De mon côté, j'ai la prétention de n'être point pédant. Si la famille me déshérita, ce n'est point sans quelques bons motifs. Nous sommes l'un et l'autre gentilshommes, bons parents et bons amis. Je te dois les lumières de mon expérience.
«Tu vas entrer dans le monde. Il t'y faut mettre sur un bon pied. Un homme bien né se reconnaît à deux qualités: la galanterie et la bravoure.
«Si nous avions quelque belle guerre, je t'amènerais avec moi et t'engagerais à monter le premier sur la brèche. Mais, hélas! il ne se livre plus de grande bataille. Ce bon temps est passé! Mon capitaine est mort, et il a emporté la gloire dans son tombeau.
«A un gentilhomme de la qualité, il n'est donc plus permis que de chercher querelle personnelle, et pour cela rien ne vaut les intrigues de l'amour.»
Don Rinalte, chez lequel l'oncle comptait le soir même conduire son neveu, était un excellent homme, aimant la joie pour lui et les autres. Riche de son patrimoine, il possédait en outre une des meilleures commanderies d'Alcantara. Il dépensait convenablement sa fortune, mangeant le revenu sans trop entamer l'avenir, magnifique avec une certaine sagesse. Il donnait les meilleurs repas de Séville, chère délicate, vins choisis, service splendide, et en prenait sa bonne part.
C'était un fin mangeur et un buveur de premier ordre. Il avait une vraie nature de taureau, calme, lente, puissante, terrible dans sa colère.
Don Niceto Iglesias, l'autre convive, était un garçon fort chatouilleux sur le point d'honneur. Il avait pour le tapage un goût singulier. Parfait gentilhomme du reste, fort élégant de sa personne et brûlant son bien par les deux bouts, les femmes l'adoraient autant que les hommes le craignaient.
«Je le crois, dit Jorge à Juan, d'accord avec la Pandora, une des courtisanes que tu verras ce soir.
«Pandora est un nom mythologique que sa beauté lui a fait donner en Italie où elle fut se former. Une fille superbe à voir, mais rien de plus. Elle n'a pas l'ombre de cœur, mais ce n'est pas son métier d'en avoir. Il n'y a pas à espérer lui plaire. L'amour est avec elle une affaire d'argent.
«Don Niceto ayant pris les devants, il ne serait du reste pas convenable d'aller sur ses brisées. Si elle te plaît, tu prendras date. Mais tu ferais bien, en ce cas, de me consulter sur les arrangements. Hélas! mon cher neveu, j'ai l'expérience!
«Pour les deux autres, Soledad et la Magdalena, je n'ai pas besoin de te dire qu'elles sont occupées. L'une, Soledad, appartient à Don Rinalte; quant à l'autre, c'est ma maîtresse. J'ai passé la soixantaine, mais le jarret est bon et l'œil vif. Tu les dois respecter également, puisque Don Rinalte est ton hôte et que je suis ton oncle.
«Cependant, petit neveu, tu es libre, au moins à mon égard. J'ai trop d'expérience pour donner dans la jalousie et je t'aime trop pour le chagriner à l'occasion d'une femme.
«Je doute du reste que la Magdalena te convienne. C'est une fort jolie personne, mais un peu niaise, pour ne pas dire bête. Sa gaucherie, qui m'amuse, t'ennuierait probablement.
«Et puis, elle n'a que seize ans. C'est de mon goût, mais trop jeune pour toi. Une personne un peu mûre serait mieux appropriée à ta fringante jeunesse.
«Rien ne forme les jeunes gens comme la société des courtisanes. Elles ne hantent, du moins à ma connaissance, que des gens comme il faut, titrés, riches, chevaliers et, parmi le clergé, jamais moins que des chanoines. Près d'elles un bourgeois perdrait ses écus et un moine son latin. Écoute, regarde et profite donc. Prends un costume avantageux; ces dames sont reines de la mode. Si, elles te découvrent joli, les autres te trouveront charmant.
«Le rendez-vous est à huit heures. Je vais, de ce pas, chez un théologien de l'ordre, avec lequel j'ai à traiter d'affaires. Je reviendrai te prendre au coucher du soleil. Sois prêt.»
Ébloui, enivré, consterné de ces paroles, Juan passa le reste de la journée dans une agitation violente. Une vraie fête! Une orgie, peut-être! Tout cela lui semblait merveilleux et terrible.
Il revêtit un pourpoint bleu de ciel, brodé de soie blanche, manches de dessous et chausses de soie blanche aussi.
Jorge loua la simplicité de ce costume qui faisait ressortir l'éclatante beauté du jeune homme.
«Tu as eu tort, lui dit-il seulement, de prendre l'épée que t'a donnée ton parrain: c'est une arme de parade ou guerre et non de promenade. J'ai ce qu'il te faut, une rapière à riche garde, dont le fourreau, en velours bleu de ciel, s'harmonisera parfaitement à ton habit.
«Essaie-la toi-même. Tu verras qu'elle est bonne, bien montée et bien trempée. Tout le poids est dans la garde; la lame est légère et simple. Elle vient, la marque du petit chien en fait foi, de Romero, le meilleur armurier de Tolède.
«J'ai eu plus d'une fois l'occasion de m'en servir et n'ai jamais eu qu'à m'en louer. Je l'ai, en maintes rencontres, prêtée à des amis qui ont toujours tué ou blessé leur homme. C'est ce que je puis appeler une épée heureuse. Elle te portera bonheur. Je te la donne.»
Juan ceignit la rapière, remercia son oncle et partit avec lui.
Le cœur lui battait fort en entrant chez Don Rinalte. Celui-ci vint à la rencontre de ses hôtes dès qu'ils furent annoncés.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, gros et grand, l'allure d'un seigneur et d'un bon vivant.
Dans le salon se trouvaient déjà les autres convives.
La vue des femmes mit un éblouissement dans l'âme de Juan. Il les admirait toutes trois sans les distinguer encore.
Dès l'abord, elles ne se firent point faute de le regarder. Jamais elles n'avaient vu de jeune homme aussi accompli. Les femmes galantes savent juger du premier coup d'œil la beauté masculine.
Juan se trouvait quelque peu embarrassé de cet examen. Il craignait plutôt d'être un objet de ridicule que d'admiration.
Mais les autres hommes ne s'y trompèrent pas. Les deux anciens échangèrent un sourire, tandis que le plus jeune pinçait les lèvres.
Don Niceto Iglesias, dans sa vingt-cinquième année, avait l'œil vif, les dents blanches, les cheveux noirs, les traits réguliers et fins, la taille svelte, toute la grâce andalouse enfin.
Une main habile avait, de plus, parfait l'élégance de son magnifique costume, satin et velours, or et broderies. Un soin méticuleux avait présidé à sa toilette capillaire.
Il passait pour le plus joli garçon de Séville. Il le savait et tenait à cette réputation.
À l'instant, il se sentit dépossédé. La supériorité de son nouveau concurrent était trop manifeste et ne permettait pas le doute. Le jugement des trois courtisanes n'était-il point du reste sans appel?
Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat comme pour une coquette, la jalousie c'est la haine. Mais c'était un homme bien élevé, qui connaissait son monde. Et puis n'était-il pas plus habile de prendre son parti d'une défaite inévitable?
Il se résolut donc à traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond du cœur détesté.
Juan s'efforça de répondre dignement aux prévenances du jeune cavalier, mais il eut beau faire pour être cordial, il ne fut que poli. L'instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.
Les deux portes du salon s'ouvrirent toutes grandes, et le maître d'hôtel, suivi des laquais porte-flambeaux, annonça que le souper était servi.
Les femmes se débarrassèrent de leurs mantilles. Les épaules splendides de l'une, plus frêles mais non moins blanches des autres, apparurent à nu. C'était l'usage des courtisanes de se décolleter assez bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait voir leurs seins fermes et marbrés de délicates veines bleues. Par derrière, la ligne du corsage s'infléchissait en arc jusqu'à la taille. Les robes étaient si légères! Elles ignoraient le corset. Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque émoi dans l'âme encore inexperte du jeune Juan.
Après s'être levé comme tout le monde, il ne sut plus que faire et resta embarrassé comme un nigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit son bras à Soledad, qui était considérée comme la maîtresse de maison.
La Pandora attendait debout. C'était une magnifique créature, grande, admirablement faite, blanche et pâle comme le marbre, avec de grands yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait une robe de satin noir, une basquine jaune, une chaîne d'or au cou et, dans la chevelure, une rose d'un rouge éclatant. Les deux amies étaient vêtues avec un luxe égal. Elles avaient adopté une mode singulière, qui consistait à se couvrir la tête de perruques aux diverses couleurs de l'arc-en-ciel. Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre Catalane, s'étaient ainsi donné des chevelures d'or aux reflets d'aubergine et d'orange.
Voyant que ni l'oncle ni le neveu ne venaient à elle, la Pandora alla résolument au jeune homme et lui donna le bras en souriant.
Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui venait de se poser sur le sien.
«Voilà un fort beau couple en vérité!» s'exclama Don Rinalte.
Juan sourit et baissa les yeux; Pandora fit une petite moue dédaigneuse.
Juan, hasard ou non, se trouva placé à droite de la Pandora, qui avait à sa gauche Don Niceto.
On trouvait là réuni tout ce qui fait la beauté, l'excellence et le charme d'un repas.
La salle était décorée avec goût et follement illuminée. Il y avait des fleurs à profusion; la nappe était jonchée de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés: toiles damassées de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence. Chaque détail avait son prix et révélait quel expert dilettante était Don Rinalte.
Les mets recherchés, les vins dorés, la beauté demi nue des femmes, l'odeur mêlée des parfums et de la chair, une conversation animée, tout parlait aux sens, invitait à l'abandon et au plaisir.
Cependant le souper commença tranquillement. Les gens qui savent vivre graduent les jouissances.
Les femmes, d'ailleurs, témoignaient encore d'une certaine réserve. Juan se demandait même s'il ne s'agissait point là de véritables dames du monde égarées.
L'influence de la bonne chère se fit sentir peu à peu. Esprits et regards s'animèrent. Les voix s'élevèrent, le ton devint plus vif. L'oncle risqua quelques propos salés qui reçurent des convives le meilleur accueil.
Juan buvait comme tout le monde, et sa timidité s'évanouissait dans les fumées du vin. Les lumières lui semblaient plus brillantes, les hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s'il est possible. Il voyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage. Il osa parler et parla bien. Il eut de l'esprit, et les hommes eux-mêmes furent obligés de l'applaudir.
«Il est charmant, dit Rinalte d'un air paternel.
–Adorable! appuya Niceto.»
Jorge se frottait les mains, enchanté de voir réussir son élève.
Pandora jetait à Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait et n'osait encore lui rendre ses avances.
Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui appartient à leur race. L'offre et le désir, le refus et l'abandon, la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu'elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que deux ou trois ducats d'or amenèrent cependant à composition.
Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession. Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s'être donnée à tous, crispée d'un spasme presque douloureux. Et les convives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses cuisses nerveuses et musclées.
Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laissé tomber entre ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s'empressait déjà, mais la fille hautaine se détourna:
–Prenez ma rose, dit-elle à Juan.
Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il venait d'assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'il baisa passionnément.
Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.
Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.
Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour, c'était trop! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus se maîtriser.
Rinalte s'en aperçut et, en hôte averti, s'efforça de trouver un dérivatif.
«Je crois que le moment de s'embrasser est venu», dit-il.
Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.
«Fais passer», dit-il.
Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.
Niceto, vaguement consolé, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l'imberbe Juan.
Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait, à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la Pandora.
Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à trépigner de joie. L'attendrissement atteignait chez le vieux guerrier aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.
Niceto avait tressailli avec un rire jaune.
Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.
«Et moi?» dit-elle d'un ton piteux.
Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s'en attristait au lieu de s'en amuser.
«C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.»
–Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.
–Je ne veux pas», s'écria la Pandora d'un ton farouche, en le retenant par le cou.
Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.
Jorge et Rinalte riaient de plus belle.
Mais Niceto était à bout de patience:
«De quoi te mêles-tu? demanda-t-il à Pandora d'une voix tremblante.
–Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous? Vous n'avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse!
–Ma maîtresse, non. On n'achète pas une maîtresse, on n'achète que des esclaves.
–Moi, votre esclave!
–Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chaîne d'or qu'elle avait au cou.
–Eh bien! Je me délivre!»
Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.
Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour amortir le coup.
«Lever la main sur une femme! dit-il.
–Ce n'est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c'est une prostituée!
–Lâcheté sur lâcheté!»
Il n'avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la chaîne au visage. Juan se précipita d'un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent sur le parquet.
Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.
«Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme effilée.
–Non, s'écria Jorge, des épées! Vive Dieu! Des épées! Nous ne sommes pas des muletiers. Lâche-le, Juan.»
Niceto relevé, tout le monde sortit d'un commun accord.
«Les épées sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardin qu'ici.»
Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s'étaient dégrafées, leurs basquines déchirées, qui sait comment! Demi nues, l'œil brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des hommes.
«Paix là! Paix là! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je me fâcherai, petites!»
Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont Rinalte en sortant ferma la porte à clef.
Chacun des deux hommes avait pris son épée.
«Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau?»
Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une chaîne d'argent.
Niceto était déjà descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l'accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.
«Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l'autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j'ai congédié les domestiques.»
«Votre neveu est-il habile à tirer l'épée?
–Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas, un bretteur de quelque renommée. Des dix coups de taille, il n'en est pas un qu'il n'exécute à la perfection, soit en droit-fil, soit en faux-fil. À personne je ne vis faire aussi élégamment la main droite oblique ascendant. Quant au coup de pointe dans l'œil, je n'en dis rien: vous jugerez par vous-même.
–La lutte sera belle, car Niceto est fort.
–Il trouvera à qui parler! À propos, vous êtes le parrain de Niceto. Je seconde mon neveu, comme il est juste.»
Dans la cour, les deux témoins se placèrent en face l'un de l'autre, croisant la ligne occupée par les combattants. Puis ils les mirent en place.
«Vous pouvez aller! seigneurs», dit Rinalte.
Contrairement à ce que les deux témoins avaient prévu, il n'y eut pas de lutte. Les deux adversaires fondirent impétueusement l'un sur l'autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourré mais avec des résultats bien différents: l'épée de Niceto glissa sur la poitrine de Juan, l'épée de Juan atteignit Niceto en plein ventre.
Celui-ci, l'arme lâche, tomba en arrière, la figure crispée. Une tache rouge suinta peu à peu à travers son pourpoint blanc…
Juan s'était arrêté, épouvanté. Mais Jorge respirait plus paisiblement.
«Vous êtes grièvement blessé? demanda Rinalte à son client.
–Non, répondit Niceto par fierté. J'aurai ma revanche.
–Quand vous voudrez, reprit Don Juan», auquel cette nouvelle menace avait rendu son assurance.
Cependant l'écuyer de Rinalte était accouru et, avec son maître, il transporta Niceto dans son lit.
«Je suis content de toi, Juanito, dit l'oncle à son neveu. Voilà tes preuves faites et bien faites. Mais une autre fois n'y mets pas tant d'ardeur. C'est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends pas que l'épée… Mais voyons donc…»
Il saisit la médaille qu'il avait donnée à Juan et l'examina attentivement. Elle était profondément sillonnée d'un bord sur l'autre.
«La médaille t'a sauvé la vie! C'est une médaille de Saint-Jorge, mon patron, que le pape Alexandre VI a bénie lui-même. Elle met à l'abri du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tiré de tant de mauvaises rencontres! Et maintenant, remontons, ta belle t'attend.
–Quoi, mon oncle, après ce qui s'est passé?
–Raison de plus. Tu t'es battu pour elle, elle te doit la récompense!»
Au moment d'entrer dans la salle à manger, Juan s'arrêta, croyant entendre le bruit d'une altercation.
C'étaient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.
«Je t'ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait de l'œil en dessous.
–Le soleil luit pour tout le monde. N'ai-je pas le droit de regarder ce jeune homme?
–Si tu as le malheur de recommencer, j'avertis Don Rinalte.
–Je m'en moque. Je ne chômerais pas d'amoureux à Séville. Te crois-tu seule capable de plaire aux hommes? Parce que tu as eu des cardinaux! Moi aussi, j'en aurais des cardinaux, si j'allais en Italie!
–À savoir. Quoi qu'il en soit, Juan n'est pas pour toi! Tu n'es pas à la hauteur, ma petite. Du reste, je suis Sévillane et porte un poignard à ma jarretière. Comme je n'en ai pas besoin pour défendre ma vertu, je m'en servirai pour défendre mon amour. Oui, mon amour, car je l'aime, entends-tu. Je le veux!»
Don Juan entra dans la salle, à demi grisé par les propos qu'il venait d'entendre. Il promena son regard sur les deux créatures, dont la chair s'offrait ainsi à lui. Il était le maître. Il pouvait choisir.
Mais Pandora avait saisi son bras.
«Viens, mon bien-aimé, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras. Tu t'es vaillamment battu. Je t'ai vu. J'étais là, à la fenêtre, penchée sur le jardin, et je regardais. Ah! si ce Niceto t'avait tué, je l'aurais poignardé!»
Elle le baisa longuement sur les lèvres.
«Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la nuit auprès de Niceto et vous souhaite le bonsoir.
–Madame Soledad n'a personne pour l'accompagner, dit la Pandora d'un ton ironique. Mais nous irons la reconduire…»
Soledad était vaincue. On la reconduisit, en effet, à son logis, sans qu'elle osât plus rien tenter contre son audacieuse rivale.
De là, on se rendit à la maison de Pandora. Elle frappa d'une main impatiente, et sa camériste vint lui ouvrir. Alors, Juan quitta son bras et la salua respectueusement.
«Madame, dit-il, j'ai l'honneur de vous souhaiter une bonne nuit.
–Ah çà, reprit-elle en le regardant d'un air moqueur, comptes-tu m'épouser dans six mois?»
Jorge partit d'un éclat de rire.
La Magdalena poussa Juan dans l'allée et lui souhaita à son tour une bonne nuit.
Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour prendre des nouvelles du blessé.
«Ah! ce fut un fameux coup d'épée, dit celui-ci. Les médecins n'ont pu arrêter le sang. Niceto est mort cette nuit. Venir à bout dans la même soirée du plus fameux duelliste et de la plus froide courtisane de Séville! À dix-sept ans! Votre neveu ira loin!»
En exil.—Une duchesse violée.—L'arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L'oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d'un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.
Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupté et tous ses raffinements. Ces leçons ne furent pas perdues. Il comprit de suite que l'amour se devait conquérir par tous les moyens, bons ou mauvais. Il était beau, il était jeune, il était fort. Les femmes seraient à lui.
Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient été connues peu à peu; d'autres duels, d'autres enlèvements rendirent bientôt la situation de Juan intenable à Séville, et sa famille décida de l'envoyer dans le royaume de Naples, où son oncle Jorge avait été depuis peu nommé chef de la mission militaire espagnole chargée d'inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l'art de la guerre.
Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux exploits. L'aventure qui lui fit quitter le royaume mérite d'être contée.
La duchesse Isabelle, jeune veuve d'une ravissante beauté, devait épouser le duc Octavio, mais Juan en était éperdument amoureux. Dans ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part de sincérité.
Il n'avait abouti à rien. Il avait de plus acquis la conviction que le duc faisait à Isabelle la cour la moins platonique, désirant sans doute s'assurer de quelques gages d'amour palpable, avant que l'heure officielle de l'hyménée n'eût sonné.
À la suite d'une fête donnée au palais royal, la duchesse s'était assoupie dans un petit boudoir retiré. Juan, qui la guettait, se glissa dans la salle mi-obscure. Il éteignit la dernière chandelle et s'assit près de la belle qui sommeillait d'un léger sommeil, agrémenté sans doute de rêves d'amour.
«C'est Octavio, ton amant, qui t'éveille, dit-il, contrefaisant la voix du duc et la prenant par la taille.
–Octavio! cher Octavio!» soupira la dormeuse.
Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.
«Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand ils se furent relevés.
–Oui, mon adorée. Ah! quand viendra le jour des épousailles?
–Je veux aller chercher une lumière.
–Pourquoi?
–Pour voir encore mon très cher amour.
–J'éteindrai la lumière.
–Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?
–Qui je suis? Un homme sans nom.
–Au secours!… Vous n'êtes pas le duc?
–Non.
–Au secours! Au secours!
–Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.
–Ne me retiens pas, misérable! Holà! valets, au secours!»
Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste, il n'avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.
–Que signifient ces appels désespérés? fit-il majestueusement.
–Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!
–Qui êtes-vous? reprenait d'un ton sévère le monarque.
–Qui? Un homme et une femme», répondit Juan.
Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le privé: «Pas d'histoires!» jugea qu'il fallait être prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:
«Holà! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!»
Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais—un bon militaire ne doit point négliger le détail—accourut à cet instant à la porte.
«Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre pouvoir!»
«Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.
–Qui osera? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.
–Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il résiste.
–Je suis prêt à mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade d'Espagne!»
Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru reconnaître la voix.
«Éloignez-vous, dit-il à ses gardes… Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.
«C'est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu'il venait enfin de reconnaître. Eh bien! tu me mets dans une jolie position! Que se passe-t-il?
–Il se passe ceci que j'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.
–Et comment?
–J'ai dû feindre d'être le duc Octavio.
–De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour? La duchesse! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.
–Votre bonté me donne des ailes.
–Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.
–En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!
–Et mon prestige? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef de la mission militaire extraordinaire?»
Mais Don Juan avait déjà escaladé d'un pied agile le balcon et sauté au dehors.
«Mes ordres sont-ils exécutés? dit le roi qui revenait.
–J'ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L'homme…
–Est mort?
–Non, il a échappé à la fureur des épées.
–Et par quel moyen?
–Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à s'excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu'au balcon d'où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s'apprêtaient à l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j'en demeurai interdit, il s'échappa…
–C'est du joli! Et la femme?
–La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c'est le duc Octavio lui-même qui l'a fait tomber dans ce piège et déshonorée.
–Je ne comprends pas très bien.
–Moi non plus. Je me contente de répéter.
–Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, pourquoi t'a-t-on placé dans la femme, qui est l'inconstance même?»
Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.
«Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté?» dit-elle timidement.
Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.
«En effet, répondit-il… Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais… Prenez-vous ma maison pour un b…?
–Pardon, Seigneur!
–Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme était donc le duc Octavio?
–Seigneur!
–Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio! enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!
–Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il le veut, le duc Octavio me disculpera!»
Le duc Octavio s'éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se déroulaient ces redoutables événements.
Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne heure.
–Eh quoi? plus de repos, seigneur?
–Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon âme, répondit le duc. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle, Ripio, m'ôte la tranquillité. Comme elle vit dans mon âme, mon corps veille sans cesse, gardant, absent et présent, le château de l'honneur!
–Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.
–Que dis-tu, maître fou?
–Je dis ceci. C'est une sottise d'aimer comme… Voulez-vous m'écouter?
–Va, poursuis.
–Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle?
–En doutes-tu?
–Non, mais je le demande. Et vous, l'aimez-vous?
–Moi? Oui.
–Eh bien! ne serais-je pas un fou fieffé si je m'affligeais étant aimé d'une femme que j'aime? Donc si vous vous aimez tous les deux d'une égale ardeur, dites-moi qui vous empêche de vous marier sans attendre plus…
Sur ces entrefaites, un domestique entra.
«Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied à terre dans le vestibule! Il demande d'un ton courroucé et hautain à parler à Votre Grâce. Si j'ai bien compris, il s'agirait de prison.
–De prison! Dis-lui d'entrer.»
Don Jorge pénétra accompagné de soldats.
«Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d'une voix sentencieuse, doit avoir la conscience nette.
–Oh! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre Excellence me fait l'honneur de me rendre visite? Je veillerai toute ma vie. Pour quelle cause êtes-vous venu?
–Parce que le Roi m'a envoyé ici.
–Et quelle bonne étoile a voulu que le Roi songeât à moi? Vous n'ignorez pas que, le cas échéant, je lui donnerais ma vie.
–Hélas! Hélas!
–Marquis, je n'ai nulle inquiétude. Parlez.
–Le Roi m'a envoyé pour vous arrêter…
–Et de quoi donc suis-je coupable?…
–Vous le savez mieux que moi. Mais si, par hasard, je me trompe, écoutez la mésaventure et sachez pourquoi le Roi m'a envoyé. À l'heure où les noirs géants, pliant leurs sinistres pavillons, fuient pêle-mêle devant le crépuscule, je traitais de certaines affaires en compagnie de Son Altesse. Les grands aiment l'aube de la nuit. Nous entendîmes une voix de femme qui criait au secours. À ce bruit, le roi lui-même s'élança, et il trouva la duchesse dans les bras d'un homme gigantesque…
–Un homme gigantesque! gigantesque!
–Le Roi ordonna qu'on se saisît d'eux. Je tentai de désarmer l'homme. Mais je crois que le démon avait pris cette forme humaine, car devenu soudain vapeur, il s'échappa par le balcon à travers les ormes.
–Et la duchesse?
–La duchesse, arrêtée, déclara que c'était le duc Octavio qui l'avait ainsi abusée en lui promettant de l'épouser…
–Que dites-vous?
–Je dis ce que tout le monde sait, qu'Isabelle, par mille moyens…
–Laissez-moi, ne me parlez pas d'une pareille trahison. Isabelle me trompe! Je deviens fou! Mais non, ce n'est pas vrai!
–Comme il est vrai que les oiseaux volent dans l'espace, que les poissons vivent dans les eaux, que la loyauté habite dans un véritable ami, que la trahison est dans un ennemi, j'ai dit la pure vérité.
–Marquis, je veux vous croire. Il n'y a rien qui m'étonne, car la femme la plus constante n'en est pas moins femme. Mon outrage est avéré.
–Le Roi ne voit d'autre solution, à ce que j'ai cru comprendre, que de vous faire épouser solennellement et sans tarder la duchesse.
–Certes, j'avais jadis à cette fille promis le mariage, mais aujourd'hui… Par la Madone!
–Vous n'avez qu'une ressource, vous absenter de ce pays. Et que votre départ soit prompt!
–Je vais m'embarquer pour l'Espagne aujourd'hui même.
–La porte du jardin est ouverte. Partez, je ne vois rien!»
Le duc Octavio ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta sa maison tout en maugréant:
«Un homme dans le palais avec Isabelle! Je deviens fou. Les femmes: des girouettes!»
Après de nombreuses péripéties parmi lesquelles un naufrage, Juan revint sur la terre d'Espagne. Il emportait malgré tout un remords, le souvenir de la belle duchesse qu'il avait, en la nuit noire, tenue entre ses bras… À défaut d'autre mémoire, il avait celle de la volupté… Cependant, jeté au rivage par la tempête, il se consola en séduisant la fille des pauvres pêcheurs qui l'avaient recueilli.
Petite revue du demi-monde.—Inès d'Ulloa.—Discours de l'abbesse.—Visite de la duègne.—La lettre d'amour de Don Juan.—Don Juan au couvent.—L'enlèvement.—Don Gonzalo d'Ulloa.—Propos aigres-doux.—Le réveil de Doña Inès.—La séduction de Don Juan.—Arrivée inopinée de Don Gonzalo.—Violente discussion.—Mort du commandeur.
De retour à Séville, Don Juan se rendit chez son ami Mota, en la compagnie duquel il avait jadis mené la joyeuse vie:
«Vous ici, Don Juan!
–Naples est pourri, pourri, mon bon! Rien à faire chez les mangeurs de pastas! Et quoi de nouveau à Séville?
–Tout y est bien changé.
–Les femmes?
–Chose jugée.
–La Pandora?
–Se retire des affaires après fortune faite.
–Magdalena?
–À l'hôpital.
–Soledad?
–Au tombeau.
–Charmant séjour. Et Constance?
–Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portugais l'appelle vieille, et elle entend belle.
–Et Téodora?
–Au printemps dernier, elle échappa à une indisposition galante, et devant moi il lui tomba une dent parmi les fleurs de sa conversation.
–Julia, celle du Candilejo?
–Elle se défend avec son fard.
–Se vend-elle toujours comme poisson frais?
–Elle se donne pour poisson salé.
–Le quartier de Cantarranas est toujours bien habité?
–Surtout par les grenouilles.
–Et les deux sœurs de nos amours vivent-elles toujours?
–Ainsi que la guenon de leur mère Célestine qui leur enseigne les bons principes.
–La vieille de Belzébuth! Comment va l'aînée?
–Elle a un petit saint pour qui elle jeûne.
–Et l'autre?
–L'autre fait flèche de tout bois.
–Mais assez des catins! Et dites-moi, Mota, Inès? douce Inès?»
La voix de Juan tremblait légèrement en prononçant ces mots. Doña Inès d'Ulloa était une jeune fille qu'il avait connue toute enfant. Alors qu'ils jouaient ensemble, il la considérait déjà comme son bien, sa propriété. À la majorité de Don Juan, il avait été question de lui faire épouser cette riche et charmante héritière. Mais le projet avait été écarté par l'opposition du père, Don Gonzalo, auquel la réputation de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.
Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s'était point soucié de ce mariage. Il rencontrait toujours Doña Inès dans le monde. Il se disait qu'elle serait un jour à lui comme les autres femmes. Il l'aurait, sinon vierge, du moins mariée.
Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment s'exaspérer étrangement pour la pure jeune fille auprès de laquelle il avait grandi et dont il se trouvait maintenant séparé. L'absence révèle l'amour, dit-on.
«Inès, répondit Mota après une hésitation. Inès, on ne sait pourquoi, est entrée au couvent.
–Au couvent?
–Et elle doit demain prononcer ses vœux!»
Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.
«Dieu n'a pas encore le dernier mot», murmura-t-il…
La mère abbesse était inquiète de ses nouvelles religieuses. Aussi laissait-elle à celle qui ne serait bientôt plus Doña Inès d'Ulloa quelques privautés de nature à lui adoucir la transition de la vie mondaine à la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille elle-même, la date de ses vœux avait été avancée. Mais avait-elle ainsi trouvé le repos?
«Quels souvenirs, lui disait la mère abbesse, auriez-vous encore des traces et plaisirs du monde! Derrière ces saintes murailles, vous ne connaîtrez pas le doute. Quand vous aurez pris l'habitude de ce verger, douce colombe, vous n'aspirerez plus à étendre vos ailes dans l'espace. Lis charmant, votre calice ne s'ouvrira ici qu'aux baisers du zéphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dans le coin de terre où notre chétive personne est renfermée, dans le coin de ciel qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez qu'un lit où vous reposerez dans un doux sommeil… Ah! j'envie, Inès, la vie d'innocence qui vous est réservée.
«Mais pourquoi baissez-vous la tête, pourquoi ne me répondez-vous pas? Pour aujourd'hui encore, vous aurez la visite de la gouvernante qui vous a élevée. Cette bonne fille vous consolera peut-être… N'oubliez pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en arrière… Demain seront prononcés vos vœux.
–Que Dieu vous accompagne, ma mère.
–Adieu, ma fille.»
La mère abbesse partie, Inès se laissa aller à quelques réflexions mélancoliques. Elle avait voulu entrer dans ce couvent, et maintenant un vrai tourment, un tremblement la prenait à l'idée qu'elle prononcerait demain les vœux qui devaient la lier pour jamais…
Cependant la gouvernante Brigitte venait de pénétrer auprès d'elle par autorisation spéciale. De suite la duègne poussa la porte derrière elle.
«L'ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Inès.
–C'est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous…
–Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastère?
–Bah! C'est plus sûr de cette façon. On peut parler sans mystère et sans embarras. Avez-vous regardé le livre que je vous fis parvenir en cachette il y a tantôt deux heures?
–Je l'avais oublié!
–Je vous suis bien obligée de cet oubli.
–La mère abbesse me vint rendre visite.
–La vieille impertinente!
–Mais le livre est-il donc si intéressant?
–S'il est intéressant? Sache que je l'ai laissé bien troublé, le malheureux.
–Et qui donc?
–Lui, Don Juan…
–Don Juan! Il est donc de retour? Qu'entends-je? Et c'est lui qui me l'envoie.
–Sans doute.
–Oh! je ne dois pas le prendre.
–Pauvre garçon! Mais c'est le désespérer, c'est le tuer!
–Que dis-tu?
–Si vous ne prenez pas ce livre d'heures, il en aura tant de chagrin qu'il en tombera malade. Je le vois d'ici.
–Eh bien! s'il en est ainsi, je le regarderai.
–Vous ferez bien.»
Inès prit alors le livre qu'elle avait mis sous l'oreiller de son petit lit.
«Qu'il est joli! dit-elle.
–Qui veut plaire y met tous ses soins.
–Et regardez les belles prières.»
Tandis que Inès feuilletait avec admiration le beau livre à fermoir d'or, une lettre s'en échappa et tomba à terre.
–Un petit papier, fit Brigitte.
–Une lettre!
–Pour vous offrir le cadeau.
–Quoi! le papier serait de lui.
–Que vous êtes innocente! Puisqu'il vous fait le cadeau, il est naturel que la lettre soit de lui.
–Ah! Jésus!
–Qu'avez-vous?
–Rien, Brigitte, ce n'est rien.
–Mais si, vous changez de couleur…»
La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l'âme de sa jeune maîtresse, sa chère maîtresse qu'elle avait vue, elle aussi, avec peine entrer au couvent.
«La main me brûle, reprit Doña Inès, qui a touché ce papier.
–Dieu me protège! Jamais je ne vous ai vue ainsi… Vous tremblez.
–Malheur à moi!
–Mais qu'avez-vous donc?
–Je ne sais… J'entrevois mille fantômes inconnus qui traversent mon esprit et le torturent.
–En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble à Don Juan?
–Je ne sais. Depuis que tu m'as redit son nom, cet homme, que j'avais oublié, presque oublié, est toujours devant moi. Ah! quelle fascination il a depuis l'enfance exercée sur mes sens… Voici à nouveau que l'image de Tenorio absorbe toutes mes pensées.
–Je suis tentée de croire que vous ressentez de l'amour.
–De l'amour! Est-ce cela de l'amour?
–Le moins entendu y verrait de l'amour. Revenons à la lettre. Qui vous arrête?
–Je la regarde, mais n'ose la lire: «Inès de mon âme…» Vierge sainte, quel début!
–Allons, allons, continuez. C'est de la poésie.
–«Lumière où vient puiser le soleil… Ravissante colombe privée de la liberté, si vous daignez abaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne les détournez pas avec colère sans aller jusqu'au bout…»
–Quelle délicatesse! interrompit Brigitte. Qui aurait plus de déférence?
–Brigitte, je ne sais ce que j'éprouve…
–Continuez, continuez la lecture…
–«Nos pères, vous le savez, avaient jadis décidé d'unir nos deux destinées… Ravie d'un si riant espoir, mon âme, Inès, avait toujours aspiré à vous. L'étincelle d'amour qui avait jadis jailli de mon cœur, le temps l'a convertie en un feu dont la flamme grandit sans cesse en moi…»
–C'est évident. Je sais, moi, qu'on lui avait toujours fait espérer votre amour…
–«L'absence a exaspéré encore mon sentiment. Et me voici aujourd'hui suspendu entre la tombe et mon Inès.»
–Comprenez-vous, Inès? Si vous aviez repoussé ce livre d'heures, il vous eût fallu à l'instant préparer son suaire.
–Je me meurs.
–Poursuivez.
–«Inès, âme de mon âme, attrait unique de ma vie, perle cachée parmi les algues de la mer, colombe qui n'a point voulu voler loin du nid, Inès, si à travers ces murs tu regardes tristement le monde, si pour lui tu soupires, avide de liberté, souviens-toi qu'aux pieds de ces mêmes murs où tu es prisonnière Don Juan, prêt à te sauver, tend vers toi les bras…»
Sur ces derniers mots, Inès se sentit prête à s'évanouir. Mais Brigitte tenait à ce que la missive fût lue tout entière, et elle dut continuer:
«Souviens-toi de celui qui pleure sous ta persienne, la nuit l'y surprendra. Pour toi seule il vit, chère âme. Que tu l'appelles, il volera à tes pieds.»
–Il viendrait! Il viendrait! À votre signe…
–Il viendrait!
–Oh! oui! Mais finissez.
–«Adieu! lumière de mes yeux… Médite avec calme, je t'en prie, tout ce que je t'ai dit. Si tu hais ton cloître, qui doit être ton tombeau, ordonne, et Juan saura braver tous les périls.»
Inès demeura un instant silencieuse:
«Ah! dans quel trouble nouveau me jette cette lecture, dit-elle enfin, oppressée. On dirait qu'une lumière nouvelle se montre à moi…
–Don Juan vous attend.
–Don Juan! Nos deux destinées sont-elles donc à ce point unies?
–Silence, j'entends un pas…»
Les deux femmes écoutaient. Il était neuf heures du soir, et l'ombre s'était faite autour des hauts murs du couvent.
–Qui peut venir ici? dit Inès avec effroi.
–Lui seul!
–Qui?
–Lui!
–Don Juan!»
La porte s'était ouverte, en effet, et Don Juan était entré. Il se précipita, un genou en terre, et prit la main de ta tremblante Inès.
«Ma chère Inès, Inès de mon cœur, répétait-il.
–Est-ce vous, Don Juan? Ou bien est-ce un fantôme?…»
Mais trop faible pour tant d'émotions, elle s'évanouit et laissa tomber la lettre à terre.
«Je vais prendre Doña Inès dans mes bras, dit Juan à ta gouvernante, et gagner au plus tôt le cloître solitaire, puis la porte.
–Je suis à vos ordres, reprit la duègne. Tout ce que vous ferez pour la sauver de ce couvent sera bien, mon seigneur.
–Je sortirai d'ici, s'il le faut, l'épée dans ma main libre…
–Ah! vous êtes un lion! Rien ne vous trouble, ne vous arrête… Je m'attache à vos pas.»
Mais l'abbesse avait entendu le bruit insolite de l'arrivée de Don Juan. Elle se rendit à la chambrette d'Inès et fut stupéfaite de n'y plus trouver personne.
«Ces gouvernantes! fit-elle inquiète. Jamais je ne les laisserai pénétrer auprès de mes saintes enfants.
–Ma mère, ma mère, dit la sœur tourière, qui entrait précipitamment, il y a à la porte un noble vieillard qui désire vous parler.
–Un homme! Dans le couvent! À cette heure! C'est inutile.
–Il est, dit-il, chevalier de Calatrava, ce qui lui donne le privilège d'entrer. L'affaire est d'urgence, dit-il.
–A-t-il dit son nom?
–Sa Seigneurie Don Gonzalo de Ulloa.
–Don Gonzalo! Qu'il entre!»
La visite du père coïncidait avec la disparition de la fille. Que signifiait tout ceci?
Don Gonzalo était un grand vieillard aux traits un peu rudes, au regard froid, à la mine sévère.
«Mère abbesse, dit-il, pardonnez-moi de vous déranger à pareille heure. Mais il s'agit d'une affaire qui intéresse peut-être notre honneur…
–Jésus!
–Écoutez.
–Parlez donc.
–J'avais conservé jusqu'ici un trésor plus précieux que tout l'or du monde. Ce trésor est mon Inès.
–Précisément…
–Or, j'ai appris à l'instant que sa duègne vient d'être vue en ville parlant avec un certain Don Juan Tenorio, un homme qui n'a pas sur la terre son pareil pour l'audace et la perversité. Jadis, on songea à le marier avec ma fille… Mais en raison de ses vices, de ses crimes, j'ai refusé… Que cet homme songe à se venger, c'est dans sa nature. Il est, paraît-il, revenu de Naples. Je dois être sur mes gardes, car il suffirait à ce fils de Satan d'un jour, d'une heure d'imprévoyance pour ternir mon honneur… Il a séduit cette duègne par ses discours et de l'argent, j'en jurerais… Elle est maintenant au couvent… Je suis venu afin de vous prier d'en finir avec cette vieille femme. Qu'Inès demeure seule et, puisqu'elle l'a voulu, prononce demain les vœux qui la feront disparaître du monde!
–Vous êtes père, et vos inquiétudes se comprennent, commandeur, mais remarquez que vous m'offensez!
–Vous ignorez qui est don Juan!
–Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doña Inès est en sûreté tant qu'elle sera ici, Don Gonzalo.
–Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette duègne et excusez mes idées mondaines.
–On se conformera à vos exigences.»
Sur ce la mère abbesse appelle la tourière.
«Sœur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa duègne. Elles ont quitté la chambre.»
La tourière sortit.
«Elles ont quitté la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.
–Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.»
À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il la prit et l'examina:
«Malédiction! s'écria-il soudain… Mes inquiétudes me le criaient! Lisez, ma mère: Inès de mon âme.» Signé Don Juan. Voici la preuve écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui l'a enlevée!
La tourière accourait à ce moment.
«Madame! madame! Je n'ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l'heure un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.
–C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars… Malheur à moi!
–Où allez-vous, commandeur?
–Sotte! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler!»
Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans un paysage enchanteur. C'est là que la jeune fille reprit ses sens. Brigitte était auprès d'elle.
«Où suis-je? dit-elle.
–Dans la maison de Don Juan.
–La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis noble! Brigitte. Viens. Il faut partir d'ici.
–Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du cloître…
–Oui, mais il m'a empoisonné le cœur.
–Vous l'aimez donc?
–Je ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur…
–Vous l'aimez?
–Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m'entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.
–Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.
–Est-ce vrai?
–Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»
C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve…
«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.
–À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassuré par un message.
–Que lui avez-vous dit?
–Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne…»
Don Juan prit la main d'Inès.
«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?
«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.
–Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès… par pitié, taisez-vous… En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal…
–Je t'ai donné la sincérité de mon âme.
–Assez, assez, Don Juan… Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don Juan! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t'adore!
–Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui… Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me tuer.
–Don Juan de mon cœur!
–Silence! Avez-vous entendu… Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.»
Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.
«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.
–Qu'y a-t-il?
–Le commandeur arrive avec des gens armés.
–Laisse-le entrer, lui seulement…
–Mais, seigneur…
–Obéis-moi…»
Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.
«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.
Don Juan s'avança:
«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte!»
Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.
«Me voici à tes pieds.
–Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?
–Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.
–Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la fois de courage et d'honneur.
–Commandeur!
–Misérable! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou mon bien.
–Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.
–Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.
–Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne voudrais plus être.
–Vive Dieu!
–Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo, j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.
–Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d'affaire.
–Don Gonzalo!
–J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.
–Tout se règle ainsi du même coup.
–Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.
–Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu'à l'espoir de mon salut.
–Que m'importe ton salut!
–Commandeur, tu me perds!
–Ma fille? Où est ma fille?
–Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à genoux, je t'ai proposé la paix.»
Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.
«Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière…
–Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L'enfer triomphe!»
Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.
«A moi, mes gens!» cria-t-il.
Juan avait saisi son pistolet.
«Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.»
Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.
Mort d'Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.
C'est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d'épée des soldats, en sorte qu'il put plaider la légitime défense. Doña Inès s'enfuit au couvent; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la dévorait. Les uns prétendent que l'affreuse mort de son père fut cause du trépas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.
Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait qu'il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de l'amour qu'il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui. Jadis, il avait été sincère dans ses séductions; ce ne fut plus désormais pour lui que jeu et comédie. C'est ainsi qu'il contracta plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses épouses, la rupture prononcée à Rome avec l'appui des cardinaux qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant là la noce.
Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses reprises d'en faire reproche à son maître.
«Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance est bonne pour des êtres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence qui nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à séduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté; à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
–Hélas! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu'aux hommes!… mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d'un coup de pistolet?
–J'ai eu ma grâce en cette affaire.»
Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c'était une charmante fillette dont, en cette campagne, il avait entrepris la conquête à défaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sa déconvenue fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperçut la fiancée qu'il avait abandonnée, Elvire, maigre maintenant, et sur les traits de laquelle se lisait une infinie désolation. Il eut un geste d'impatience.
«Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté?
–Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.
–Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais, et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de croire. J'admire la simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient… Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ… Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.
–Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.»
Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.
«Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l'oreille, je n'en sais rien, s'il vous plaît.
–Eh bien! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n'avait pas l'air d'entendre…
–Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.
–Allons, parle, maraud…»
Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l'affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine innocente:
«Madame, dit-il, les conquérants, Alexandre et autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire.
–Vous plaît-il, Don Juan, répondit Doña Elvire, d'éclaircir ces beaux mystères…
–Madame, fit, assez penaud, le coupable, à vous dire la vérité…
–Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses! J'ai pitié de voir votre confusion. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière importance vous ont obligé à partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme? Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.
–Je vous avoue, madame, que je n'ai point le talent de dissimuler et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous et que je brûle de vous rejoindre, puisqu'enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour les raisons que vous pouvez vous figurer, mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il est mal d'avoir, avant la date, consommé un hymen. C'est profaner le sacrement de mariage. Une telle insulte aux lois divines et humaines ne se saurait trop expier. Notre union, madame, eût été malheureuse et maudite. Oui, le repentir m'a pris, et je crains le courroux céleste…
–Ah! scélérat; c'est maintenant que je le connais tout entier, et, pour mon malheur, je te connais lorsqu'il n'en est plus temps et qu'une telle connaissance ne peut plus servir qu'à me désespérer; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de la perfidie…
–Que penses-tu du Ciel, Ciutti?
–Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, répondit le valet qui tremblait en même temps du blasphème qu'il était obligé de proférer.
–Il suffit, reprit Doña Elvire, qui avait retrouvé sa fierté par tant d'impudence; je ne veux pas en ouïr davantage et m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que de se faire trop expliquer sa honte, et sur un tel sujet un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en injures: non, non, je n'ai point un courroux à s'exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais. Et si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d'une femme offensée.»
Don Juan eut en effet maille à partir avec les frères et cousins de Doña Elvire qui s'étaient ligués contre lui. Mais il sauva inopinément l'un d'eux d'une attaque de brigands, en blessa un autre en duel et put ainsi gagner quelque temps.
Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L'invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L'orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.
Cependant le châtiment approchait. Don Juan était de tous considéré comme un fléau, mais grâce à son courage, à sa ruse, à sa haute naissance, personne ne pouvait l'abattre. Il s'était habitué à l'impunité, et plus rien ne l'eût fait reculer.
La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetière de Séville, où repose tout ce qui porta un nom en Castille. Et sur chaque tombe, au grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l'un, des fautes oubliées d'une autre. La vue d'un magnifique mausolée qu'il n'avait pas remarqué encore le surprit:
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